Le design des boutiques, miroir de notre société

Le bubble shop de Christian Girard à Paris - l'histoire des boutiques au Design Museum Brussels.
Le bubble shop de Christian Girard à Paris (1969). © Nicolas Girard
Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Le Design Museum Brussels se penche sur l’aménagement d’intérieur des magasins et son évolution. «Un thème futile mais qui offre un beau cliché de la société à un moment donné», résume le commissaire Benjamin Stoz. Interview.

Saviez-vous que la lampe Pipistrello a été dessinée par Gae Aulenti pour l’enseigne Olivetti, dans les années 60? L’objet qui trônait alors au milieu des machines à écrire, à des fins commerciales, est devenu avec le temps une icône… Depuis que les boutiques existent, les designers en ont fait leur terrain de jeu. Comme l’Australien Mark Newson qui imagina pour la boutique anversoise du créateur Walter Van Beirendonck des éléments de mobilier innovants, ou Shiro Kuramata qui conçut une table avec le terrazzo des boutiques Issey Miyake.

La fameuse lampe Pipistrello, autrefois posée dans les enseignes Olivetti.
La fameuse lampe Pipistrello, autrefois posée dans les enseignes Olivetti. Copyright: Martinelli Luce © martinelli Luce

Mais le labo créatif ne s’arrête pas aux objets, il s’étend également à l’aménagement d’intérieur, l’expo proposée au Design Museum Brussels en témoigne. «Cela m’intéressait de prendre cette thématique un peu futile et d’arriver avec celle-ci à dégager des caractéristiques de notre société», explique le commissaire et architecte d’intérieur Benjamin Stoz. Il nous plonge dans le passé de ces lieux de consommation, du XIXe siècle aux années 2000, pour mieux comprendre le présent.

Benjamin Stoz, curateur de l’exposition On Display au Design Museum Brussels. Copyright: Grand Hornu/SDP © Grand Hornu / SDP

Comment l’architecture des boutiques a-t-elle évolué?

Il n’y a pas eu de véritable révolution! La plus grande remonte au Moyen Age, quand l’étal qui était à l’extérieur – les transactions financières se déroulaient alors en rue – est rentrée dans le local des artisans. Depuis, cet espace dédié à la vente n’a pas vraiment évolué. Il y a eu l’apparition des grands magasins, des passages couverts, des galeries, mais la boutique, elle, est restée inchangée ou presque, en termes de bâtiment… Ce qui a changé, c’est l’architecture d’intérieur. La boutique est certes considérée comme un sujet léger, mais de grands architectes comme Robert Mallet-Stevens ou René Herbst en ont fait un labo d’expérimentation. Vu qu’il s’agit d’une petite surface destinée à durer entre 5 et 10 ans, cela en fait un terrain d’audace par rapport à d’autres projets. Et cela donne un cliché parlant de la société à un instant T.

Avez-vous des exemples concrets?

En France, par exemple, le créateur d’intérieur Christian Girard a, dans les années 60, imaginé des boutiques complètements décalées, avec des rails où couraient les vêtements, un toboggan pour accéder à des cabines gonflables… Cet anticonformisme correspondait à la société d’alors. C’était aussi le moment de la conquête spatiale et ces lieux reflétaient la manière dont les gens voyaient le futur. Si on prend la boutique toute blanche de Courrèges à Paris à la même époque, là, on avait l’impression d’être dans 2001, l’Odyssée de l’espace. Il y avait aussi des boutiques qui rappelaient des grottes troglodytes, une allusion à Barbarella, à La planète des singes. Autant de références condensées en même pas 40 m2!

Le mobilier signé Marc Newson pour la boutique Wild and Lethal Trash de Walter Van Beirendonck, à Anvers (1996 et 1998).
Le mobilier signé Marc Newson pour la boutique Wild and Lethal Trash de Walter Van Beirendonck, à Anvers (1996 et 1998). Copyright: Tom Vack courtesy of Mark Newson LTD 2021 © Tom Vack, courtesy of Marc Newson Ltd, 2021

L’intérieur correspond-il au produit vendu?

Adolf Loos a travaillé, au début du XXe siècle, pour un tailleur viennois et l’aménagement n’a pas changé depuis car il correspond au produit haut de gamme vendu, destiné à un public de connaisseurs. Dès le début du XIXe siècle, les commerçants et les architectes ont pris conscience du lien entre le produit et l’aménagement. Un graveur topographique anglais a même listé les correspondances: ainsi le style gothique convenait aux pharmacies ; l’italien palladien aux magasins textiles, etc.

Le mobilier signé Marc Newson pour la boutique Wild and Lethal Trash de Walter Van Beirendonck, à Anvers (1996 et 1998).
Le mobilier signé Marc Newson pour la boutique Wild and Lethal Trash de Walter Van Beirendonck, à Anvers (1996 et 1998). Copyright: Tom Vack courtesy of Mark Newson LTD 2021 © Daniel Nicolas

Et ces codes stylistiques ont perduré?

Dans les années 80, Rei Kawakubo de Comme des Garçons avançait que la coupe des vêtements devait correspondre à l’intérieur des boutiques. C’est donc elle qui créait ses propres espaces minimalistes et déstructurés avec Takao Kawasaki. Il y avait parfois une absence totale d’aménagement et le vêtement n’était pas exposé. On allait le chercher dans un rituel très japonais. Cette idée de vide est peu à peu devenue le style s’apparentant au luxe. D’autres maisons, dans les années 90, ont suivi. De même, Esprit, dans les eighties, a développé un aménagement en phase avec les jeunes qui achetaient ses collections, avec leur tribu. Les boutiques colorées et multi-sensorielles ressemblaient à des lunaparks. Cela correspondait au produit certes, mais encore plus au groupe cible.

