« Difficile de défendre les animaux sans passer pour un con »

Au nom de quoi s’arroge-t-on le droit de tuer, exploiter ou séquestrer des animaux ? C’est la question hautement philosophique que posent les partisans de l’antispécisme, doctrine prônant l’égalité entre les espèces.

Il y a un demi-siècle, le commandant Cousteau et Louis Malle étaient portés aux nues grâce au Monde du silence, documentaire palmé d’or qui s’installa dans les mémoires collectives comme une ode sans pareille aux fonds marins. Jusqu’à ce qu’en 2015, le romancier et cinéaste Gérard Mordillat ne qualifie l’oeuvre de « film naïvement dégueulasse », et la présente comme un raid dépourvu de conscience écologique, dans lequel le plus célèbre bonnet rouge de la Marine martyrise des tortues, explose du corail à la dynamite, massacre des requins à coups de pelle et charcute un bébé cachalot, pour finalement l’achever d’un coup de pistolet. Comment ces horreurs n’ont-elles pas sauté aux yeux des spectateurs de l’époque ?

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

C’est que l’époque, justement, a changé. Car on s’est peu à peu penché sur le sort réservé à nos amies les bêtes, hier encore considérées comme des êtres à peine conscients dont l’Homme, dans toute sa suprématie, pouvait disposer selon son bon plaisir. Et si l’on identifie sans peine les grands combats animaliers qui ont jalonné le XXe siècle, du massacre des bébés phoques au traitement des rats de laboratoire, on n’a pas toujours conscience des nombreuses avancées en la matière. Or, elles se succèdent sans discontinuer : fin de l’élevage d’animaux à fourrure, interdiction des colliers pour chiens électrifiés, jusqu’à la législation sur la taille des clapiers et à la vidéosurveillance des abattoirs… Des champs d’action si variés que l’on ne remarque même plus leur présence dans les JT – ou leur application en supermarché. Constatant que les oeufs et poulets de batterie horrifiaient les consommateurs, des pans entiers de l’industrie agroalimentaire les ont ainsi bannis, et le mouvement se poursuit.

Il y a des protéines même dans la laitue

.
.© istock

Dernièrement, faisant concurrence à la polémique éthico-gastronomique autour du foie gras, les députés suisses ont profité des fêtes de fin d’année pour se pencher sur le cas du homard, condamné être ébouillanté vivant. Si une telle préoccupation, absurde du temps de Cousteau, apparaît aujourd’hui légitime pour beaucoup, où cela nous mènera-t-il ? Et finalement, pourquoi câliner un chien ou un chat, et tuer sans vergogne un cochon ou une poule ? Excellente question, dont toute tentative de réponse honnête vient se fracasser contre nos usages et nos certitudes.

C’est cette apagogie que dénonce le courant vegan, une position dont les échos résonnent désormais aux quatre coins du monde. Mais, contrairement à la France, qui a pu compter sur l’aura d’un ambassadeur de choix, Aymeric Caron, ex-chroniqueur chevelu de Laurent Ruquier, auteur du livre Antispéciste et désormais rédacteur en chef de Rolling Stone, la Belgique se révèle assez pauvre en initiatives susceptibles de toucher une audience élargie – à part Gaia, qui occupe l’espace médiatique mais dont les actions, déclarations et prises de position sont loin de faire l’unanimité, même au sein de la communauté. Pourtant, chez nous aussi, une part grandissante de la population commence à « voir son steak comme un animal mort », pour reprendre le titre de l’essai de Martin Gilbert, et les plus jeunes générations se montrent nettement plus sensibles à l’idée de ménager les animaux que leurs aînés. Un constat qui nous amène à la rencontre du Cercle Antispéciste de l’ULB, pour échanger quelques mots avec l’un de ses membres les plus actifs, un jeune et sympathique « végétalien intégral » au patronyme oxymorique : Tom McDonald.

