Pourquoi s’opposer au Bauhaus n’est pas esthétique mais bien politique (et réactionnaire)

La lecture n’est pas un passe-temps, c’est une promesse, celle de voyager dans le temps et l’espace au gré des ouvrages. Ivre de livres, Kathleen Wuyard vous emmène page à page dans ses périples papivores. Cette semaine, elle a dévoré Bauhausmädels, la monographie consacrée aux femmes du mouvement par Patrick Rössler.
La sagesse populaire veut qu’on s’abstienne de juger un livre à sa couverture, et si je ne peux qu’approuver l’interprétation figurative de l’adage, quand il s’agit de le prendre littéralement, pardon, mais je ne suis pas d’accord. Chaque papivore le sait: un livre n’est jamais simplement un livre. C’est un voyage dans l’univers de son auteur et de ses personnages, un évocateur de souvenirs, à commencer par celui de la personne qu’on était au moment où on l’a découvert, mais aussi et surtout, un coup de foudre. La rencontre avec chaque nouvel ouvrage s’accompagne d’un frisson qui n’est pas sans rappeler celui qu’on ressent lorsque l’on tombe sous le charme d’une personne. Et oui, cela passe aussi par la couverture, qui compte moins que le contenu, bien sûr, mais qui contribue toutefois grandement au plaisir de lecture. En l’occurence, c’est celle en tissu orange foncé du plus bel effet qui m’a poussée vers le Bauhausmädels de Patrick Rössler.
J’aurais pu me contenter de l’admirer, posé crânement sur ma table basse tel un symbole de statut culturel. Mais il m’a suffi de le feuilleter pour que les regards perçants des pionnières immortalisées dans ses pages me donnent envie de tout savoir de leurs histoires. Dont le parcours exceptionnel de Gunta Stölz, designer textile et tisserande, seule femme à accéder au statut convoité de maître artisan au sein du Bauhaus. Ou le destin tragique de sa camarade Friedl Dicker-Brandeis, artiste peintre déportée en 1942 à Theresienstadt, où elle organisera des cours de dessin clandestins pour les enfants détenus avant d’être assassinée à Auschwitz en octobre 1944.
Aucune différence entre « le beau sexe et le sexe fort »
Alors que l’on célèbre cette année le centenaire de ce mouvement iconique, la lecture de l’hommage rendu par Patrick Rössler à celles qui y ont contribué est d’autant plus d’actualité que l’histoire du Bauhaus trouve un drôle d’écho dans celle qui est en train de s’écrire. Que diraient-elles, les Anni, les Hilde et les Irene si elles savaient que l’égalité si injustement refusée à celles qui ont majoritairement été cantonnées à l’atelier de tissage de l’école n’est toujours pas acquise?
Pire, encore, qu’après que les nazis aient qualifié le mouvement de dégénéré en 1933, près de 100 ans de progrès démocratique plus tard, l’AFD lancerait sa chasse au Bauhaus, «aberration de la modernité» épinglée pour sa propagation d’une «laideur accablante» (sic). La bonne nouvelle, c’est que contrairement à ce qui s’est passé au siècle dernier, les sorties récentes de l’extrême-droite allemande ont été accueillies par une indignation matinée du mépris que ce genre de déclarations méritent.
Car ainsi que la lecture de Bauhausmädels le rappelle, s’opposer à ce courant artistique ne tient pas seulement du parti pris esthétique mais bien aussi d’une forme d’obscurantisme réactionnaire.
Est-ce que l’école de Weimar avait tout bon? Bien sûr que non.
Si elle devait être fondée aujourd’hui, on ose espérer que les femmes y occuperaient une place bien plus centrale. Mais le simple fait que dès 1919, Walter Gropius martèle qu’il n’y a aucune différence «entre le beau sexe et le sexe fort» et réclame l’égalité absolue reste un exemple à suivre.
Tout comme celui des 90 artistes qui sont mises à l’honneur par Patrick Rössler. Il en fallait, de l’audace, pour décider à une époque et dans un pays où les femmes étaient reléguées au foyer de s’accomplir professionnellement, et plus osé encore, de vivre de son art. Tout le monde n’a peut-être pas le doigté de la céramiste Marguerite Friedlaender ou la vision de la créatrice Alma Siedhoff-Buscher, dont le célèbre jeu de construction a fait naître de nombreuses vocations, mais il appartient à chacune (et chacun) d’entre nous de bâtir la vie dont on rêve.
Bauhausmädels, par Patrick Rössler, Taschen.
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