Adieu tables traditionnelles, le comptoir prend désormais la place d’honneur au resto

où manger au comptoir à bruxelles
Comment le comptoir est devenu la place de choix au resto - DR Osteria Romana
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Conciliant sens de la fête, aspiration égalitaire et compréhension aiguisée des nouvelles réalités économiques, le comptoir s’impose comme le fantasme gastronomique des chefs.

Son bras droit rend hommage à Dalí et Jean-Michel Basquiat. Au bout de celui-ci, une main s’orne d’un dessin qui reproduit la Pietà de Michel-Ange. Une larme sous l’œil gauche rappelle un évènement qui l’a rendu inconsolable. Sur ses doigts, on peut lire le prénom de son fils. Sans oublier ses chevilles qui figurent des dessins de chaînes, celles que l’on appose aux articulations des forçats. Les genoux ? Ils sont ponctués de deux roses des vents. Quelques sentences se laissent aussi observer sur le grand parchemin de sa peau comme le « Wish you were here » de Pink Floyd. Le corps tatoué de Filippo La Vecchia est à son image de conteur hors pair. Storyteller certes mais également metteur en scène de premier plan, ce Romain pure souche a bien intégré que l’on ne vient pas seulement chercher la satiété au restaurant. Manger ailleurs, c’est participer à un spectacle, à la comédie humaine. Tout à la fois voir et être vu dans un jeu de miroirs grisant. Le décor de son Osteria Romana en témoigne, speakeasy un peu baroque, un peu barré.

Le cœur vibrant de cet antre glamour bruxellois ? Un prisé comptoir 1900 en marbre et en bois, recomposé à partir de différents éléments de mobilier bistro glanés auprès d’un antiquaire, pouvant accueillir six personnes. Le tout pour une création susceptible de figurer au générique de Midnight in Paris, le film de Woody Allen dont l’intéressé avoue s’être inspiré. « C’est une sorte de poste d’observation affectionné tant par les couples que par les convives solitaires. Les gens adorent s’accouder sur le rebord de cet accélérateur de convivialité. On ne sait jamais quelle soirée ou discussion va en résulter. L’aventure est au bout de la fourchette », détaille Filippo La Vecchia.

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Ce chef qui a d’abord tenté l’aventure aux Etats-Unis, sans réussir à obtenir le sésame de la Green Card, n’en fait pas mystère : l’imaginaire du comptoir l’a toujours fasciné. Pour mieux en planter l’atmosphère, il évoque une autre référence, la série japonaise Midnight Diner : Tokyo Stories sur Netflix, un programme adapté du manga La Cantine de minuit de Yaro Abe. Le pitch ? Un izakaya tokyoïte ouvert de minuit à 7 heures au comptoir duquel un chef recueille les confidences d’une clientèle hétéroclite. « Ce modèle du restaurant introspectif est le rêve de nombreux chefs. L’agencement permet à la fois d’être au plus près de sa clientèle, à son écoute, et de bénéficier de sa part d’une carte blanche culinaire, ce que l’on désigne par le mot « omakase » dan sl’empire du Soleil levant », analyse cet expert du carbonara.

Le comptoir sous contrôle

Ce qui s’est d’abord avancé comme un idéal dans l’esprit de cet ambianceur gagné aux lumières tamisées a pris une autre tournure avec la nouvelle donne de la restauration dessinée par la crise sanitaire. La Vecchia de commenter : « Le comptoir s’affiche comme une nécessité économique. La question du personnel, notamment de sa compétence et de sa disponibilité, est devenue centrale. C’est une importante source de tension. C’est terrible à dire mais un comptoir permet de gommer le service en salle et d’ainsi offrir de l’oxygène aux patrons. Sans compter qu’il y a un mur d’incompréhension entre ces deux parties : les cuisiniers et le personnel en salle ne parlent pas la même langue. »

Reprendre la main sur le sujet des ressources humaines a également été l’une des préoccupations de Christophe Hardiquest, il ne s’en cache pas, au moment de la mue spectaculaire de son restaurant Bon-Bon, table doublement étoilée de la capitale, en Menssa, une expérience dominée par un comptoir faisant place à 24 couverts. Un projet par ailleurs récemment récompensé d’un macaron au Michelin. Bien sûr, cette transformation n’a pas surgi de nulle part – on pense à feu Chambre Séparée de Kobe Desramaults (Gand) ou à l’Atelier de Joël Robuchon (Paris) notamment. Le natif de Liège a toutefois porté le croisement « fine dining X comptoir » à un niveau inédit en Belgique francophone.

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Il reste que ce changement de paradigme n’est pas à imputer au seul calcul de rentabilité. Chef hypersensible, Christophe Hardiquest reconnaît avoir eu un besoin impérieux de « se reconnecter au client », de « pouvoir observer ses attitudes, son non-verbal, dans le but de sentir ses envies en y apportant des réponses sur mesure ». Réalisé à partir de noyer belge, d’Inox et de fer forgé, le comptoir de Menssa porte la patte de l’architecte Anne-Catherine Lalmand. Ce bar au tracé organique possède une vertu essentielle, celle de favoriser la précision des cuissons en raison du peu de distance à parcourir entre les sources de chaleur et les bouches. Cette redistribution de l’espace n’a pas été sans entraîner la création de « nouvelles chorégraphies de table », ainsi du « neifu », une cérémonie consistant à nettoyer le couteau des convives afin que celui-ci puisse les accompagner tout au long du repas.

