Comment le design textile est passé de medium mal-aimé à coqueluche des artistes (et de leur clientèle)
Si le design textile a aujourd’hui le vent en poupe, il a cependant longtemps été méprisé dans le monde du design, pour son aspect pratique mais aussi parce qu’il s’agissait d’une technique «de femmes». Pourquoi ce changement? Pour le comprendre, il faut démêler les fils d’une pratique millénaire, et entremêler les récits.
Au commencement était… l’art textile. C’est qu’avant d’orner les murs de la grotte de Lascaux ou de manier le fer, nos lointains ancêtres ont eu besoin de se vêtir, ce qui signifie que le travail des matières textiles serait donc la plus ancienne forme d’expression créative au monde. Et si, à l’époque des chasseurs-cueilleurs a priori peu portés sur l’égalité des sexes, on peut concevoir que cette tâche ait été réservée aux femmes, la longévité de cette distinction, ancrée dans une forme de mépris pour ce médium jugé «plus léger» dans tous les sens du terme, surprend. Des millénaires d’évolution séparent ainsi la Préhistoire des prémices du Bauhaus, et pourtant, si l’école de Walter Gropius est toujours qualifiée de novatrice plus d’un siècle après sa fondation, son approche genrée de la création est, elle, tout sauf moderne. Aux hommes l’architecture et le design, aux femmes, l’atelier textile, point.
Et si cette approche peut sembler en opposition totale avec le principe d’égalité des sexes défendu par les têtes pensantes du Bauhaus, il ne faudrait toutefois pas y voir un frein à la créativité. La spécialiste des études de genre Susanne Böhmisch y voit même plutôt une «stratégie de la convenance», soit l’investiture d’un rôle traditionnel dans lequel on acquiert une forme de liberté. Cent ans plus tard, cette définition sonne plus vraie que jamais, à la différence près que le design textile se dégenre lentement mais sûrement. Et que dans un marché de l’art parfois saturé, c’est justement son approche artisanale qui le rend si prisé. Mais commençons par le commencement, donc.
Art ou artisanat?
Avec la céramique, le textile représente donc une des formes d’art les plus anciennes, et si tant l’une que l’autre naissent d’un besoin utilitaire, très vite, une volonté esthétique accompagne la démarche, puisque les premières expérimentations avec la broderie remontent à l’âge du bronze. Mais pourquoi donc faut-il attendre plusieurs millénaires pour que cette pratique gagne la reconnaissance qu’elle mérite? Designer textile et responsable de la section dédiée à la discipline au sein de La Cambre, Anne Masson, qui forme avec Eric Chevalier le studio Chevalier Masson, y voit un corollaire de l’échelle de valeur «très contrôlée» des marchés de l’art. Laquelle a longtemps été en discordance avec «les enjeux décoratifs, l’élasticité souvent déroutante de son statut et l’étiquette ‘domestique’ du textile».
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Même si, le monde de l’art n’étant rien si pas volatile, il est arrivé que les œuvres de tissu aient plus ou moins la cote au gré des modes, les tapisseries flamandes du XVIe siècle incarnant selon Anne Masson «une très haute et indiscutable valeur artistique, tout à fait indissociable des fonctions narratives et d’isolation thermique qu’elles assuraient».
Sans oublier leur fonction émancipatrice.
C’est que si le textile est «un médium de femmes», alors par définition, il est aussi une manière pour elles de s’affranchir des conventions et de développer une expérimentation artistique et créative.
On en revient au Bauhaus: loin de les confiner, l’obligation pour les artistes féminines du mouvement de se cantonner à ce seul moyen d’expression les libère. Co-commissaire de l’exposition Josef et Anni Albers à la Fondation Boghossian, Edouard Detaille y voit ainsi «une opportunité pour elles de montrer que le textile est tout sauf de l’artisanat. Mais aussi une manière de démontrer qu’elles étaient autant si pas plus talentueuses que leurs contemporains masculins».
Le design textile au-delà de l’esthétique
Lesquels sont peut-être plus nombreux que jamais à s’essayer à des techniques longtemps considérées comme féminines en raison de l’engouement qu’elles suscitent aujourd’hui. Ainsi, selon les projections actuelles, le marché européen des textiles d’intérieur devrait continuer à croître de 5% par an jusqu’en 2031 au moins. Le secteur vaudrait alors plus de 31 milliards d’euros, ce qui donne une idée concrète de la popularité de ce médium au croisement de l’art, de l’artisanat et de l’aménagement.
Chargée de former la nouvelle génération de designers textiles à LUCA, l’incarnation gantoise de l’école artistique Saint-Luc, Cathérine Biasino se réjouit de l’importance actuelle accordée à la production textile. Pour elle, cela signifie en effet «que l’ensemble du processus de fabrication est devenu beaucoup plus visible, ce qui a également rendu les consommateurs plus conscients du travail qui se cache derrière. Ce changement a entraîné une revalorisation et a également mis le textile sur la carte en tant que produit de design». Et de noter qu’on voit de plus en plus d’artistes des deux sexes opérer dans cette zone de croisement entre l’art et le design.
Lesquels sont aussi toujours plus reconnus: les designers bruxellois Georges Ahokpe et Estelle Chatelin (Ahokpe + Chatelin) ont ainsi vu leur travail récompensé d’un SaloneSatellite Award lors de l’édition 2023 de la Milan Design Week, tandis que la dernière lauréate du prix jeune talent des Henry van de Velde Awards n’est autre que Nathalie Van der Massen et que les tapis et nappes de notre compatriote Laurence Leenaert, alias LRNCE, sont copiés partout dans le monde (lire par ailleurs). «L’importance des textiles ne doit pas être sous-estimée, martèle Cathérine Biasino. Les textiles sont des émotions, cela va au-delà de l’esthétique pure. Qu’il s’agisse d’un tapis, d’un rideau ou d’une tapisserie, quelque chose se produit quand vous intégrez un élément textile dans une pièce. La tonalité de l’espace change, mais il y a aussi un enrichissement émotionnel qui se produit.»
