Pourquoi nos cuisines ressemblent-elles de moins en moins à des cuisines?

cuisine minimaliste nordiska kok
Une cuisine Nordiska Kök © Kristofer Johnsson

C’est tendance: on planque les frigos et les lave-vaisselle, on invisibilise les hottes et on dissimule les plaques de cuisson sous un plan de travail. Pourquoi nos cuisines ressemblent-elles de moins en moins à des cuisines? Des experts répondent.

Les personnes qui sacrifient l’utilité à l’esthétique ne sont pas rares. Certaines vont même jusqu’à faire l’impasse sur une hideuse hotte, préférant ouvrir la fenêtre lorsqu’elles sont aux fourneaux.

Il suffit de scroller sur Instagram ou Pinterest pour constater que la tendance est aux hottes encastrées. Cette propension est déjà bien répandue pour les frigos ou les lave-vaisselle, mais aujourd’hui, plusieurs marques proposent même des plaques de cuisson dissimulées dans le plan de travail.

Ce concept de cuisine minimaliste n’est pas nouveau. Lorsque Kim Kardashian a posté, en 2019, une visite guidée de sa maison, aménagée par le designer belge Axel Vervoordt, l’évier invisible de sa cuisine a fait le buzz. Et pour cause: l’eau s’écoule à travers une fine ouverture cachée dans un îlot central. Un phénomène qui avait de quoi intriguer ses followers. Six ans plus tard, ce concept ne semble plus être si exceptionnel. La cuisine de l’avenir est-elle invisible?

Dans ce projet de Dries Otten, la cuisine se fond presque parfaitement dans l’espace de vie, notamment grâce à une table de cuisson avec système d’évacuation Bora intégré. © ©studio-Dries-Otten

Une pièce à vivre

Selon l’architecte d’intérieur Dries Otten, le concept de cuisine ouverte, désormais largement répandu, a contribué à reconsidérer l’aménagement de ces pièces. «Aujourd’hui, comme l’espace de vie et la cuisine sont nettement plus perméables, de nombreux créateurs s’efforcent de concevoir des cuisines qui ne ressemblent plus trop à des cuisines et d’ôter autant que possible les appareils ménagers de la vue.»

Dries Otten a par exemple tendance à placer un four à l’arrière d’un îlot central plutôt que dans une haute armoire murale, à hauteur des yeux. «Cette solution est peut-être moins ergonomique, mais combien de temps passe-t-on à regarder son four, en réalité? Chez moi, par exemple, seul l’évier est visible. Notre cuisinière est dissimulée derrière une paroi coulissante. Nous habitons dans un ancien magasin et tentons de rester dans l’esprit des lieux.»

«Les membres de la famille passent de plus en plus de temps ensemble dans la cuisine, ajoute la conceptrice d’espaces intérieurs Erica Jacobs. Les enfants rentrent de l’école, font leurs devoirs pendant qu’un des parents prépare le repas… Il est très rare d’envisager la cuisine comme un espace fonctionnel séparé, tel qu’on le faisait anciennement, à moins que l’architecture des lieux ne l’impose.»

Strak, un projet épuré et minimaliste du constructeur belge de cuisines Sistem. ©SDP

Cuisiner sur le plan de travail

Comment allumer une plaque de cuisson inexistante? Démonstration dans le show-room de Cosentino. A peine une minute après avoir posé une casserole d’eau sur le plan de travail, celle-ci se met à bouillir. Un phénomène difficile à concevoir pour un cerveau normalement constitué. Une commande permet de réduire un peu l’intensité du feu invisible. La cuisine du futur demande un certain degré d’adaptation.
Début 2025, la marque belge Novy a lancé, avec l’entreprise espagnole, son modèle Undercover, une plaque à induction intégrée dans le plan de travail en Dekton, un matériau en céramique. Résultat: aucune flamme ne semble être présente. Quatre petits points centraux dotés de capteurs indiquent où il faut poser les casseroles. A ce jour, sept foyers belges disposent de ce système.

Ce produit s’inscrit parfaitement dans la tendance croissante des plaques à induction encastrées dans les plans de travail. Le fabricant italien Infinity Surfaces, mais aussi les marques allemandes Gaggenau et Invisacook proposent des plaques de cuisson invisibles. «La taque de cuisson classique ne disparaîtra pas, mais la demande croissante en solutions permettant de gagner de la place contribue à l’attractivité de ces produits, indique Eike Fuchs, CEO d’Invisacook Europe. Ces plaques peuvent être encastrées dans des plans de travail, mais aussi dans des tables de salle à manger.»