Adieu, veau, vache, cochon, couvée

.
.© DR

Dans le cadre d’un essai philosophique, Tom tombe sur Faut-il manger les animaux? de Jonathan Safran Foer, manifeste presque involontaire et best-seller du genre, une lecture fondatrice qui le convainc de fuir les boucheries. Continuant à s’informer et désireux de rester cohérent avec les raisons qui l’ont poussé au végétarisme, il devient vegan. L’occasion d’un petit rappel : « Un végétarien ne consomme pas de chair animale, un végétalien exclut de son régime alimentaire tout dérivé animal et un vegan applique le principe à tous les aspects de la vie, nourriture et boissons mais aussi cosmétique, habillement ou divertissement », résume-t-il. Voilà pour les notions de base. Mais pour le profane, une interrogation demeure : pour quelles raisons devrait-on se passer d’oeufs, de produits laitiers, de miel et d’autres produits obtenus sans violence ? Une réponse, une raison : le principe d’exploitation. « Pour donner du lait, une vache doit avoir un veau. Mais le veau ne peut en profiter, donc on les sépare, et en résulte une souffrance psychologique démontrée par les éthologues. De plus, les vaches sont « branchées » 24 heures sur 24, ce qui provoque des infections ; les « cellules somatiques » présentes dans le lait, c’est la quantité de pus et de sang qui est tolérée par litre, mais ce n’est pas le genre d’information que l’industrie laitière souhaite mettre en avant. » On peut entendre l’argument dans le cas d’un élevage intensif, mais quid d’un traitement délicat et attentionné, certifié « Petite maison dans la prairie » ? « La question reste la même : de quel droit lui prend-on son lait ? Elle le produit pour son petit, qu’est-ce qui nous autorise à nous l’approprier ? », réplique Tom, pour qui il s’agit d’exploitation, ni plus, ni moins. Idem pour le miel, une denrée que l’on peine à considérer comme problématique au niveau éthique. Et pourtant. « Les abeilles le fabriquent pour se nourrir et on le leur vole pour le remplacer par du sirop enrichi qui n’a pas la même valeur nutritionnelle – alors que nous n’en avons pas besoin pour notre santé. »

Ce que nous infligeons aux animaux nous met si mal à l’aise que nous sommes incapables de traiter le sujet avec sérieux

.
.© istock

Le cri de la carotte

Très posé et plein d’humour, l’étudiant au nom de fast-food s’avère à mille lieues de l’image du « militant énervé » style anarchiste de l’ALF, un stéréotype éculé et désormais battu en brèche. A cette observation, Tom nous confie son analyse du cliché, qui selon lui « ne vient pas de nulle part ». Il s’explique : « Moi aussi, au début, j’étais agacé en réalisant tout ce qu’on nous cache sur l’exploitation animale. Quand on prétend à tort que l’on a besoin de viande pour les protéines ou de lait pour le calcium, alors que les animaux sont affreusement maltraités et que ce « mal nécessaire » est la première cause de réchauffement climatique et d’extinction d’espèces, on ne peut qu’être révolté. »

Le premier stade qui suit la prise de conscience est donc la révolte, bientôt tempérée par souci d’efficience. « A force de débattre, poursuit-il, j’ai appris à contrôler mes émotions, afin qu’elles ne prennent pas le dessus sur l’efficacité du discours. » Et on lui reconnaît un certain mérite, car garder son flegme alors que ses contradicteurs lui opposent la mauvaise foi la plus crasse relève de la prouesse. Surtout quand les quelques flèches qu’ils ont à décocher rivalisent de faiblesse et d’ignorance, qu’il s’agisse des carences en protéine (« alors qu’il y en a même dans la laitue ! » rigole Tom), ou du « Pourquoi tu te bats pas plutôt pour les enfants du tiers-monde ? » (« alors que ces enfants crèvent parfois la faim bien qu’ils vivent à côté de champs florissants mais destinés au bétail »). Sans oublier le cheval de bataille préféré des carnivoristes acharnés, le fameux « cri de la carotte »: « Ça, c’est vraiment un classique qu’on aime me rabâcher, savoure Tom : « Qui te dit qu’une carotte ne souffre pas quand on la sort de terre ? » C’est pourtant simple, une plante n’a pas de cerveau, ou de système nerveux central qui puisse accueillir les infos des stimuli extérieurs. A l’inverse, même en étant convaincu que les plantes ont atrocement mal, ça reste préférable d’être vegan, puisque 90% de la déforestation est due à l’exploitation animale.

