Vigneronnes et sommelières, ces femmes qui subliment le vin
Musique, arts plastiques, littérature… L’heure est à la réécriture d’une histoire de la création intégrant les talents féminins. La dive bouteille n’échappe pas à cette lame de fond: un nouveau récit s’impose.
« Paris 1978, dans une industrie musicale à prédominance masculine, Ana utilise de nouvelles machines électroniques pour se faire entendre, créant ainsi un son qui marquera les décennies à venir : la musique du Futur. » Tel est le synopsis du… Choc du futur, un film sorti en France au mois de juin dernier – hélas, il n’est pas encore programmé en Belgique. On le doit à Marc Collin, compositeur et producteur français bien connu pour le projet musical Nouvelle Vague basé sur des reprises de classiques de la new wave. Emmené par l’actrice Alma Jodorowsky et honoré de la présence de Clara Luciani, le long-métrage se découvre comme une fable sur la musique électronique. Pas de fable sans morale, Collin a utilisé ce scénario d’une femme qui inventerait la musique électronique à l’aube des années 80 pour rendre hommage à toutes celles que l’histoire, la vraie, a précipité aux oubliettes.
Il est plus que temps de souligner l’importance des femmes dans les processus créatifs.
De fait, qui se souvient de ces pionnières qui ont fait évoluer le rock vers la « synth pop »? Tout le monde connaît Jean-Michel Jarre, mais qui identifie Eliane Radigue, première à transporter de New York à Paris un ARP 2500, du nom de ce synthétiseur modulaire mythique? Face à cet oubli, et d’autres, le film de Collin est emblématique d’un courant qui entend fissurer le récit masculin officiel. Embarrassé par cette façon de réécrire le passé? Il va falloir s’y habituer car la contre-histoire qui rend justice est devenue un genre prisé. Les arts plastiques ne s’en privent pas. Il suffit de jeter un oeil aux dernières grandes expositions – de la Tate Modern (Anni Albers) à la Hayward Gallery (Lee Krasner, le pendant féminin de Jackson Pollock) à Londres, en passant par Paula Rego ou Sheila Hicks à Paris – pour comprendre que les institutions misent sur la réinsertion d’artistes femmes dans les circuits de la visibilité. De la bonne conscience que ce rétro-féminisme, pensez-vous? Pas vraiment, l’hommage se justifie avant tout par un besoin de vérité historique. Il est plus que temps de souligner l’importance des femmes dans les processus créatifs.
Femmes de vignerons?
Il est intéressant de constater, nul hasard là-dedans, que ce qui vaut pour la culture est également pertinent en termes de viticulture. Auteure, caviste et journaliste pour Le Vif/L’Express, Sandrine Goeyvaerts (38 ans) vient de publier le premier guide consacré aux vigneronnes (*) de France. L’argumentaire ne laisse planer aucun doute: « Longtemps restées dans l’ombre de leur vigneron de père/mari/frère/cousin (rayez la mention inutile) – quand elles n’étaient pas tout simplement écartées du domaine – les femmes sont désormais incontournables. Souvent moins médiatisées que leurs confrères, notamment lorsqu’elles leur sont associées, elles sont pourtant présentes partout dans le vignoble français. » Examiné à la lueur de notre détour introductif, l’histoire que brosse celle qui préside également Women Do Wine, une association visant à promouvoir la place de ses paires dans les métiers du vin, possède un goût amer de déjà-vu. Elle analyse: « Longtemps, l’unité de production agricole était liée à la famille. Cela suit la logique des successions de père en fils. L’héritier était sommé de se trouver une épouse rapido: non seulement une mère pour ses enfants mais aussi une conjointe-aidante. Les femmes n’étaient pas des vigneronnes mais des femmes de vignerons. Ces épousées, au statut souvent précaire, apportaient parfois avec leur dot terres et carnets d’adresses, et fournissaient, en outre, un travail souvent non officiel, non rétribué, avec toutes les contraintes qui s’en suivent: pas de couverture sociale, pas de droit au chômage ou à la retraite. » Quand il est question de pressurage, on peut faire confiance aux mâles du vin. Du coup, les laissées-pour-compte sur les bas-côtés de l’histoire viticole se ramassent à la pelle. Sandrine Goeyvaerts de poursuivre: « Au cours de la réalisation de mon livre, elles sont revenues souvent dans mes conversations vigneronnes, les mères, les grands-mères, qui, sans avoir toujours eu leur nom sur la bouteille, ont participé dans l’ombre à l’essor et au maintien des domaines. »