Ignace Soete, product manager chez Novy, pense que c’est le caractère multifonctionnel qui rend ce produit innovant. «Un tel concept permet de gagner de l’espace sur le plan de travail, d’autant que celui-ci peut faire office de grande planche à découper, un atout pour les cuisines de plus petite taille. Il peut également servir de table. Les arguments esthétiques entrent également en ligne de compte. En effet, les taques de cuisson sont souvent considérées comme peu esthétiques. Aujourd’hui, on peut les faire disparaître complètement.»

Au terme de cette expérience, force est de constater qu’il est agréable de cuisiner sur un feu invisible, à condition d’avoir fait un reset dans sa tête. Est-ce une option que nous envisagerions chez nous? Oui, mais le prix est un frein. De fait, trois zones de cuisson coûtent 3.999 euros et, si on souhaite en avoir quatre, il faudra débourser 4.299 euros, soit plus du double du prix d’une plaque à induction classique. C’est une question de solidité due à l’encastrement. Les prix proposés par d’autres marques se chiffrent facilement en milliers d’euros également. Quid en cas de panne? «Ce produit est conçu de manière à ce que les modules d’induction encastrés soient facilement remplaçables. En cas de dommage, il ne faut pas remplacer le plan de travail tout entier», avance Ignace Soete.

Le plan de travail invisible signé Novy avec Cosentino. © SDP

Une invention ingénieuse?

Toutefois, la conceptrice d’espaces intérieurs Erica Jacobs pense que le Belge moyen attendra de voir comment ce produit évolue. «Je constate toujours une certaine méfiance envers de telles innovations. Dans un premier temps, ce produit séduira sûrement un groupe spécifique d’amateurs de design. Moi-même, je ne compte pas orienter mes clients vers ce concept. Je ne travaille pas avec des matériaux synthétiques tels que les plaques en céramique et je privilégierai toujours la pierre naturelle. L’argument de gain de place me laisse perplexe lui aussi. On peut tout à fait poser une planche à découper en bois sur son plan de travail, non? Cela ressemble davantage à une réponse provenant d’une demande des designers que de clients.»

Bien sûr, il existe d’autres manières d’aménager sa cuisine de manière minimaliste. Selon plusieurs créateurs auxquels nous nous sommes adressés, les Belges se tournent peu à peu vers les plaques de cuisson avec extracteur intégré, une invention qui remonte à quelques dizaines d’années. La mort de la hotte «inesthétique» et surtout visible est-elle amorcée?

«Cela donne lieu à plus d’options, avance le concepteur d’espaces intérieurs Pieterjan. Dans le cas d’une hotte traditionnelle, la hauteur maximale est calculée par rapport au plan de travail, alors que cette idée que la hotte doit surplomber les plaques de cuisson ne se pose pas du tout pour les systèmes de ventilation intégrés. Les concepteurs ne doivent plus prévoir de caisson, et on peut tout simplement poser un bloc ouvert contenant la plaque de cuisson au milieu de sa cuisine.»

Les fabricants ont bien compris ce phénomène eux aussi. Aujourd’hui, presque toutes les marques de systèmes d’extraction, de Miele à Smeg en passant par V-Zug et AEG, offrent une solution alternative. Si l’on se réfère à la plupart des cuisines design sur Instagram, les produits de l’entreprise autrichienne Bora en particulier semblent être devenus un nouveau symbole de statut social.

Plaque de cuisson Miele avec système d’extraction intégré. © SDP


«De plus en plus de gens apprécient les concepts de cuisines minimalistes qui s’intègrent parfaitement dans l’espace de vie, confirme Willi Bruckbauer, fondateur de Bora. Une imposante hotte aspirante, ça fait tache. Je suis convaincu qu’on finira par renoncer aux hottes classiques. Comme les gens ont un mode de vie effréné, ils préfèrent les lignes pures, les espaces ouverts et les solutions intelligentes. Le minimalisme porte sur l’aspect extérieur, mais aussi sur le côté convivial et pratique.»

Mais ces modèles fonctionnent-ils tout aussi bien? Rencontre chez le fabricant de cuisines Bulthaup avec Matthias Merlin, sales manager de Bora en Belgique. «La cuisine a pris la place de la voiture en tant que symbole de statut», déclare-t-il en souriant alors qu’il allume le feu, un paquet de saucisses en main. En position ouverte, le clapet automatique engloutit la vapeur et laisse entrevoir le système d’extraction intégré. «D’une manière générale, les Belges investissent beaucoup d’argent dans leur cuisine, et donc dans leurs appareils électroménagers. Toutefois, nous restons assez peu ouverts aux innovations.»

