Guillaume Sanchez, chef clivant et brillant théoricien d’une post-cuisine tant attendue

© Cyril Zannettacci
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Attendue comme le messie, la gastronomie du « monde d’après » a désormais un manifeste. Son nom? Post-Cuisine. On doit cette somme engagée à Guillaume Sanchez, chef parisien intranquille.

C’est un personnage marquant, clivant comme on dit aujourd’hui, du paysage gastronomique français. Au propre comme au figuré. Il suffit d’avoir vu une fois le visage de Guillaume Sanchez (1990, Bordeaux) pour ne plus jamais l’oublier. Il faut dire que l’homme est tatoué des pieds à la tête, ça aide. Pour la plupart, ces dessins à même la peau, l’intéressé les a réalisés lui-même – il n’avait que 14 ans et faisait encore du skate quand il a commencé à faire de son épiderme un livre ouvert.

« J’ai toujours été contre le guide du Fooding. Cela ne m’intéresse pas d’être soumis à la critique d’une bande de blogueuses qui découvrent la bouffe depuis deux ans »

Perdure aussi dans la mémoire ce regard perçant qui est la marque d’un caractère fort, connu pour son franc-parler. Sanchez possède une faculté innée à s’embrouiller avec autrui, jamais avare d’une petite phrase assassine. Ainsi quand on le lance sur les instances de validation gastronomique, il ne manque pas de décocher une flèche. « Nous avons une étoile au Michelin, c’est l’un des guides que l’on respecte le plus au restaurant. En réalité, cela ne me dérange pas d’être jugé, je veux juste savoir par qui. C’est pour cela que j’ai toujours été contre le guide du Fooding. Cela ne m’intéresse pas d’être soumis à la critique d’une bande de blogueuses qui découvrent la bouffe depuis deux ans », balance-t-il sans égard pour la popularité du célèbre guide parisien. Sanchez n’est pas plus tendre avec les journalistes gastronomiques à qui, le 30 août dernier, il a adressé le message suivant sur Instagram: « Ici et là, je vois la « presse » ouvrir sa gueule sur qui mérite ou non d’être en place dans un restaurant, qui est capable de transmettre des émotions à leur si grande bouche régalée à grand coup de week-ends presse gratos, je les vois écrire des communiqués de presse de restaurant qu’ils visiteront eux-mêmes par la suite, quand ils n’écrivent pas pour les mêmes agences de relation publique en continu par peur de ne plus être rincé. » Ambiance.

‘Manger un produit frais hors saison ou hors territoire devrait être aussi choquant que trouver un cafard dans l’assiette.’

Si, comme on peut s’en douter, il s’est fait beaucoup d’ennemis sur la place publique, ceux qui restent à l’écart de ce type de polémiques en vogue s’accordent à lui concéder de réelles qualités d’engagement gastronomique. Ainsi d’une observatrice avisée comme Elvira Masson ( lire par ailleurs), chroniqueuse culinaire dans l’émission Très Très bon sur Paris Première, qui reconnaît en lui « une infatigable tête chercheuse ».

Deux ruptures

Qui croit aux lignes de la main devrait repérer deux brisures au creux de la paume du chef du NE/SO (dites « Nesso »), son restaurant avant-gardiste du IXe arrondissement. La première concerne un changement radical d’orientation. Après avoir appris le métier de pâtissier en suivant la voie royale, celle des Compagnons du Devoir qu’il a rejoints dès 14 ans, Guillaume Sanchez met fin à cette carrière qui l’avait pourtant mené dans les plus grandes maisons, de Pierre Hermé à Ladurée. Il explique: « Cela s’est passé du jour au lendemain. Ma dernière prestation en tant que pâtissier, je m’en souviens très bien. J’avais travaillé toute la journée en mise en place pour le service du soir. C’était à l’époque des menus non imposés, les gens avaient donc le choix de prendre un dessert ou non. Personne dans la salle n’en a voulu. J’ai tout arrêté et je me suis juré de ne plus jamais bosser dans le vide. »

Ni une, ni deux, le pâtissier qui n’avait eu de cesse d’observer ce qui se passait derrière les fourneaux depuis son poste décide de devenir chef. Et il choisit l’option autodidacte en se mettant à compulser un nombre incroyable de bouquins et de vidéos sur YouTube. « J’ai eu la chance d’apprendre à cuisiner seul, d’échouer et de réussir, m’aidant de tout ce qu’Internet pouvait m’apporter, avec un appétit insatiable et des équipiers incroyables. Quand on ne sait pas faire, on est libre de tout. Cela m’a permis de ne jurer fidélité à aucune école, mouvement ou dynastie. »

En 2015, il inaugure Nomos, son premier restaurant. Deux ans plus tard, fort d’un passage de sept semaines dans la saison 8 de Top Chef, il enchaîne avec NE/SO, adresse fonctionnant avec 97% de produits français, rapidement sacrée par un macaron et une présence au classement World’s Fifty Best Discovery.

