Une note d’espoir dans une année pourrie: la ville, pensée au féminin

Yvonne Farrell et Shelley McNamara, lauréates du Pritzker Prize 2020. © COURTESY OF ALICE CLANCY
Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Deux femmes, Yvonne Farrell et Shelley McNamara, ont reçu cette année le Pritzker Prize. De quoi mettre la lumière sur un secteur, l’art de bâtir, toujours très masculin… alors même que nos espaces et nos édifices publics sont encore trop souvent imaginés sur mesure pour les hommes.

Ces deux-là ne font pas partie des architectes qui inondent le monde – et le Web – d’édifices grandiloquents. On peut même dire que, avant qu’elles ne deviennent curatrices de la Biennale d’architecture de Venise en 2018, Yvonne Farrell et Shelley McNamara n’étaient pas vraiment connues, même dans le sérail. Pourtant, début mars, les fondatrices du bureau irlandais Grafton Architects se sont vu décerner le Pritzker Prize, une récompense équivalente à un prix Nobel dans le domaine de l’art de bâtir.

Un sacre mettant en avant leur approche très humaine de la discipline, entamée en 1978 déjà. « Nous essayons d’être conscientes des différents niveaux de citoyenneté et de trouver une architecture qui traite des chevauchements, qui renforce les relations entre les uns et les autres », expliquait alors Yvonne Farrell. Mais au-delà de leur vision architecturale, le choix de ces lauréates revêt une valeur symbolique, celle de mettre à l’honneur des femmes dans un milieu où la testostérone a toujours davantage attiré les projecteurs.

Il y a dans le milieu une su0026#xE9;rie de plafonds de verre.

Déséquilibre structurel

Pour preuve, sur quarante-huit lauréats, depuis la création de cet award, seuls cinq sont des « pritzkerisées ». Plus interpellant : en 1992, le postmoderniste américain Robert Venturi décrochait la palme, sans mention de son associée Denise Scott Brown. Des pétitions ont tenté, en vain, de changer la donne. En 2012, rebelote, le Chinois Wang Shu déplorait d’avoir été sélectionné par le jury sans sa femme, Lu Wenyu, pourtant impliquée à ses côtés. Des injustices en cascade qui illustrent en réalité un déséquilibre structurel : « Il y a dans le milieu toute une série de freins, de plafonds de verre qui font que les femmes arrivent rarement à la tête d’une agence. On leur réserve souvent des statuts de collaboratrices qui les invisibilisent. Il y a pourtant une parité lors de la formation mais beaucoup de diplômées empruntent finalement d’autres voies, dans la fonction publique ou la culture notamment », constate Jean- Didier Bergilez, professeur à la faculté d’architecture de l’ULB, en charge d’un cours dans le master de spécialisation en étude de genre.

EqualStreetNames

Le manque de femmes à la manoeuvre pour concevoir nos immeubles et nos villes reste donc criant. Et cela explique, au moins en partie, que nos espaces sont encore et toujours imaginés pour les hommes. Ceci dit, au-delà du Pritzker, 2020 a apporté son lot d’avancées, certes à petite échelle, mais qui ont le mérite d’inscrire à l’agenda la question du genre dans la ville. Ainsi, Open Knowledge Belgium et la collective féministe Noms Peut-Être ! ont lancé EqualStreetNames. Brussels, une carte interactive avec des codes couleur pour les noms des rues désignant des femmes ou des hommes – les premières ne représentaient que 6,05% de la globalité.

> Une sacrée paire de rues: « 139 rues portent des noms féminins sur les 19 communes bruxelloises » (chronique)

Un chiffre que l’équipe entend faire évoluer. Et en septembre, la plateforme « L’architecture qui dégenre » a initié ses deuxièmes Journées du matrimoine, avec pour but de mettre en avant les oeuvres dues à des conceptrices en Région bruxelloise et avec l’intention d’étendre l’action à Liège en 2021. « Ces dernières années, on commence à voir une valorisation des femmes dans l’architecture, observe la jeune Apolline Vranken, responsable de cet événement. Mais il reste énormément de chemin à parcourir. Je travaille également comme consultante pour analyser des projets sous ce prisme et faire des recommandations sur plans. » Jean-Didier Berligez, lui, pointe le bon exemple de Namur qui prévoit, dans le cadre de certains cahiers des charges d’appel à auteurs de projets, « des notions d’appropriation inclusive de l’espace public, ce qui a amené des marches exploratoires en groupes non mixtes pour faire part de leur expertise dans leur manière de vivre la ville ». Le chantier s’avère colossal, il n’en est qu’à ses débuts, mais la génération montante semble plus encline à le prendre à brasle-corps. A nos dirigeant.e.s de se laisser porter par ce devoir de changement.

Le défi: une politique urbaine inclusive

En matière d’espaces publics, les pratiques masculines restent la norme. Pourtant, les études montrent que les deux sexes utilisent différemment la ville. D’abord parce que les femmes conservent majoritairement la gestion des enfants, mais aussi parce qu’elles ont une stratégie d’évitement et s’arrêtent moins en rue.

« Un premier axe de réflexion est la circulation, ce qui implique des trottoirs pour se déplacer en famille, des pistes cyclables adaptées…, énumère Jean-Didier Bergilez. L’occupation des lieux a aussi son importance. Je pense, entre autres, aux équipements de loisirs dédiés à des activités réputées masculines (basket, skate…), toujours plus nombreux. » Dans des espaces vastes, la femme aura tendance à tracer sans flâner ; elle se sentira plus rassurée si l’endroit est fragmenté par zones. Et l’architecte Apolline Vranken de relever un exemple bruxellois inspirant : « Au Mont des Arts, l’esplanade correspond à une utilisation masculine, mais les arcades, avec les vitres réfléchissantes à proximité, peuvent permettre à des groupes de danse de s’entraîner… »

Un troisième défi concerne la sécurité. « Il faut repenser l’aménagement, l’éclairage, etc., souligne la consultante. Un exemple: dans les plaines, les bancs sont souvent tournés vers les jeux, plaçant les mères dos au trottoir, en position insécurisante. Il faut donner la parole aux femmes. Elles ne défendront pas forcément mieux les enjeux d’une pratique féminine de la ville, mais cela multipliera les points de vue. On a la même réflexion par rapport aux figures de la colonisation et à la discrimination des afro-descendants. »

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