Malheureusement, les arguments ne comptent pas, on cherche bêtement une forme de contradiction. C’est comme quand on répond « les hommes souffrent aussi » aux féministes, ces arguments ne servent qu’à détourner l’attention, et c’est courant dans toutes les luttes sociales. »

Démonter l' »animal-machine »

Comme Tom McDonald, Rosa devient végétarienne puis végétalienne après avoir potassé le sujet et conclu que « manger de la viande était parfaitement inutile et entrait en contradiction avec les droits des animaux ». Et, comme l’antispéciste de l’ULB, elle affronte depuis les blagues stupides et les haussements de sourcils, à tel point que, « biberonnée à Reiser, Brétécher, Vuillemin, Binet », elle décide d’ouvrir un blog et d’y poster des planches de BD. « Ça ne me dérange pas de répondre aux interrogations des gens, dit-elle, au contraire, mais beaucoup d’entre eux sont dans l’agressivité plus que dans le questionnement. Ils pensent vous coincer avec un argument déjà entendu cent fois, genre « l’homme préhistorique mangeait de la viande, donc il faut en manger » ou « si on n’élevait pas les animaux, ils nous envahiraient ou disparaîtraient ». »

Difficile de parler des animaux sans passer pour un con

.
.© IV

Le succès de son site Insolente Veggie aboutit à la sortie d’un premier ouvrage, L’antispécisme, c’est pas pour les chiens, publié en novembre dernier. Entre BD militante, strip humoristique et défouloir assumé, l’album tente, par son mélange des genres, d’amener le débat dans des sphères qui lui sont trop souvent inaccessibles, en prenant d’assaut des montagnes de clichés. « C’est la répétition qui m’a poussée vers la bande dessinée. Le format permet très facilement de mettre l’absurde en évidence, et garde à distance l’horreur de la situation. Je ne veux pas faire de la psychologie de bas étage mais je pense que la situation des animaux, ce que nous leur infligeons, nous met si mal à l’aise que nous sommes incapables de traiter le sujet avec sérieux, estime Rosa. De plus, la philosophie française est toujours influencée par Descartes et sa théorie de l’animal-machine, et ça a une influence sur les mentalités. En France, parler des bêtes ne fait pas vraiment sérieux, dès qu’on s’y intéresse, on passe pour un con », déplore-t-elle.

Et même si les mentalités évoluent, et qu’émerge la tribu des flexitariens, ces « végétariens qui mangent occasionnellement de la viande », le plus souvent lors de repas pris en commun, au resto, entre amis ou en famille, il demeure une immense majorité de gens qui n’imagine pas une seconde pouvoir se passer de steaks ou de chaussures en cuir. Le poids de l’habitude, pour Rosa : « A partir du moment où on commet quotidiennement un acte atroce, c’est un peu difficile d’avoir l’esprit ouvert pour y réfléchir posément. Penser aux 3 millions d’êtres vivants tués chaque jour dans les abattoirs en France, compatir avec eux, alors qu’on a un morceau de leur corps dans l’assiette et qu’on s’en réjouit, c’est sans doute un peu compliqué. » D’où l’importance, à l’heure actuelle, de faire une place à toutes ces questions, pour que le grand public puisse progressivement se les approprier, même sans en adopter strictement les préceptes. « On peut être sensible à la thématique sans l’appliquer comme un mode de vie. Selon moi, les gens doivent s’autoriser à réfléchir à la condition des animaux, quelle que soit leur alimentation. Après, pour moi, c’est plus logique de dire « Je suis contre le fait de tuer des individus pour servir mes intérêts, donc je ne le fais pas », plutôt que « Je suis contre, mais bon, je le fais quand même ».

Les Experts

Enfin ! Il aura fallu attendre plus de deux ans après la régionalisation des matières y afférant pour voir apparaître le Conseil bruxellois du bien-être animal – plus prompt et déjà loué pour son efficacité, son homologue wallon l’avait précédé d’une année. Que l’on applaudisse l’initiative ou qu’on la juge tardive, on ne peut que se réjouir de voir confier les problématiques animalières à une équipe de scientifiques et de représentants d’organisations actives dans le secteur, telles que la Croix bleue de Belgique, Gaia, la Société royale Saint-Hubert, l’Ordre des Vétérinaires, pour éclairer les autorités au moyen d’avis d’experts. Léger bémol toutefois, ces recommandations seront non contraignantes – ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles ne pèseront d’aucun poids.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content