Il reste que dans les années 70, moment où le discours écologique prend corps, là aussi pas de coïncidence, la donne va changer. L’auteure identifie un moment-clé au cours duquel surgit « une sorte de vague de vigneronnes au féminin » dont le signe tangible est la création de domaines ou de reprises en main par des filles. Pour passer d’auxiliaires chargées d’épamprage et de sarmentage, des tâches ingrates, à vigneronnes à part entière, il a fallu du temps… et des caractères trempés dans l’airain. « Sans elles, la face du « mondovino » eut été changée. On peut souligner la ténacité de ces quelques pionnières qui ont ouvert la voie aux plus jeunes », poursuit-elle. Sandrine Goeyvaerts pointe certaines de ces grandes dames qui sont citées à plusieurs reprises comme des modèles par celles dont elle brosse le portrait: « Je pense à Lalou Bize-Leroy, qui a 87 ans, et à Anne-Claude Leflaive qui nous a quittés, deux pionnières de la biodynamie en Bourgogne. Le travail qu’elles ont accompli est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une région assez conservatrice dont les vins se vendent tout seuls. Mais il y a également Marie-Thérèse Chappaz en Suisse, une icône du vin suisse, ou Michèle Aubéry dont le talent est souvent caché derrière le nom de Domaine Gramenon. Son histoire est emblématique, elle est celle d’une infirmière qui, par amour, suit son mari dans son désir de vigne. A la mort inopinée de ce dernier, par la force des choses, Michèle est passée de la viticulture à la viniculture alors que son homme se réservait le travail au chais. Malgré cette arrivée tardive dans le métier, elle avait 40 ans, elle a réussi à faire prendre une autre dimension à des vins qui étaient pourtant déjà très bons. »
Ces portraits hauts en couleur ne doivent pas faire verser du côté de l’essentialisation. Sandrine Goeyvaerts met en garde: de la même façon qu’il n’existe pas de « vin féminin » – que l’on pourrait attribuer à l’une d’entre-elles en le dégustant à l’aveugle – il n’est pas davantage question d’identifier un archétype de vigneronne. « Elles sont multiples et uniques… la seule chose qui réunit toutes ces femmes, en dehors de leur genre, c’est la passion du vin », rappelle l’auteure.
Humilité versus omniscience
Il n’y a pas que dans les vignes que les femmes servent la cause et contribuent à son développement. Il y a aussi les sommelières. Là aussi les profils divergent mais, le jugement nous appartient, qui s’appuie sur une fréquentation intensive des restaurants, on peut déceler une attitude commune se tenant à mille lieues de l’assurance ex cathedra qui est l’apanage de nombreux confrères dans la fleur de l’âge. Là où ces messieurs savent et professent, il nous semble que leurs pendants doutent et suggèrent. Une manière de les enfermer dans le même moule? Non, plutôt la mise au jour d’une position décentrée sur l’échiquier d’un discours sur les flacons et les terroirs. En charge du récit sur le vin depuis des décennies, voire des siècles, les mâles possèdent une légitimité innée, « genrée » pourrait-on dire. Fort d’une connaissance héritée de droit divin, le sommelier se connecte jalousement au Savoir avec un grand « S » plutôt qu’à son ressenti. Il a le vin et l’hédonisme triomphants: rien ne doit s’interposer entre le plaisir et lui. Qu’on ne vienne pas lui parler de souffrance animale, de santé, d’environnement… Trop occupé à creuser sa tombe avec ses dents et son palais, il sait qu’il a raison comme il sait ce que doit être le vin… puisqu’une petite grappe de raisins orne le revers de sa veste.
Cet insigne du sommelier, Barbara Hoornaert refuse mordicus de le porter. Chez Barge, le restaurant bruxellois qu’elle a récemment ouvert en compagnie de Grégoire Gillard, cette trentenaire fait valoir une attitude qui tranche avec l’impérialisme au masculin. « Vu que j’évolue en salle et que rien ne signale que j’ai cette charge, beaucoup de personnes se méfient quand je leur propose un conseil. Mon parcours m’a habituée à cette absence de confiance. Dans les restaurants gastronomiques par lesquels je suis passée, il est souvent arrivé que l’on me demande d’appeler un collègue alors que celui-ci n’était pas habilité. J’étais jeune et j’étais une femme, deux signes de mon incapacité à livrer un conseil pertinent. » Malgré ce déni, la jeune femme originaire du Hainaut ne fait rien pour se signaler comme sommelière. Cette attitude, l’intéressée la vit comme une « leçon d’humilité »: « Je suis arrivée tardivement dans le secteur. Ce qui m’a frappée, c’est combien le discours sur ce produit magique est confisqué. Au regard de cela, je m’emploie à rendre la parole à ceux qui en sont dépossédés, tout le monde peut parler du vin, il suffit de se connecter à ses sensations. Trop souvent on se l’interdit, on s’excuse d’emblée en disant « je n’y connais rien », tellement ce domaine a été rendu intimidant. » Logiquement, sa sélection fait place aux appellations modestes, aux cépages sans arrogance et aux vignerons « forts d’une histoire ».
