Yves Mattagne (La Villa Lorraine) veut décoincer la gastronomie

© ANTHONY FLORIO
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Chef bruxellois en vue, associé pendant trente ans au Sea Grill, Yves Mattagne s’apprête à relever un nouveau défi, derrière les fourneaux de la Villa Lorraine. Pour Le Vif Weekend, il raconte ce pari audacieux qui est probablement l’événement gastronomique le plus attendu des prochaines semaines.

Depuis son premier contact avec la restauration alors qu’il n’avait que 8 ans, Yves Mattagne (Etterbeek, 1963) n’a eu de cesse de monter quatre à quatre les marches de la gastronomie. « Tous les matins, je me lève et j’ai envie de cuisiner », rappelle ce chef passionné. Ambitieux et animé par un feu sacré – celui-là même qui lui permet de réussir à sublimer la chair du poisson -, il relève aujourd’hui le plus grand challenge de sa carrière. Après avoir fermé les portes du Sea Grill, le restaurant doublement étoilé qui l’a fait connaître, il s’apprête à allumer les fourneaux d’une Villa Lorraine entièrement rénovée. La réouverture de cet établissement historique de la capitale (parce qu’étoilé depuis 1939 et même triplement étoilé entre 1972 et 1985), entreprise avec la famille Litvine (Villa Lorraine, Villa in the sky, Villa Emily, Odette en ville, Da Mimmo, Variétés…), est prévue pour le 19 janvier 2021. Dans les starting-blocks, l’intéressé a toutefois pris le temps de faire, avec nous, le point sur la situation qui est la sienne, après une fermeture en 2019 et presque un an de pandémie, mais à l’aube d’un nouveau chapitre des plus porteurs.

Notre ambition, c’est d’apporter un vent de fraîcheur à la gastronomie. Notamment à travers le service, plus convivial.

La crise sanitaire a porté un rude coup au secteur de l’horeca cette année. Comment l’avez-vous vécue?

Ce qui passe mal, je trouve, ce sont tous les investissements que l’on nous a demandés, en termes de temps et d’argent. Parfois, cela a même entraîné des situations conflictuelles avec les clients lorsque nous devions nous transformer en gendarmes pour qu’ils portent le masque. Nous n’avons pas ménagé notre énergie pour participer à l’effort collectif qui était bien entendu nécessaire. Tout cela pour… fermer une nouvelle fois. Je comprends que certains soient en colère. La difficulté, c’est que nous ne sommes pas tous dans la même situation. J’ai la chance de ne pas être au bord du gouffre.

Cette crise a néanmoins été l’occasion de redoubler de créativité. De votre côté, vous avez surpris beaucoup de monde avec l’Art Club, ce concept éphémère installé dans les Musées royaux des beaux-arts de Belgique, faisant la part belle aux cuisines du monde, en particulier à l’Asie…

Les cuisines du monde sont ma passion. J’ai beaucoup voyagé dans le cadre de consultances à l’étranger. Ne rêvons pas, cette possibilité de découvrir d’autres pays est arrivée grâce aux deux étoiles que j’ai décrochées. En même temps, peut-être paradoxalement, certains me reprochent ces consultances qui enrichissent ma cuisine parce qu’ils pensent que je ne suis pas assez dans mon restaurant. Je trouve ce procès injuste. Vous savez ce que Paul Bocuse disait à propos des restaurants gastronomiques? « Qu’on soit là ou pas là, ce sont les mêmes qui cuisinent. » Des tables comme les nôtres fonctionnent avec toute une équipe qui oeuvre pour parvenir à un résultat défini ensemble. Quand le chef n’est pas présent, les plats qui en sortent doivent être de la même qualité que quand il est là. En gardant bien entendu à l’esprit que nous ne sommes pas des machines, les erreurs sont possibles.

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Ces critiques vous touchent?

Oui mais surtout, elles témoignent d’une méconnaissance quant au développement actuel de la gastronomie. C’est par le voyage et les déplacements que la cuisine évolue. Tout est question d’échanges et de rencontres. Pourquoi rester dans son coin et faire de la « cuisine belge »? C’est quoi la cuisine belge? Les influences étrangères sont essentielles à l’avènement du goût et de la nouveauté qui est tant prisée.

Vous avez revisité le patrimoine gourmand national avec le concept « Gaufres & Waffles », entrepris notamment avec votre fils, qui a consisté à faire de la gaufre de Bruxelles le support d’une street food aussi bien salée que sucrée.

Avec ce concept, nous avons mis le doigt sur quelque chose, il y a eu un engouement et beaucoup de contacts se sont noués à l’étranger. Nous devions nous implanter à Tokyo. Hélas, aujourd’hui, tout est à l’arrêt. Il reste que je continue à imaginer des recettes saisonnières dans l’esprit de la variation que j’avais réalisée avec des asperges à la flamande.