Une des boutiques minimalistes de Comme des Garçons à Paris (1990).
Une des boutiques minimalistes de Comme des Garçons à Paris (1990). Copyright: Coll. Galerie A1043 © Coll. Galerie A1043

On a glissé peu à peu vers une image de marque globale?

C’est cela la principale évolution. Au XIXe, le décor signifiait le statut commercial du client et la réussite du commerçant. Les marques n’existaient pas et il fallait créer une relation de confiance entre l’un et l’autre. Ça passait par cette mise en scène. Progressivement, la distinction sociale a laissé place à une distinction de groupes cibles ayant des habitudes culturelles communes. Désormais, l’architecture véhicule l’image de la marque, au même titre qu’une publicité dans un magazine. L’ensemble forme un pack de communication.

Les boutiques ont perdu de leur aura en devenant symbole de capitalisme ?

Si on va jusque dans les années 2000, il y a de plus en plus de grands architectes qui se concentrent sur des projets précis, comme le Néerlandais Rem Koolhaas pour Prada. Là, le prestige ne réside plus dans la boutique, mais dans l’architecte qui l’imagine. De cette manière, les marques essayent de justifier l’achat par un supplément d’âme émotionnel et affectif. L’architecture d’intérieur vient atténuer ce côté surconsommation.

Le Prada Fashion Store de New York signé Rem Koolhaas. Copyright: Getty Images

Le résultat, c’est qu’on retrouve des boutiques plus standardisées?

A partir des années 60, le concept de franchise se développe en Europe et on commence à créer des designs à multiplier à l’infini. Mais en parallèle, les marques de luxe, elles, vont investir pour se distinguer. Des maisons comme Vuitton ou Gucci vont mettre énormément d’argent dans leurs projets pour sortir de cette masse de magasins qui se ressemblent… Le minimalisme novateur de Comme des Garçons va devenir, lui, un classique dans les agencements. Il faudra s’en démarquer.

Votre expo s’arrête au tournant des années 2000, pourquoi?

Aujourd’hui, on est à un moment charnière. Dans le futur, il va falloir concilier la convivialité et la technologie et trouver une façon de capter à nouveau les clients partis dans le monde virtuel. La dernière boutique de l’expo est celle de la marque Okini, un site Web qui n’existe plus. La boutique se voulait l’extension de celui-ci. L’idée était que le client puisse voir des articles mais surtout se poser, boire un café… et utiliser Internet, ce qui était novateur. Les vêtements étaient posés sur un lit dans lequel on pouvait se coucher et surfer. Les concepteurs avaient esquissé des habitudes qu’on a désormais! Ils avaient imaginé le futur. C’était une vraie réflexion sur la société, il y avait une volonté de ramener le quotidien dans un univers technologique. Comme aujourd’hui finalement!

On Display, Design Museum Brussels, à 1020 Bruxelles. Jusqu’au 5 mars 2023. designmuseum.brussels

Et aujourd’hui?

L’expo du Design Museum Brussels se consacre surtout au XXe siècle mais le succès de la vente en ligne pousse désormais les boutiques à repenser leur aménagement. «Il devient primordial d’offrir une expérience unique, en jouant sur la déco, les couleurs et la musique», résume Isabelle Schuiling, professeure à la Louvain School of Management.
L’experte prévoit donc un regain de créativité des concepteurs pour imaginer des «lieux de vie où l’on peut flâner» car dans le futur, les gens ne viendront plus spécialement pour acheter, estime-t-elle. L’espace se doit aussi d’être plus multi-sensoriel: «L’idée est de contrer l’e-commerce en misant sur ses défauts. Il faut laisser les visiteurs toucher, sentir, goûter. Nature & Découvertes l’a compris. L’enseigne offre des tisanes et permet d’essayer divers articles. On en revient aux démos qu’on faisait avant dans les grands magasins.»

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La complémentarité virtuel-réel

Toutefois, les technologies restent évidemment indissociables de ce nouveau visage des boutiques. «L’idée est d’offrir une complémentarité. On parle de stratégie omnicanal, comme chez A.S. Adventure − quand la taille n’est pas disponible en rayon, on la reçoit 48 h après à la maison», illustre Isabelle Schuiling. «Le but est d’avoir en magasin les avantages qu’on peut avoir en ligne, plaide Ingrid Poncin, également professeure à l’UCLouvain. Et de citer les miroirs intelligents, permettant de se visualiser avec le vêtement, et la réalité augmentée, en matière de déco. «Néanmoins, l’humain reste primordial en termes de fidélisation, poursuit-elle. On va revenir aux réflexes du passé: les clients choisiront une boutique et un commerçant, plutôt qu’une marque.»

Enfin, Isabelle Schuiling pense que la collecte de data en ligne va permettre de personnaliser l’accueil IRL: «Les magasins vont recevoir ces données et pourront connaître les goûts de leurs consommateurs dès qu’ils entrent, ce qui améliorera l’accueil.» Selon elle, les caisses devraient par ailleurs disparaître car les gens n’aiment pas y attendre. Autant d’éléments qui pourraient donner un nouveau sujet d’expo!

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