Ventre: la fin du tabou autour de notre deuxième cerveau
Cet organe mal-aimé fascine autant les psys que les cercles scientifiques, qui voient en lui l’épicentre de nos émotions. Quel rapport entretenons-nous avec notre ventre, dans une société qui sanctifie à la fois surconsommation et détox ? Enquête.
Qui n’a jamais eu l’estomac noué avant de prendre la parole en public ? Ne dit-on pas qu’il faut du temps pour « digérer » une mauvaise nouvelle, et que tout ce qui « sort des tripes » ne peut être que fort et authentique ? Même s’il cristallise les tabous et l’embarras, l’appareil digestif est omniprésent dans le langage courant. Pour autant, faites le test : contrairement au coeur, aux poumons et au cerveau, difficile de trouver un sonnet ou un alexandrin qui chante ses louanges.
S’il est boudé par les lettres, il est devenu, en l’espace de quelques années, le chouchou de la vulgarisation scientifique. Le point d’orgue ? La parution en 2015 du livre Le Charme discret de l’intestin (Actes Sud) – vendu à plus de 1 million d’exemplaires en Europe -, de Giulia Enders, étudiante allemande en médecine, qui traite de transit, de laxatifs et de vomissements. Cinq ans plus tôt, le Pr Heribert Watzke, chercheur spécialisé dans l’alimentation, électrisait son public lors d’une conférence TEDx, intitulée The Brain in Your Gut (Le cerveau dans votre intestin), et visionnée plus… de 1 million de fois sur la Toile !
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En 2003 déjà, Ghislain Devroede, professeur en chirurgie à l’université de Sherbrooke, au Québec, liait les troubles digestifs à la psychogénéalogie. Dans l’essai Ce que les maux de ventre disent de notre passé, il sonde nos entrailles et propose une « vision intégrée » du ventre, en examinant ses interactions avec la psyché et le vécu de ses patients. A l’évidence, désormais, l’omerta du bide touche à sa fin.
Même les célébrités parlent de tuyauterie à tout va. » L’hydrothérapie [du colon], c’est un peu le médecin d’autrefois, a déclaré l’actrice Juliette Binoche (dans les colonnes de La Parisienne). On prenait moins de médicaments et on se faisait des lavements, ou on jeûnait quand on était malade. Aujourd’hui, on est dans une médecine de frousse. » D’autres, comme Jennifer Lopez, Gwyneth Paltrow et Jennifer Aniston, préfèrent le jeûne thérapeutique. Certaines encore privilégient les tisanes laxatives et les thés détox.
Dans une société qui surstocke en permanence, tous les moyens sont bons pour s’assainir et se purifier de l’intérieur. Le bien-être physique et psychique passe-t-il donc à ce point par le ventre ? Le sociologue David Le Breton (1), le spécialiste de médecine chinoise Philippe Sionneau (2) et le thérapeute manuel Thibault Marlin, expert des techniques japonaises à l’Institut Lancôme, à Paris (VIIIe), nous livrent quelques pistes de réflexion.
Pourquoi le ventre est-il mal compris ?
Le mystère de cette chaudière interne nous taraude depuis des millénaires. Dans la mythologie chinoise et indienne, le ventre est considéré comme le siège de l’âme. C’est aussi là où naît la vie. Comme l’a écrit Victor Hugo, « le cerveau a la pensée, le coeur a l’amour, le ventre a la paternité et la maternité ». Même dans la Bible, son rôle est très symbolique. Jonas n’est-il pas resté prisonnier dans le ventre d’une baleine pendant trois jours avant d’être relâché et pardonné par Dieu ? A notre époque, la société ne considère plus le corps et l’individu comme une seule entité. Elle soumet le premier à mille et une injonctions, faisant de lui une source de fierté… ou de honte. Sans surprise, le complexe n° 1 des Français n’est autre que… le ventre. D’après une étude Ipsos Santé pour Activia, publiée en 2011, 1 personne sur 2 n’aime pas cet organe. Ce désamour devance largement les autres parties du corps. Viennent ensuite les fesses (18 %), les hanches (18 %), le torse et les seins (16 %) et les jambes (16 %). 66 % des sondés en arrivent même à la conclusion qu' »être bien dans son ventre, c’est être bien dans sa tête ».