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Pour revenir un instant sur Art Club, ce qui était révolutionnaire pour un chef doublement étoilé comme vous, c’est que vous misiez sur des préparations à partager…

J’aime cette façon de manger. Partager une assiette invite à la conversation, au dialogue. Et puis, les convives ont la possibilité d’expérimenter plus de saveurs, qu’ils commandent au fur et à mesure, sans s’engager dans un menu dont on peut parfois avoir la sensation qu’il ne finira pas. C’est terrible de voir arriver des plats quand on n’a plus faim, ce qui est un plaisir au départ devient alors une punition. Il faut pouvoir arrêter dès que l’on en a envie. On ne s’en rend pas forcément compte mais cette souplesse demande une incroyable logistique en cuisine. C’est amusant que vous parliez de cela en fait, car on va retrouver ce concept à la Villa.

Est-ce que cette approche de partage que vous mentionnez sera réservée à la partie la plus décontractée de la Villa, sachant que cet endroit avait instauré une partie « brasserie » et une partie « gastro »?

Pas du tout. Cette partition ne sera plus la même, les codes seront plus fluides. Il reste que l’on pourra commander des préparations à partager même du côté gastronomique. C’est un défi assez audacieux, j’ignore comment le public va recevoir cela.

Plus de menus 10-services?

Je n’ai jamais été partisan d’un tel enchaînement. Ce seront plutôt des propositions de trois, cinq, voire maximum sept mets.

Vous allez donc prendre des risques?

Pas dans la cuisine mais dans la manière de la présenter…

Yves Mattagne (La Villa Lorraine) veut décoincer la gastronomie
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Pourquoi le Sea Grill, véritable fer de lance de la gastronomie bruxelloise, a-t-il fermé ses portes?

Après trente ans, l’aventure du Sea Grill s’est arrêtée net au 31 décembre 2019. La raison en est que tout le groupe Radisson a été racheté par des investisseurs chinois (NDLR: pour rappel, l’ancien restaurant 2-étoiles d’Yves Mattagne était situé dans l’actuel Radisson Collection Hotel de la rue du Fossé aux Loups). Ceux-ci voulaient entièrement rénover l’hôtel. Malheureusement, les plans ne nous plaisaient pas du tout dans la mesure où le restaurant était encore plus caché au fond du bâtiment qu’auparavant. Nous étions comme invisibilisés. Il nous restait deux possibilités. Soit nous entamions des travaux dans ce nouveau contexte qui ne nous plaisait pas, soit les investisseurs nous rachetaient. Cette dernière option a été retenue.

D’autres facteurs ont-ils favorisé votre départ?

Il est clair que l’évolution du centre-ville bruxellois a pesé dans la balance. Bruxelles n’est plus comme avant. Tout a changé dans la mauvaise direction à mes yeux. Peut-être que ce sera bien dans quelques années mais, pour le moment, ce n’est plus possible. Trop de gens m’ont dit: « On adore ta cuisine mais c’est devenu trop pénible de venir jusqu’au Sea Grill. »

Comment la possibilité de vous installer dans le cadre de la Villa Lorraine, vénérable institution, a-t-elle vu le jour?

Parallèlement à cette fermeture, Serge Litvine, le patron de la Villa Lorraine (NDLR: également actionnaire du Sea Grill à hauteur de 50% des parts depuis 2015 ), m’a annoncé qu’il allait entamer des travaux pour moderniser la Villa. C’est lui qui m’a dit: « Yves, pourquoi ne ferions-nous pas la Villa ensemble? » J’ai accepté et, du coup, ce qui était un lifting assez superficiel s’est transformé en un projet beaucoup plus vaste.

C’est, dès lors, un peu l’oeuvre d’une vie que vous laissez derrière vous…

Trente années de travail acharné… C’est beaucoup d’émotions. Sans compter que dans mon personnel, il y a des gens qui me suivent depuis le début, ils ont grandi avec moi, on a fait le Sea Grill ensemble. Certains d’entre eux ont eu des difficultés à l’encaisser. Il y a beaucoup de nostalgie. La bonne nouvelle, c’est que toute cette équipe, une vingtaine de personnes qui devra être étoffée dans le cadre de ce nouveau projet, débarque ici à la Villa. Et puis, j’adore les nouvelles aventures. Celle qui se présente là est très prometteuse.

L’un des cuisiniers de votre équipe a fait beaucoup parler de lui. Il s’agit de Mallory Gabsi, qui a été le second plus jeune candidat de l’histoire de Top Chef à se hisser en demi-finale. Est-ce qu’il va vous suivre à la Villa Lorraine?

Cela faisait cinq ans que Mallory travaillait avec moi. Avec Top Chef, les choses ont changé, ce qui est normal. Il a d’abord voulu partir et se lancer tout seul. Je pense que depuis, il a réfléchi. Nous l’avons encadré de telle sorte à gérer toutes les sollicitations autour de lui. Il m’a signifié qu’il voulait rejoindre la Villa et je suis d’accord, mais il s’agit de revenir dans une cuisine où il n’aura pas l’initiative, où il sera un membre de l’équipe. La balle est dans son camp: est-ce qu’il veut devenir cuisinier ou mener une carrière médiatique? Ce sont deux parcours totalement différents. Je considère pour ma part qu’il a des capacités, qu’il est créatif, mais qu’il a encore beaucoup de choses à apprendre.

