Yotam Ottolenghi: « Nourrir les gens me rend heureux »

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Nathalie Le Blanc Journaliste

Son dernier livre, Simple, s’est écoulé à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, et c’est un peu grâce à lui que nous préparons tous aujourd’hui des choux-fleurs entiers rôtis au four ou que le sumac s’est banalisé dans nos supermarchés. Confidences du célèbre gourou des légumes.

Il a vendu des millions de livres, attiré un public de 2.500 personnes à l’opéra de Sydney pour un simple exposé, est mentionné dans Bridget Jones et s’est vu dédier un morceau par le rappeur britannique Loyle Carner… Rien d’étonnant, finalement, à ce que se soient écoulés en huit minutes à peine les 700 tickets disponibles pour la conférence du chef anglo-israélien Yotam Ottolenghi, en février dernier, au Vooruit, à Gand, à l’occasion de la sortie, en néerlandais, de son nouvel ouvrage, Simple -le bouquin en français est, lui, paru fin 2018. « J’ai eu de la chance, j’ai rencontré les bonnes personnes au bon moment et j’ai su saisir les opportunités. Je suis toujours heureux qu’on achète mes livres, mais encore plus quand on les utilise. Imaginer, rédiger et tester des recettes demande énormément de travail, et cela fait vraiment du bien de savoir qu’elles font partie de la vie d’autres gens. Cet été, un de mes collaborateurs m’a parlé d’un chef privé qui officie pour de riches clients et qui vante ses talents en racontant qu’il maîtrise la cuisine française, italienne, grecque… et Ottolenghi. Apparemment, je suis devenu un genre culinaire à part entière! »

Justement, comment décririez-vous celui-ci?

Une préparation est « Ottolenghi » lorsqu’elle fonctionne à plusieurs niveaux. Il y aura forcément aussi abondance de légumes, d’herbes et d’épices, une présentation généreuse sur l’assiette et des goûts et textures pleins de contrastes. Je ne veux pas qu’on mange mes plats sans y penser: il faut quelque chose qui crée la surprise. Il y a quelques années, nous avions imaginé dans notre laboratoire une excellente soupe aux pois, gaie, savoureuse et d’un beau vert frais. Une recette délicieuse, mais un peu simple. Nous avons eu l’idée d’y ajouter un croûton de pain blanc tartiné de fromage de chèvre et de poivre rose, le tout frit à l’huile d’olive et parsemé de zeste de citron… et tout d’un coup, la touche Ottolenghi était là. Ma cuisine est pleine de soleil et j’espère qu’elle fait sourire.

Une carrière dans la gastronomie, c’était un rêve d’enfant?

Absolument pas, même si la nourriture a joué un rôle important dans ma jeunesse, car mes parents sont tous les deux d’excellents cuistots. En plus, Jérusalem est à l’origine une ville intéressante sur le plan culinaire… et comme mon père était professeur, nous avons beaucoup voyagé, ce qui m’a exposé à toutes sortes d’univers intéressants à cet égard. Je n’étais pas le genre de gamin qui traînait dans la cuisine en apprenant les ficelles de ses parents, mais j’aimais manger. Tous mes souvenirs de jeunesse ou presque ont trait à la nourriture! Enfant, plutôt qu’un cadeau d’anniversaire, je demandais qu’on m’emmène dans un restaurant de Jérusalem-Est qui servait de fabuleuses crevettes au beurre à l’ail et au citron. Je me souviens de ces saveurs comme si c’était hier… rien de révolutionnaire, certes, mais je ne m’en lassais pas! Je ne me suis mis aux fourneaux qu’en partant étudier à Tel-Aviv, un peu par nécessité: si je ne cuisinais pas moi-même, je ne mangeais jamais aussi bien qu’à la maison. Et j’habitais à deux pas du marché du Carmel, une véritable mine de bons produits.

Mon premier boulot dans un grand restaurant a été un vrai traumatisme: je haïssais ce monde impitoyable!

L’un de vos amis, Ilan Safit, a raconté en 2012 au New Yorker que nourrir les autres vous rendait heureux…

J’ai déménagé à Amsterdam en 1995, et c’est là que j’ai pris goût à la cuisine sous tous ses aspects. J’adore réfléchir à mon menu, je fouine dans les marchés et supermarchés partout où je vais, la préparation me détend et les repas sont l’occasion de réunir des gens qui prendront plaisir à découvrir ce qu’on leur sert. Comme j’aime enrichir mes connaissances, j’ai également profité de mon séjour aux Pays-Bas pour commander des livres de cuisine française classique – non pas tant parce qu’elle m’intéressait en soi, mais parce que son vocabulaire et ses techniques traditionnelles demeurent à ce jour une base incontournable.