Tel un jumeau bienveillant, le cerveau intestinal ressent, prend en charge et assimile les émotions et les problèmes engendrés par son grand frère et, qui plus est, il enregistre le retentissement émotionnel des événements marquants dans nos entrailles
Comment l’expliquer ? « Par opposition au cerveau, qui est l’organe le plus élevé du corps, et qui renvoie à une certaine objectivité, à un lien au sacré, le ventre est le bas corporel, la partie qui nous renvoie inéluctablement à notre animalité et à la reproduction, analyse David Le Breton. C’est un lieu de dévalorisation, surtout dans une société matérialiste qui considère le corps comme une entreprise à gérer, et qui doit se plier à notre volonté. » A défaut de contrôler sa vie, on tente de contrôler son corps, c’est bien connu… Et si le ventre nous interpelle autant, c’est qu’il échappe trop souvent à notre emprise. La curiosité grandissante dont il fait l’objet peut s’expliquer par le succès des médecines orientales et alternatives, qui séduisent par leur vision holistique et intégrée du corps humain. Sans oublier la vogue des techniques de méditation et de pleine conscience… Pour David Le Breton, notre obsession du ventre s’enracine aussi dans l’omniprésence de la nourriture dans les médias. « Notre société se gave littéralement de références culinaires. La revalorisation de la cuisine, du bien-manger, et la recherche de convivialité donnent envie aux gens de prendre soin de cet organe et de lever les tabous. »
Est-ce vraiment un second cerveau ?
Comme l’explique Irina Matveikova (3) dans son livre L’Intelligence du ventre (Guy Trédaniel éd.), « ce n’est pas aussi glamour et cela suscite au premier abord bien moins d’intérêt que la pulsion sexuelle, mais cet autre cerveau [digestif] s’avère être tout aussi débridé et imprévisible « . Le pionnier de cette nouvelle science, appelée neuro-gastroentérologie, est le Pr Michael Gershon, directeur du département d’anatomie et de biologie cellulaire de l’université de Columbia, à New York. Son postulat ? Le système nerveux de notre appareil digestif possède une activité cérébrale et une intelligence qui lui sont propres. D’où son surnom de second cerveau. Il a prouvé aussi que 90 % de la sérotonine, hormone du bonheur ou du bien-être, est produite et stockée dans la paroi intestinale. « Tel un jumeau bienveillant, le cerveau intestinal ressent, prend en charge et assimile les émotions et les problèmes engendrés par son grand frère et, qui plus est, il enregistre le retentissement émotionnel des événements marquants dans nos entrailles, écrit Irina Matveikova. Le cerveau intestinal est le lieu où la peur, l’anxiété et les phobies prennent leur source, et c’est aussi là que naissent l’intuition, l’appréhension, les prémonitions, le désir de contrôle et les obsessions. » Au lieu d’essayer de contrôler son ventre, il vaudrait mieux apprendre à l’écouter…
Pourquoi a-t-il tant d’incidence sur nos émotions ?
» Nous vivons dans des pays hypermédicalisés, les patients sont donc très exposés aux limites de la médecine conventionnelle et aux effets secondaires des médicaments. C’est ce qui explique en partie l’intérêt grandissant pour la médecine traditionnelle chinoise en Occident », insiste Philippe Sionneau. Sa spécificité ? Au lieu de compartimenter le corps, elle privilégie une vision holistique. Et relie chaque organe à une émotion particulière. La rate serait en lien avec le souci et la rumination, le foie avec la colère et les reins avec la peur. » L’acupuncture ancienne considère que les organes sont liés à des méridiens, des canaux d’énergie, poursuit-il. Les déséquilibres digestifs sont souvent la conséquence de troubles psycho-émotionnels, mais ils peuvent aussi en être la cause. »
D’après Philippe Sionneau, l’un des maux les plus courants chez ses patients serait le syndrome du côlon irritable, ou colopathie fonctionnelle. « Cette situation est emblématique de la différence entre médecine orientale et occidentale : le patient souffre mais les examens ne repèrent aucune anomalie. Face au silence de la science, de plus en plus de personnes vont chercher les réponses ailleurs, là où on ne va pas seulement traiter le symptôme, mais aussi s’interroger sur la cause dans sa globalité. » Mais pourquoi le ventre a-t-il un rôle si prépondérant ? « Il est ce qui nous reconnecte au monde maternel et à la vie intra-utérine, répond-il. Pendant neuf mois, un bébé est nourri par le cordon ombilical, relié à son nombril, qui est au centre du ventre. Inévitablement, cela laisse des traces. »
Le ventre est-il un baromètre du bien-être ?
Pour Thibault Marlin, spécialiste des massages respiratoires nippons (nommés « hara », qui signifie « ventre ») chez Lancôme, il y a dans le ventre une note de véracité, car « ce qui vient des tripes est toujours sincère « . C’est même le centre de gravité du corps. Le praticien affirme que sa clientèle est composée majoritairement de chefs d’entreprise, d’avocats et de psychologues. En somme, « des individus exerçant des professions cérébrales, qui veulent apprendre à se reconnecter avec la nature, à ressentir pleinement leurs émotions ». « On est dans une société « du haut », qui privilégie, voire sanctifie, l’activité cérébrale, conclut-il. Il ne s’agit en aucun cas de la nier, mais plutôt de l’équilibrer en faisant circuler l’énergie dans le ventre. » Hypnose, massage, exercices, méditation, pleine conscience, alimentation saine, acupuncture…, à chacun sa méthode pour lâcher prise.
Par Rebecca Benhamou
(1) La Sociologie du corps, Que sais-je ?, PUF, publié en janvier dernier.
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