Place aux copains (et à la fête)

Un autre phénomène favorise la prolifération des comptoirs, celui de la gentrification des nuits – une donne à rapprocher du retour vers l’intérieur qui s’est opéré depuis quelques années en raison d’un contexte global anxiogène. Perçue comme une zone de résistance à la productivité, la plage temporelle nocturne a la vie dure, comme le prouve la disparition progressive des clubs. Alléchés par le créneau, certains restaurateurs se sont engouffrés dans la brèche. Imaginé par Tatiana et Vladimir Litvine, Lily’s convoque la mouvance au cœur de Bruxelles. Rien n’a été laissé au hasard, ni le décor sexy signé par le designer israélien Saar Zafrir, ni les cocktails calibrés, pas plus que la carte fusion, désamidonnée – un picorage délicat faisant place à un croque-monsieur à la truffe, des crevettes nobashi crispy, voire des ravioles au homard. Le bon endroit pour savourer ces assiettes ? Sans hésiter, le comptoir en marbre clair faisant place à trois fois deux couverts. Bien en vue, cet épicentre ostentatoire sert également de perchoir à un DJ officiant du jeudi au samedi, dès 21 h 30. Son rôle ? Faire monter progressivement la température et propulser jusqu’à 260 personnes vers un second espace dédié au clubbing.

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Si le bar rythme le Lily’s au son de sets endiablés, certains endroits utilisent le comptoir pour une forme de cadence. C’est le cas du CoinCoin de Matthieu Léonard. Imaginé par l’architecte d’intérieur Nicolas Léonard (Inside Concept), le frère de l’intéressé, cette enseigne bruxelloise sous-titrée « De la pasta comme là-bas ! » voit double. Léonard de détailler : « Il y a un premier comptoir de onze couverts, face à la cuisine, auxquels s’ajoutent deux couverts in extremis que l’on appelle le « back-up »… Ce sont en général les copains qui s’y installent, c’est serré. L’autre comptoir est surnommé « l’îlot ». Il se trouve au centre du resto et peut aligner jusqu’à cinq couverts. Il arrive que deux couples s’y retrouvent attablés. Ma demande était de créer des zones distinctes pour obtenir des ambiances différentes. Mais il y aussi la volonté de ne rien cacher, de jouer la transparence et de rappeler à nos équipes que savoir cuisiner, c’est bien beau. Etre propre, organisé et respectueux de son environnement de travail, c’est indispensable. Les clients qui s’installent au comptoir une première fois y reviennent toujours. » Il faut avouer que CoinCoin déroule un décor du plus bel effet. Le détail qui tue ? Il se trouve au-dessus de l’îlot sur les disques des luminaires dessinés par la main de Nicolas Léonard : des koïs peintes par l’artiste Bénédicte Gastout.

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Du côté d’Emily Restaurant, la très exclusive table du tailleur Pierre Degand, le comptoir, douze places, fait office de clou du spectacle. Derrière cette merveille, une rencontre avec un artisan. « J’ai la nostalgie du passé, entre autres celle du comptoir de l’Ecailler du Palais Royal où je me rendais autrefois après le spectacle. J’ai pu assouvir ce goût du temps perdu grâce à Dominique Desimpel, cet infatigable chasseur de pierres basé à Knokke. Il m’a fait découvrir le marbre noir veiné or de Saint-Laurent dont je suis tombé amoureux. Tout le reste de la déco en a découlé, qu’il s’agisse de l’imposant luminaire en cristal ou du plafond doré », note Pierre Degand. Peu le savent mais ce comptoir recèle un secret bien gardé. Aux deux extrémités, il est possible, grâce à une sorte de « tirette », de libérer une partie encastrée du marbre pour dîner en face-à-face. « Des couples se sont formés ici », s’enorgueillit le maître des lieux qui a récemment engagé un nouveau chef, Luca Gaviglio.

Tous égaux au resto

Loin des envies de distinction, le comptoir, dont l’historien de la gastronomie Patrick Rambourg fait remonter les origines au XIXe siècle, draine une autre aspiration dans son sillage, celle de l’égalitarisme. « Au comptoir, tout le monde vit la même expérience, personne n’est privilégié, il n’y a pas de meilleure place. D’ailleurs, dans des conditions économiques favorables, le vrai comptoir ne se réserve pas, laissant ainsi à tout le monde sa chance de pouvoir passer à l’improviste », commente Eric Lecuyer. Ce Liégeois en sait quelque chose, lui à qui l’on doit l’exemplaire agencement du restaurant Maccheroni de la rue Féronstrée. Le pitch ? Un zinc de 14 mètres, modèle indépassable de convivialité. « J’ai implanté ce restaurant dans ce qui était une ancienne salle de vente, explique l’intéressé. Il fallait habiller le lieu. Ayant une passion pour les zincs parisiens, j’ai remonté la filière. » Terminus ? Nectoux, un nom que l’on retrouve dans des lieux mythiques, tels que Le Brébant ou Le Dôme.

Abusivement appelés zincs, les comptoirs Nectoux sont en réalité en étain. On les retrouve aujourd’hui aux quatre coins du monde. Cerise sur le gâteau, depuis un certain Yves Camdeborde, ils sont étroitement liés au mouvement de la bistronomie, cette mouvance qui, du moins à ses débuts, entendait mettre la gastronomie à la portée de toutes les bourses. Dans l’inconscient collectif, le zinc est perçu comme un « conducteurs d’amitié », ainsi que l’écrivait la journaliste Aurélia Bloch dans le magazine français 180°C. Ce n’est pas Eric Lecuyer qui dira le contraire, lui qui a remis le couvert dans son restaurant bruxellois, Frasca. Bien sûr, un comptoir en marbre de huit places y tend les bras aux épicuriens.

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