Dès que la viande cuit, la vapeur est absorbée par le puissant dispositif aspirant, comme sur presque toutes les photos publicitaires. Pourtant, la vapeur monte, non? «Si les casseroles ont une hauteur de maximum 30 centimètres, cette hotte fonctionne aussi bien qu’un modèle classique. Si la hauteur est supérieure, nous recommandons de mettre un couvercle», explique Matthias Merlin.

Le grille-pain au placard

«Eliminer le désordre des cuisines n’a jamais été aussi stylé», titrait le New York Times à la fin de l’année dernière, dans un article qui critiquait les grille-pain et les bouilloires pour leur côté inesthétique. «Maintenant que la cuisine est généralement une pièce d’apparat qui reflète la personnalité des propriétaires, on ne veut pas que tous les appareils posés sur le plan de travail fassent désordre», pouvait-on lire.

C’est pourquoi le journal a évoqué l’avènement de ce qu’on appelle le «hidden counter» et le «hidden pantry», un plan de travail et une remise cachés permettant d’avoir une cuisine plus ordonnée. Au lieu d’exposer leurs appareils en permanence sur le plan de travail, de plus en plus de personnes optent pour une armoire facilement ouvrable et refermable, dotée d’un plan de travail.

«Là aussi, le besoin de sérénité visuelle dans la cuisine est de nouveau en jeu, constate Erica Jacobs. Il y a beaucoup de nos appareils que nous n’utilisons pas quotidiennement, mais que nous n’avons pas envie d’extraire à chaque fois d’une armoire. Les gens trouvent qu’il est très agréable de pouvoir éclipser facilement les objets peu esthétiques lorsqu’ils ont de la visite. Le hidden pantry présente lui aussi des avantages: il permet d’avoir une petite pièce fermée que l’on peut aménager de manière fonctionnelle au lieu d’une suite d’armoires. On peut y remiser facilement les appareils indépendants et disgracieux comme les congélateurs. De plus, cela représente une économie intelligente. Au lieu d’une réalisation sur mesure, on peut opter pour des étagères meilleur marché et indépendantes», poursuit-elle.

«Le minimalisme porte sur l’aspect extérieur, mais aussi sur le côté convivial et pratique.»

Willi Bruckbauer, fondateur de Bora

Cet inévitable désordre est la raison pour laquelle Pieterjan déteste la tendance des cuisines intégrées dans l’espace de vie. «On est alors obligé de ranger en permanence. Je préfère prévoir des coins petit déjeuner où le percolateur ou le presse-agrumes peuvent être soustraits à la vue. En revanche, je ne trouve pas nécessaire de cacher un plan de travail tout entier si on répartit les choses plus intelligemment.» Et qu’en est-il de la remise? «Dans les exemples que j’ai vus, les conserves de tomates sont savamment et élégamment disposées sur une étagère dont le design est lui aussi astucieux, sourit-il. Cela devient plutôt un prolongement de la cuisine, un petit magasin qui doit avoir l’air parfait, et présenter les bons bocaux ou le bon service. En fait, on s’impose une pression supplémentaire.»

L’art de tout dissimuler selon la marque britannique VOL Kitchens. © SDP

Epurer, c’est briser

«La cuisine idéale sera-t-elle reconnaissable si elle est à ce point dissimulée?», s’interroge-t-on en feuilletant plusieurs brochures. «Je pense qu’en regardant ces photos parfaites, beaucoup de gens convoitent un concept dans lequel ils ne pourraient même pas vivre, souligne Erica Jacobs. Ils ne se disent pas qu’ils devraient aussi l’habiller et l’entretenir constamment. Quand on est aux fourneaux, le désordre est inévitable. Et puis, une cuisine esthétique n’est pas forcément pratique. Les designers ne sont pas toujours pragmatiques.»

On dit souvent que la cuisine est le cœur de notre maison: en l’épurant à ce point, ne risquons-nous pas de le briser? «C’est loin d’être le cas. La cuisine reste le lieu où nous préparons à manger pour notre famille et nos amis. Rien n’est plus beau que de partager son repas tout en dégustant un verre de vin. Jusqu’à nouvel ordre, cela se passe dans la cuisine. Que vos appareils soient cachés ou non», conclut Dries Otten.

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