La gastronomie sociale, ou quand la cuisine retrouve son âme

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Coupée chaque jour un peu plus de la réalité, la cuisine perd son sens. Heureusement, des chefs de bonne volonté se mobilisent pour lui permettre de retrouver son âme : créer du lien entre les gens.

Le 30 mars dernier, le duo d’humoristes français Eric et Quentin livrait une autre de ses séquences hilarantes à l’occasion du Petit Journal de Canal+. Intitulé ironiquement « Le Mangeing.com « , ce pseudo-documentaire marchait sur les traces de foodies parisiens à peine caricaturaux. Adriand (sic) et Bertrand, deux « estèphes (sic) de la cuisine », sapés A.P.C., y détaillaient leur quotidien, entre découverte d’un « petit bar à tapas moldave » et l’ingestion « d’une petite salade à la papaye de Kuala-Lumpur ». Feuille de mâche coincée dans sa barbe de hipster, le personnage de Bertrand déployait l’irritante litanie des mots et expressions tendance du moment : « une tuerie », « ça danse dans l’assiette », « tataki », « snacké »…

Certes drôle, le court épisode n’était pas si anodin. Il invitait – cela devient une urgence – à s’interroger sur le devenir de la haute cuisine et sur le bon sens de ceux qui en rendent compte. Depuis que le métier de cuistot est sorti du purgatoire, ce qui est une bonne chose, la gastronomie ne semble plus avoir de garde-fou. Au point de sombrer souvent dans le ridicule. Disserter à l’infini sur une sauce au yaourt infusée au gin, afficher la moindre banane écrasée avec des biscuits sur Instagram ou assurer que la meilleure aile de poulet que l’on ait jamais dégustée se trouve à Berlin, enjoint à prendre de la distance avec la bêtise, voire l’indécence, que génère l’engouement autour de ce que l’on mange. On n’évoque même pas les ego exagérément enflés de certains chefs qui circulent désormais dans des voitures avec des plaques d’immatriculation gravées à leur nom. Egoïste et borné, le secteur a-t-il perdu la raison ?

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Exclure ou inclure

S’il était simplement grotesque, le foodie ne mériterait même pas qu’on lui consacre une seule ligne. Le problème, c’est que, sous ses dehors insignifiants, il instille une partition du monde entre ceux « qui savent » et les « autres ». Un vrai système d’exclusion truffé de codes subtils et de retournements versatiles. Vous n’êtes pas au courant que  » la tartufata, c’est out » ? Pas de chance, vous voilà désormais socialement exilé sur la rive des « blaireaux » et autres « beaufs » au coeur d’une réalité dans laquelle il est indispensable de montrer patte blanche gastronomique.

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.© Frederic Raevens

Heureusement, il existe des hommes et des femmes qui ne sont pas prêts à accepter cette regrettable dérive. Aux quatre coins du pays, ils se battent pour que la nourriture retrouve ses fonctions essentielles : combler un besoin vital et rassembler plutôt que diviser. Bruxelles concentre assez bien ce débat. La situation y est critique. Comme le révèle une étude du SPP Intégration sociale datant de 2012 mais toujours d’actualité, un tiers des habitants vivent avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté. Et plus d’un cinquième de la population bruxelloise d’âge actif perçoit une aide sociale ou un revenu de remplacement (chômage ou invalidité). Dans le même temps, on constate aussi que moins de la moitié des demandes pour un logement social sont satisfaites et que les loyers dans la capitale s’avèrent exorbitants pour les ménages ayant des revenus de niveaux faibles à moyens. A cela, il faut ajouter le fait que la facture énergétique (gaz et électricité) n’a cessé d’augmenter. Résultat des courses ? La part du budget du ménage consacrée aux repas se réduit comme une peau de chagrin, à tel point que se sustenter de manière équilibrée s’avère problématique pour une partie importante des habitants de la Région Bruxelles-Capitale. Cette réalité est corroborée par les chiffres. En témoigne le dernier bilan de La Fédération des Services Sociaux (FdSS) qui signale que « plus de 55.000 personnes y font appel aux dons alimentaires ».