Et en même temps, vous étudiiez la littérature et la philosophie…

Ce qui n’a strictement rien à voir. (rire) Mais cette expérience m’a appris à réfléchir. Comme j’étais plutôt calé, tout le monde s’attendait à me voir faire une brillante carrière académique, mais le monde universitaire m’a toujours laissé sur ma faim, avec tout ce temps et ces efforts qui ne rapportaient finalement guère de satisfaction ou de reconnaissance. Je rêvais d’entrer de plain-pied dans la vraie vie, d’avoir un impact sur les autres. Vous ne ferez jamais sourire quelqu’un avec une thèse de doctorat, mais peut-être bien avec un bon petit plat! Diplôme en poche, j’ai donc décidé de prendre une année sabbatique et d’aller suivre une formation à l’école du Cordon Bleu. J’ai commencé à travailler en cuisine à Londres et je suis rapidement devenu pâtissier; après des années passées à vivre « dans ma tête », le côté très physique du pétrissage était une expérience rafraîchissante.

Vous avez senti d’emblée que c’était le bon choix?

Pas vraiment. J’ai aujourd’hui appris à apprécier le secteur de la gastronomie, mais il m’a fallu un moment. Mon premier boulot, dans un grand restaurant londonien, a été un vrai traumatisme: je haïssais ce monde impitoyable! Il faut vraiment être jeune, passionné et solide pour tenir le coup… et même ainsi, ce n’était pas un mode de vie que j’aurais supporté dans la durée. Heureusement, j’ai découvert ce qui était à la fois mon talent et mon inclination et trouvé un boulot qui me rendait heureux, dans une petite adresse de Knightsbridge où je travaillais avec Sami Tamimi. Lorsque je m’autorisais à rêver, les mains dans la pâte, c’était d’un café, d’une pâtisserie ou d’un petit resto, même s’il me semblait prématuré de penser à ma propre entreprise: je voulais d’abord me développer en tant que chef. Je n’étais donc pas du tout un mégalomane qui rêvait dès le premier jour de convertir le monde aux légumes!

Choux de Bruxelles au beurre noisette et ail noir.
Choux de Bruxelles au beurre noisette et ail noir.© JONATHAN LOVEKIN

Vous avez tout de même rapidement mis l’accent sur ceux-ci…

Sami et moi avons tous deux grandi à Jérusalem et nos bars à légumes évoquent le souvenir des marchés de là-bas, même si c’est sans doute plus un hasard que le fruit d’un choix conscient. Nous aimons l’esthétique des plats de légumes hauts en couleur et nous ne voulions pas présenter nos produits dans des frigos. Ce sont ces petites décisions qui vous poussent dans une direction donnée. A l’origine, ma chronique dans The Guardian s’appelait « The New Vegetarian », mais j’avais des doutes. Est-ce que je voulais vraiment m’enfermer dans cette niche? D’un autre côté, ce corset m’a aussi stimulé, en me forçant à être plus créatif et à chercher jusqu’où je pouvais aller avec un simple chou-fleur. Tout le monde n’a pas forcément envie de devenir végétarien ou végétalien, mais beaucoup de gens veulent manger davantage de bons légumes… et les aider, c’est ma mission! Mon prochain livre leur sera à nouveau consacré.

Vous avez quatre boutiques gourmandes et deux restaurants à Londres, et ils sont des millions à préparer vos recettes. Vous voyez-vous encore comme un chef?

Cela fait des années que je ne travaille plus dans mes restaurants: toute mon énergie est dédiée à développer et tester des recettes pour mes chroniques et mes livres, et à élaborer les menus de nos enseignes. Je suis plutôt un auteur culinaire qu’un chef-coq, mais aussi et surtout un facilitateur. Plenty a été le dernier livre que j’ai imaginé et testé entièrement moi-même. Aujourd’hui, j’orchestre une excellente équipe, j’essaie ceci ou cela, je goûte, je donne un feedback et nous discutons de tout en profondeur. Je reste donc le visage d’Ottolenghi, mais en réalité, nous sommes un team. Je ne cuisine plus qu’à la maison, pour mes enfants, ou pour nos invités.

Vos fils ont aujourd’hui 3 et 5 ans. Sont-ils fans de votre cuisine?