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Que va-t-il advenir de la célèbre presse à homard du Sea Grill, cet ustensile unique en argent réalisé sur mesure par Christofle et dont il n’existe que cinq exemplaires au monde?

Elle sera toujours là. On ne pouvait pas faire l’impasse sur cette merveilleuse presse qui permet de transcender le homard. D’autres éléments seront là pour rappeler le Sea Grill, je pense par exemple aux gestes accomplis en salle.

Peut-on dire: le Sea Grill est mort, vive la Villa Lorraine?

Un chef et une équipe ont un style. Cela ne peut disparaître. Pour ce qui est de la carte, elle résultera d’un compromis: il y aura plus de viande qu’au Sea Grill et plus de poisson qu’il n’y en avait à la Villa. Plusieurs de mes plats signatures seront au programme mais je ne vous dirai pas lesquels (rires). Plus globalement, notre ambition est d’apporter un vent de fraîcheur à la gastronomie. Cela se fera notamment à travers le service qui, tout en restant irréprochable, va être plus décontracté, plus convivial.

C’est une concession à l’époque qui a pris en grippe un certain formalisme ampoulé?

Pas seulement, même s’il est évident que c’est un modèle beaucoup plus détendu qui s’est répandu à travers le monde. Cela correspond aussi à ce que moi j’apprécie en tant que client. Il m’arrive d’aller dans certains restaurants juste pour l’ambiance. Avec Serge Litvine, nous sommes d’accord sur un constat: l’heure de décoincer la gastronomie a sonné. Nous avons donc beaucoup réfléchi à la dynamique de la nouvelle Villa, comment le personnel sera habillé, comment les plats seront présentés. On s’est accordé également sur des partis pris architecturaux, par exemple le fait que les convives pourront, à certains endroits, voir ce qui se passe en cuisine, ce qui n’était pas le cas auparavant. En revanche, il n’y aura bien sûr aucune concession faite quant à la qualité des préparations.

Comment avez-vous vu la profession évoluer depuis toutes ces années?

Le matériel a beaucoup évolué en cuisine. Avant, le métier était plus intuitif, plus au toucher et au savoir. Il fallait également plus de temps pour apprendre les choses. Aujourd’hui, tout va beaucoup plus vite, cela explose de tous les côtés. On voit plein de chefs qui s’installent à 23, 24 ans… C’était inimaginable à l’époque.

Vous le regrettez?

Parfois, pour le travail. Je pense qu’il est essentiel de posséder les bases, de connaître la cuisine classique. Un peu comme un musicien le solfège. Ce n’est que sur un sol ferme de connaissances que l’on peut créer… dans la continuité.

Avec ce nouveau projet, vous allez être un des chefs les plus attendus en 2021. Bruxelles rêve d’un restaurant qui renouerait avec trois étoiles. Tout cela ne fait-il pas reposer beaucoup de pression sur vos épaules?

La base de mon ambition avec cet endroit est de réussir le concept que nous voulons mettre en place. Si le restaurant est rempli midi et soir, si l’ambiance est bonne et que les convives et le personnel sont contents, c’est gagné, je ne demande rien d’autre. Bien sûr, si les étoiles arrivent ou que nous gardons nos deux étoiles, c’est tant mieux, c’est même un plus. Je pense que le Michelin lui aussi repense son approche de la gastronomie, notamment en raison de la situation économique actuelle. A l’Art Club, j’étais très heureux, je n’avais pas d’étoile mais c’était plein. Que demander de plus? De toute façon, notre ouverture retardée à janvier en raison de la Covid fera que nous ne serons pas dans l’édition 2021 des guides.

Et la pression?

Il est certain que c’est la période la plus compliquée que j’ai jamais eu à affronter. L’avantage, c’est qu’on l’aborde en équipe, je ne suis pas seul. Je continue à bien dormir. Mais il ne faudrait pas que la situation actuelle de fermeture se prolonge. Un troisième confinement serait redoutable.

Est-ce que ces trois étoiles ne sont pas le rêve ultime de votre associé Serge Litvine?

Certainement, c’est un passionné comme moi. Nous allons nous apporter mutuellement pour progresser vers l’excellence. Je ne suis pas un chef obtus, j’écoute beaucoup ce que l’on me dit, je suis attentif aux suggestions. Serge Litvine – il l’a prouvé avec ses nombreux établissements – est également sur la balle. Avec sa famille, son fils Vladimir et sa fille Tatiana, il a écrit une vraie success-story: tous leurs restaurants, Dieu sait s’il y en a, sont des succès. Ensemble, nous devrions faire du bon travail. J’aime travailler en équipe et il faut bien se dire que l’investissement que nous faisons est important. Je ne sais pas qui pourrait se lancer seul dans une telle aventure à l’heure actuelle. Il faut se rappeler qu’au total, il y aura 150 couverts dans cet endroit…

75, avenue du Vivier d’Oie, à 1000 Bruxelles. lavillalorraine.be Réouverture à partir du 19 janvier.

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