Tout roule? Oui, jusqu’à la seconde remise en question, la pandémie qui, en le mettant à l’arrêt, pousse le Parisien d’adoption à théoriser son approche par le biais d’un manifeste au titre éloquent de Post-Cuisine.

Le pitch? Consigner une manière de cuisiner « hors piste » pour le fameux « monde d’après », celui auquel ne comprend rien une majorité de chefs nés sur un socle d’abondance et nullement prêts à le remettre en question. De cette gastronomie assise sur ses lauriers, le grand public reçoit régulièrement les échos scandaleux par le biais d’une presse généraliste avide de gros titres mais pas pour autant conscientisée des problèmes systémiques: il est alors question de violence en cuisine – celle de chefs devenus des machines insensibles à force de formatage -, d’autoritarisme contreproductif et de gaspillage abyssal. De routine anesthésiante aussi mais ce volet-là est incompatible avec les unes.

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Nul opportunisme dans la démarche de l’ancien Compagnon, il avait déjà prévenu à la faveur de plusieurs interviews qu’il était temps de secouer le cocotier gastronomique, conscient que « les maîtres cuisiniers de 60 ans ont grandi dans un autre monde ».

Avec sa brique de plus de 300 pages sans la moindre photo (en revanche, mention pour les très belles illustrations de Cloé Guitton) comprenant 30 recettes, Sanchez endosse le rôle de porte-parole d’une nouvelle génération « née d’un bouillon radioactif », une avant-garde aux allures de « couteau suisse », comprendre tout à la fois « modulable et pleine de ressources ». De manière symptomatique, l’ouvrage s’ouvre sur une citation de l’Apocalypse. On en est vraiment là? « Oui, je le pense sincèrement, tout le modèle est à revoir, confie-t-il. Face aux réalités insupportables du monde, on ne peut plus cuisiner comme si de rien n’était. Il reste que j’ai toujours vu l’apocalypse comme une bonne chose, un renouveau. »

Guillaume Sanchez, chef clivant et brillant théoricien d'une post-cuisine tant attendue
© Cloé Guitton

Une méthode pour changer

La « révolution » Sanchez s’appuie sur trois évidences. La première est celle du « menu dégustation ». Pour lui, le menu linéaire, entrée-plat-dessert, n’est pas seulement synonyme d’ennui mortel, il est également un frein créatif doublé d’un gouffre. « Le menu linéaire coince les chefs, il les met dans une position binaire. Pour attirer les convives, ils inscrivent un plat à la carte en risquant qu’il soit dégusté à un mauvais moment en raison de plein de facteurs extérieurs, par exemple un stockage prolongé. Au contraire, le menu dégustation permet de maîtriser ses assiettes, sa masse salariale, ses coûts et surtout son empreinte carbone. On sait que c’est la perte de matière première qui fait des restaurants des entreprises extrêmement polluantes« , analyse le natif de Bordeaux.

Le second axiome sur lequel Sanchez capitalise, c’est le produit local… mais sans jamais le revendiquer. « Il ne faudrait même pas avoir à le dire, c’est une norme, presque un non-sujet, en tout cas jamais une bannière publicitaire, avertit-il. Manger un produit frais hors saison ou hors territoire dans un restaurant devrait être désormais aussi choquant que trouver un cafard dans l’assiette. »

Enfin, le dernier commandement de l’approche NE/SO est de faire l’impasse sur la viande, source de souffrance et de pollution. En revanche, Guillaume Sanchez ne s’interdit pas les poissons, éléments essentiels dans ses constructions gustatives, mais seulement si ceux-ci ont subi l’ikejime, technique d’abattage nippone consistant à provoquer la mort cérébrale. « Ce procédé confronte à la responsabilité que revêt la mise à mort de l’animal. A la différence d’autres méthodes, il n’agonise pas entassé, épuisé ni stressé. »