Certains ont l’air de croire que parce que ce sont mes enfants, ils mangent des citrons en saumure au déjeuner (rire), alors qu’il nous arrive évidemment aussi de commander des pizzas ou d’aller chercher des fish & chips. Mes garçons aiment beaucoup de choses… mais pour tout vous avouer, ils préfèrent les préparartions de mon mari! Il faut dire que Karl est plus souvent à la maison et concocte généralement ce qu’ils aiment – des pâtes, de la purée et des saucisses, des plats mijotés. Moi, quand je cuisine, je m’adapte à leurs goûts, mais il m’arrive sans doute d’aller un peu trop loin.

Sachant que vos propres souvenirs d’enfance sont étroitement liés à la nourriture, est-ce un aspect qui vous préoccupe en tant que parent?

Cela m’occupe peut-être trop. La génération de mon père et ma mère ne se souciait pas de créer des souvenirs ou de « développer nos goûts », mais de préparer de bons petits plats. Moi, j’ai bien peur de tomber dans ces travers ou de vouloir de toute force apprendre à mes enfants à manger l’un ou l’autre aliment. Je connais beaucoup de gens qui ont des goûts culinaires très larges sans y avoir été éduqués… donc je me dis que nous nous tracassons sans doute trop à ce sujet. J’accorde par contre beaucoup d’importance aux rituels, qui sont une manière de capturer les beaux moments.

Le problème du stress en cuisine est l’un de vos chevaux de bataille…

Oui, parce que je vois que les gens se mettent aujourd’hui énormément de pression. Cela peut être positif, parce que cela les pousse à développer leurs connaissances et leurs capacités techniques et à découvrir une gamme d’ingrédients plus étendue… Mais de nos jours, quand on a testé une bonne recette, on veut souvent passer à la suivante. Et là, cela devient une source de stress, en particulier lorsqu’on a l’impression d’être jugé par les personnes pour qui on cuisine. Je prêche sans doute contre ma chapelle, mais il faudrait que les gens prennent conscience qu’ils ne doivent pas essayer une autre préparation à chaque fois. Les meilleurs chefs, professionnels ou amateurs, ont toujours un petit répertoire qu’ils maîtrisent parfaitement.

Vous qui n’êtes pas réputé pour la simplicité de vos plats, vous créez un peu la surprise avec un livre intitulé Simple.

C’est un peu à cause de ma soeur, Tirza. Avec un boulot passionnant et trois enfants, c’est une femme très occupée… et elle n’a jamais voulu essayer mes recettes parce qu’elles demandent trop de travail. Comme cela me faisait de la peine – nous sommes très proches -, je lui ai promis un livre qui serait à sa portée. Cela dit, je ne sais pas si elle les a déjà essayées. (rire)

Vos restaurants figurent parmi les adresses les plus populaires de Londres, mais pas dans le Michelin ou les classements des « 50 meilleurs restaurants du monde »…

La cuisine compétitive que l’on voit à la télé ou dans l’arène des étoilés relève d’un monde à part, et manger chez un chef qui vise son prochain macaron peut être une expérience incroyable. Ce sont des gens qui repoussent les limites, et j’apprécie beaucoup ce genre d’adresse. Contrairement aux chefs étoilés, je ne me suis jamais passionné pour la technologie culinaire. Chez nous, ce qui compte, c’est de créer une ambiance accueillante. Cela fait intervenir une foule de facteurs, la nourriture mais aussi le cadre, la manière dont les gens sont installés, qui les sert et comment et même l’aspect des toilettes et de la cuisine. On ne vient pas chez nous « pour l’avoir fait », ce n’est pas une expérience unique: notre cuisine est au contraire de celles qui font revenir les clients. Ce n’est ni mieux ni pire qu’une cuisine étoilée, mais pour moi, c’est plus naturel. Comme vous le disiez, j’aime nourrir les gens!

Simple, par Yotam Ottolenghi, Hachette Cuisine, 308 pages.

Yotam Ottolenghi:
En bref

– Né à Jérusalem en 1968, fils d’un professeur de chimie et d’une directrice d’école.

– A étudié la littérature et la philosophie avant de décider que la cuisine lui convenait mieux.

– Dirige aujourd’hui quatre services traiteur et deux restaurants (Nopi et Rovi) à Londres.

– Marié avec Karl Allen et père de deux garçons, Max et Flynn.

– Possède également un diplôme d’instructeur Pilates.

– Auteur de sept livres de recettes: Ottolenghi, Plenty, Jerusalem, Plenty More, Nopi, Sweet et Simple.

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