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Dimensions diverses
Mais comment expliquer, alors, que cette pratique ait longtemps subi le statut de parent pauvre du design? Et surtout, pourquoi en avoir fait une affaire de femmes? Pour Anja Baumhoff, qui étudie les structures de pouvoir au Bauhaus depuis les années 90, cela s’explique en partie par le fait qu’on partait du principe que ces dernières «pensaient en deux dimensions, alors que leurs partenaires masculins pouvaient penser en trois dimensions».
«Dans la sphère domestique des sociétés occidentales, les femmes avaient et ont d’ailleurs toujours parfois la charge de la fabrication et de l’entretien du linge. Ces activités manuelles faites de gestes répétitifs sont susceptibles d’être interrompues puis reprises, donc compatibles avec d’autres tâches, dont celle de s’occuper des enfants»
pointe pour sa part Anne Masson.
Pour elle, «les ouvrages qui en résultent manifestent pourtant une valeur identitaire et sentimentale. Le temps passé, la charge symbolique, émotionnelle qu’ils véhiculent sont des valeurs reconnues, voire recherchées aujourd’hui». Dès le mitan du siècle dernier, Anni Albers n’affirmait-elle pas déjà que «l’utilité n’empêche pas quoi que ce soit d’être de l’art»?
L’histoire semble enfin lui donner raison, même si le chemin pour y parvenir aura été sinueux. Forte de près de vingt ans de pratique, Linda Topic, designer textile et collègue d’Anne Masson au sein de l’atelier dédié à La Cambre, se souvient qu’à ses débuts, «le métier de designer textile semblait inconnu, comme si les gens ne s’étaient jamais demandé qui avait dessiné les motifs de leur robe ou de leur moquette, affiné les couleurs de leurs rideaux ou pensé le moelleux de leur plaid». Vingt ans plus tard, «c’est un métier dont on parle plus facilement, il est davantage entré dans les consciences».
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Même si de nouveaux défis font leur apparition, puisque «l’essentiel de la production textile européenne est maintenant délocalisée en Europe de l’Est et en Asie». Et Linda Topic de souligner que «les entreprises textiles chinoises sont friandes de designers textiles formés en Europe».
Objet voyageur
D’apparence délicat, le textile serait donc un médium brodé de luttes et d’obstacles avec, en fil rouge, un manque de reconnaissance: hier, celui des accomplissements véritables de celles qui le pratiquaient, et aujourd’hui, peut-être, de l’importance de cultiver et conserver ces techniques plutôt que de les délocaliser. Une problématique compliquée par l’essence même de ce matériau.
«Objet voyageur par excellence, le textile ne connaît pas les frontières et s’il les passe il est prompt à s’acclimater, se traduire, se mettre à la couleur de son hôte, sans renier ses origines. Il se déconstruit et se reconstruit, est complètement décomplexé. Vous essayez de l’attraper, il vous file entre les doigts. Copié, recopié, imité, il n’appartient qu’à lui-même. Et si vous le négligez, les mites auront tôt fait de le faire disparaître»
remarque Linda Topic
Reste que ses spécificités, en adéquation totale avec les préoccupations modernes, laissent espérer le meilleur pour cette technique ancestrale qui n’a de cesse de se réinventer. «La plupart des candidats à La Cambre manifestent le désir de savoir-faire avec leur mains, d’éviter des pratiques où l’outil informatique mobilise et domine, pointe Anne Masson. Les jeunes artistes cherchent un accès à la minutie du textile, car ils perçoivent qu’une connaissance et une pratique approfondie de ces techniques permet de dessiner des perspectives singulières, qui peuvent ensuite être déployées dans des contextes variés. Les préoccupations éthiques quant aux ressources, matières premières et modes de production servent aussi de moteur à l’engouement actuel. Le design textile répond aussi à une recherche accrue de pratiques collectives qui mutualisent lieux, équipements mais aussi démarches de création.» Et de pointer que le textile stimule «joyeusement» cette collaboration mâtinée de transmission. C’est Anni Albers qui serait fière, elle qui avait toujours intégré une forme d’écriture à ses tissages, dans une volonté de rappeler la vocation de transmission de savoir-faire des tissus d’antan. Je tisse donc j’existe?
Fils fluides
Pour la jeune génération de la création belge, en tout cas, il s’agit d’un mode d’expression de choix.
«Le design textile contemporain se renouvelle en permanence grâce aux différentes écoles d’art belges. Elles sont à l’écoute de l’actualité et apprennent à leurs étudiants à développer des processus de pensée conceptuels, qui vont au-delà de l’apprentissage des techniques. On réfléchit à la manière dont un support comme le textile peut raconter une histoire, et les designers belges contemporains se positionnent consciemment sur le marché international et sont reconnus pour cela.»
souligne Cathérine Biasino
A juste titre, comme le démontre notre compilation de talents à découvrir dans les pages qui suivent. Et si la parité n’est pas encore la norme, la pratique n’a de cesse de se dégenrer. Victor Horta considérait les textiles comme la source de toute architecture. Ils servent désormais de fondation à une exploration poétique, pratique et engagée des limites de la création. «Fondamentalement, le textile incarne la fluidité des catégories, non pas la rigidité», pointe encore Anne Masson, et cela correspond furieusement à l’air du temps.
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