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Un potentiomètre

A cette orthodoxie envisagée comme élémentaire, Guillaume Sanchez vient greffer plusieurs autres composantes. Ainsi du principe d’incertitude qu’aucun autre chef n’a intégré avec autant de force. Là où les restaurants au sommet de la pyramide gastronomique vendent de la perfection à la pelle, l’ancien pâtissier redéfinit l’acte de cuisiner comme « apprivoiser l’incertitude ». « Dans notre métier, précision et incertitude se répondent. La recette dose, pondère, marque l’étape, enregistre. Tout le reste, c’est-à-dire la cuisine, dépendra d’une journée, d’un produit, d’une température de pièce ou d’assiette, de votre humeur, de vos muscles, de vos nerfs, du fruit, du légume, de l’animal entre vos mains, de l’endroit où il est né, d’où il a évolué, de la manière dont il s’est nourri, et de la manière dont l’homme l’a tué. »

Voilà qui précipite par la falaise les tenants du conservatisme culinaire. La gastronomie est une science inexacte reposant sur le vivant. Qu’y faire? Au chef « de développer une culture, une attitude et les connaissances nécessaires pour jouer avec les imprévus que cette discipline déclenche au quotidien, et de créer des émotions à travers l’aboutissement de ce parcours: un plat, un repas. »

Il n’est pourtant pas question d’opposer un nouveau type de maîtrise face à l’incertitude, il est davantage question d’une attitude métissée consistant à la fois à « savoir et ne pas savoir ». Pour cela, Guillaume Sanchez, qui passe son temps libre à tester les autres restaurants, préconise un mélange des registres, un décloisonnement. Par exemple, offrir des contours street food à un plat traditionnel comme la blanquette de veau. Voire conférer des notes iodées au croque-monsieur, comme le fait son fameux « croque-marin », plat signature reposant sur de l’anguille fumée, du beurre aux algues et de la réduction de poisson.

C’est une constante, la junk-food s’invite en permanence chez lui. Arguments massue à l’appui: « Je suis un enfant de la culture fast-food. Grâce à la semaine des 32 heures, mes parents passaient plus de temps avec moi. Notamment le mercredi où l’on allait au cinéma mais jamais sans être passé par un McDonald’s. Ma perception du goût n’aurait jamais été la même sans cette expérience qui reste actuellement celle de millions de Français. Je suis le fruit de cette nourriture de classe moyenne, extrêmement conditionnée par la publicité, insouciante quant à la surenchère et la composition des produits. Je suis le fruit d’une nourriture de cantine abominable, de ces poissons de réfectoires dégorgeant de collagène blanchâtre. Mon palais est aussi le fruit de ces bonbons hyper-acidulés, du goût vif de l’acide ascorbique sur ma langue de gamin, de ces biscuits et céréales saturés de gras et de sucre et de l’extraordinaire harmonie artificielle des produits industriels. »

Comment dès lors convier cette intensité perdue et snobée au banquet gastronomique? Sanchez a trouvé une solution efficace, dite « claques et caresses », basée sur le contraste et l’oscillation à travers une succession de plats de réconfort et de créations déstabilisantes. « L’idée est de proposer une redécouverte, une réflexion et une sortie de confort. Ou même, au sein d’un même plat, de provoquer l’inconfort pour amener progressivement, au fur et à mesure de la dégustation, une retrouvaille avec le plaisir et la caresse. »

Afin de ne pas se perdre en chemin, ce trublion des saveurs a même imaginé un outil lui permettant de visualiser cette dynamique. Son nom? L’égaliseur, une grille de 13 critères (sucré, umami, iodé, texture… ainsi que des composantes culturelles, par exemple l’adéquation à l’air du temps, cruciale dans son approche) lui permettant de dresser un profil pour chaque mets. But de la manoeuvre? S’autoriser à « pousser les potards », comprendre exprimer le maximum de saveur, un peu comme un DJ devant sa table de mixage décidant de monter les potentiomètres jusqu’à la butée. « On grimace ou on danse, mais quoi qu’il en soit, on sort de l’ennui », conclut l’intéressé. Quel autre programme souhaiter à la gastronomie pour les dix prochaines années?

Post-Cuisine, par Guillaume Sanchez, Editions du Chêne, 328 pages.

Post-Cuisine, par Guillaume Sanchez, Editions du Chêne, 328 pages.© SDP

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