Eclairant est également le parcours de Catherine Mathieu, à qui l’on doit une excellente cave à manger à Namur. Après avoir été à la manoeuvre d’un restaurant étoilé cloisonné – « à mon ex-mari, les fourneaux; à moi, la salle et le vin… mes commentaires sur la cuisine n’étant pas les bienvenus » -, cette sommelière de 44 ans a souhaité évoluer vers davantage de complémentarité homme-femme. La preuve avec Pépite, ladite cave à manger, dans laquelle elle fonctionne avec son chef, Kevin Perlot, à la faveur d’incessantes interactions. Quid de son credo plus largement? Il repose à 100% sur le ressenti, sur l’ouverture. « Je m’interdis de proposer un seul flacon qui ne soit passé par mon palais. Il m’est impossible de défendre un nom, une étiquette ou un millésime si je n’ai pas vibré, si cela n’a pas touché une corde profonde en moi », explique-t-elle. Son besoin d’harmonie yin-yang, celle que Barbara « Barge » Hoornaert considère comme « une inspiratrice », le porte au-delà de son établissement. En étroite collaboration avec le vigneron Olivier Paul-Morandini, du domaine Fuori Mondo en Maremme, Catherine Mathieu a concocté une cuvée spécifique, un vin « tendu et plein de fraîcheur » comme elle les aime. Son nom? Nelly. Il sonne comme un hommage à sa grand-mère paternelle à qui elle doit sa vocation. A n’en pas douter, une histoire de femmes.
Le Bain des Dames. Bar à vins et snack de terroir, cette adresse se la joue plage – plancha et poisson – et vins nature. Un nouvel endroit en vue que l’on doit à la Française Delphine Auffret.
186, chaussée de Vleurgat, 1050 Bruxelles. Tél.: 02 512 67 26.
Barge. Un néo gastro inspiré dans lequel Barbara Hoornaert applique le principe de la saisonnalité aux bouteilles proposées. Génial.
33, boulevard d’Ypres, à 1000 Bruxelles. Tél.: 02 425 73 60. www.bargerestaurant.be
Nabu. Deux adresses emmenées par Coralie Rutten, une égérie ultra-sensible qui sort le bar à vins de ses ornières viandeuses.
33-35, avenue Albert Elisabeth, à 1200 Bruxelles. Tél.: 02 479 68 87. Ainsi que Tarzan, 59, rue Washington, 1050 Bruxelles. Tél.: 02 538 65 80.
La Menuiserie. Un restaurant gastronomique décoincé dont la très pertinente sélection des vins est assurée par Marie-Charlotte Portois.
12, Champagne, à 4950 Waimes. Tél.: 080 44 44 85. www.lamenuiserie.eu
Pépite. La sélection éclairée de Catherine Mathieu réjouit le coeur et l’esprit.
44, rue Notre-Dame, à 5000 Namur. Tél.: 081 22 91 81. www.pepite-resto.be
Wine Fever. C’est indéniable dans le bar à vins de briques et de bois de Laurence Lardot, le vin est une… fête.
1-3, place Charles Graux, à 1050 Bruxelles. Tél.: 02 446 02 30. www.wine-fever.be
Caviste chez Titulus, Agathe Plumereau livre sa sélection de vins d’auteures.
1. Love Joy, Athenaïs de Beru, Vin de France 2017, 32 euros. « Il s’agit d’un pétillant naturel, un assemblage sauvignon et chardonnay. Avec sa gamme de vins de négoce, cette vigneronne s’offre un espace de liberté qui lui permet de signer des flacons atypiques. Celui-ci s’apparente à un jus frais, végétal et gourmand. Se boit à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. »
2. Clos des Renardes, Fanny Sabre, Beaune AOC, 2016, 43,60 euros. « Ce 100% chardonnay que l’on doit a Fanny Sabre est hautement symbolique en ce qu’il s’agit de ses premières parcelles, un clos, lui appartenant en propre. On est sur un travail d’orfèvre, il s’agit d’un vin précis, droit. Au-delà de l’équilibre, de la rondeur, du côté beurré, on trouve beaucoup d’émotions. Avec un rôti de veau aux champignons. La renarde et ses petits sur l’étiquette symbolisent l’idée d’une transmission qui lui tient très à coeur. »
3. Le Cambon, Château Cambon, Beaujolais AOC, 2015, 19,60 euros. « Marie Lapierre est la femme du pape du vin nature, Marcel Lapierre. Château Cambon est son domaine en propre. Le vin est un 100% gamay plein de caractère. C’est un jus épicé, concentré, qui ne manque pas de complexité. Il fait valoir de la longueur et de la profondeur. A déguster avec une viande grillée. »
4. Cornaline, Domaine Hauvette, Les Baux de Provence AOC, 2012, 34,90 euros. « Il s’agit d’une vigneronne au caractère bien trempé qui prône le « vivons heureux, vivons cachés ». Cornaline est un assemblage de grenache, syrah et cabernet-sauvignon. Ce vin est totalement atypique. De ce côté-là de la France, on s’attend à quelque chose de très charpenté, pourtant ce jus concilie fraîcheur et intensité. Le bouquet de garrigue est irrésistible. Avec un filet mignon accompagné de tomates et d’estragon. »
5. Sans Chichi, Cosse-Maisonneuve, Vin de table français, 2011, 13,30 euros. « Derrière cette bouteille, on trouve Catherine Maisonneuve. Elle signe ce 100% malbec dans une région, Cahors, qui n’est pas réputée pour les vins nature. Il s’agit d’une bouteille d’entrée de gamme qui déjoue les stéréotypes de ce terroir à travers une explosion juteuse de fruits noirs. De la gourmandise, de la buvabilité. A boire en apéro, avec un saucisson. »
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