La gastronomie sociale, ou quand la cuisine retrouve son âme
© Frederic Raevens

Cette urgence génère initiatives et vocations. Parmi les différents acteurs mobilisés, il faut mentionner L’Autre Table à Laeken, un restaurant social reconnu par la Fédération des Restos du Coeur. Imaginé en 1995, cette structure qui fait preuve d’un dynamisme impressionnant – en onze ans, son activité a progressé de 294 % – inspire le respect. On en prend la mesure en rencontrant l’une des formatrices qui y travaille, Virginie Ernotte. A 41 ans, cette madame 10. 000 volts a mis les pieds dans la gastronomie sociale par vocation. Connaissant par son prénom chacune des 200 personnes qui viennent prendre quotidiennement un repas ici, l’intéressée a commencé sa carrière à la Ville de Bruxelles il y a vingt et un ans. « Je suis diplômée de l’école hôtelière de Namur. Ça a toujours été une passion absolue. J’ai rejoint L’Autre Table il y a quatre ans à ma demande. Je voulais concilier le métier avec le besoin que j’ai d’être en contact avec les gens et de transmettre. »

Mettre en scène

Virginie Ernotte, chef de l'Autre Table à Laeken
Virginie Ernotte, chef de l’Autre Table à Laeken© Frederic Raevens

Virginie ne pouvait pas tomber mieux, cette adresse de 135 couverts se découvre comme un modèle du genre qui peut se prévaloir de 40.000 repas servis à près de 850 personnes en 2014. Si son coeur vibre pour la haute cuisine, la formatrice n’a pas pensé une seconde à se lancer dans la course aux étoiles. Elle est ici comme un poisson dans l’eau, entre le petit Anthony venu se régaler avec sa mamie, dont elle prend des nouvelles, et les personnes âgées qu’elle embrasse avec chaleur. Cadre lumineux et décoration épurée, l’adresse ne ressemble pas à l’image que l’on peut se faire d’un restaurant à vocation sociale. « Ce n’est pas parce qu’on n’a pas les moyens que l’on doit ingurgiter n’importe quoi », explique cette pile électrique. Tomates coupées en tranches et reconstituées avec plusieurs couches de mozzarella, steaks préparés minute selon la cuisson souhaitée, filet de lieu noir « aux légumes du soleil », souci du respect de la pyramide nutritionnelle inversée, bouillon aux légumes amélioré de touches exotiques inspirées par les différentes origines du personnel aux fourneaux… on est loin de la purée liquide « clashée » à même l’assiette. Virginie Ernotte a bien compris la nécessité de mettre les aliments en scène pour les rendre appétissants, comme en témoignent les impeccables dressages proposés.

L’Autre Table ne se contente pas de fournir un dîner complet et équilibré aux personnes précarisées – entre 1 et 6 euros entrée, plat, dessert, petit pain et  » sourire de la crémière » compris – ou aux SDF – l’accès est gratuit pour ces derniers. L’endroit mène par ailleurs un programme de réinsertion professionnelle pour les « articles 60 », des personnes émargeant aux CPAS qui reçoivent ainsi une formation afin d’acquérir une expérience dans le secteur du catering.

Gaspiller, un crime

Frank Duval, sur les traces de Coluche
Frank Duval, sur les traces de Coluche© Frederic Raevens

Frank Duval, chef et formateur de 61 ans, est également un personnage-clé de L’Autre Table. Connu pour avoir imaginé Planète Chocolat, à Bruxelles, l’homme a été rattrapé par ses idéaux lorsqu’il avait opéré un retour à la terre dans les années 70. Lassé des rouages acérés de l’entrepreneuriat et inspiré par l’exemple de Coluche, il a décidé de mettre son talent au service d’une initiative qui empêche de nombreuses personnes de sombrer. Il précise : « Il ne faut pas se méprendre sur les gens qui viennent ici. La plupart sont de bons petits soldats qui ont largement accompli leur devoir envers la société… Ils ont travaillé toute une vie et se retrouvent avec presque rien, c’est-à-dire approximativement 150 euros une fois que toutes les charges ont été déduites. Ce que nous leur proposons, c’est plus que le simple couvert, c’est la possibilité de garder un lien social ; il s’agit d’un élément crucial. »

L'Autre Table à Laeken
L’Autre Table à Laeken© Frederic Raevens

Si L’Autre Table est réputée à Bruxelles, c’est aussi parce qu’elle est à la base d’une initiative qui porte le nom de D.R.E.A.M., pour Distribution et Récupération d’Excédents Alimentaires à Mabru. Frank Duval a joué un rôle important dans la mise en place de cette structure. « Dès 2005, nous avons développé une synergie avec le Marché Matinal afin de récupérer les fruits et les légumes invendus. Soit, une mine d’or de produits frais. Parfois, nous recevions une palette entière de tomates coeur de boeuf, à peine tâchées. L’offre était amplement supérieure à notre demande. J’ai rapidement écrit des notes pour signaler le potentiel qu’il y avait là. Je suggérais le développement d’un projet de récolte systématisée qui serait gérée par le biais d’une plate-forme de redistribution disposant d’une vitrine Internet », commente Duval. Lentement mais sûrement, le service voit le jour. Lancé en septembre 2015, il permet de récupérer plus d’une tonne de fruits et légumes invendus par jour et de les donner à une petite trentaine d’associations. « Il ne s’agit pas du tout de déchets, martèle Duval. Au contraire, c’est un outil précieux de l’aide alimentaire dont on peut espérer qu’à terme la totalité du potentiel soit exploité, soit 8.000 tonnes par an, si l’on y ajoute les marchandises du Centre Européen des Fruits et Légumes (CEFL). » Le tout fait sens dans un contexte de prise de conscience plus générale – le Danemark a inauguré son premier supermarché d’invendus pour lutter contre le gaspillage alimentaire ; les parlementaires français ont ratifié à l’unanimité un amendement qui impose aux grandes surfaces de recycler au lieu de détruire ces mêmes invendus ; ou encore le projet du chef britannique Adam Smith, Real Junk Food Project (RJFP), qui repose sur la récupération d’aliments à la date limite de consommation dépassée pour les transformer en d’alléchantes préparations.

Homme de bonne volonté

Serge Dainville, un nouveau sens à sa vie
Serge Dainville, un nouveau sens à sa vie© Frederic Raevens

Parsemée d’une bonne dose de crevettes grises et roses, la cassolette de poisson et de champignons de Serge Dainville donne l’eau à la bouche. Joseph, un septuagénaire au regard tendre, confirme : « C’est excellent et en plus c’est frais ! Je lui dis tous les jours », sourit ce veuf pour qui RestO & Compagnie, le restaurant social de Braine-l’Alleud, est une bouée contre la solitude. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’Olivier Parvais, le président du CPAS, n’a pas manqué de flair en confiant le poste de chef à Serge Dainville. Cet ancien boulanger-pâtissier de 54 ans fait valoir un parcours pas banal. « Pendant vingt ans, j’étais indépendant. Tout marchait bien pour moi, j’avais deux magasins, un triplex et même un appartement à l’année à la mer. Puis un jour, tout a basculé. Je me suis retrouvé avec mes sacs à dormir dans des caves sordides exploitées par des marchands de sommeil », résume l’intéressé. Peu à peu, celui qui officie désormais dans la Salle Germinal de la Maison du Peuple de Braine va remonter la pente… mais pas question pour lui de réintégrer le système en reniant ce qu’il a appris de son expérience. Après avoir effectué des petits jobs en ALE et avoir oeuvré au vignoble de la commune, l’ex-pâtissier retrouve le chemin de la nourriture. Ses créations quotidiennes sont prisées par la cinquantaine de convives qui fréquentent l’adresse tout au long de la semaine. Certains évoquent sa meringue italienne en salivant. Sa plus grande force ? Sa bonne volonté et une équipe d’une trentaine de bénévoles qui l’épaulent de manière hebdomadaire. Le repas – potage, plat, dessert et  » jatte de café » – s’affiche ici à 3 euros. Serge a choisi de faire confiance : « Nous ne menons pas d’enquête sociale, on part du principe que quiconque pousse la porte le fait par nécessité. » Bien sûr, tout n’est pas simple, Serge Dainville doit jongler entre ses commandes et les produits qu’il reçoit en partenariat avec le Carrefour Express et le Delhaize du coin. Il réussit néanmoins le miracle d’une cuisine alléchante pour ses cinquante fidèles, à un prix moyen de 50 euros par jour. Un vrai challenge qu’il qualifie d' »éprouvant » mais aussi d' » extrêmement gratifiant ». Tout le monde n’a pas la chance de donner du sens à sa vie.

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