Jeûne, retraites silencieuses, bains de glace… Comment la privation est devenue le luxe ultime pour les (ultra) riches

Comment la privation est devenue un luxe pour les (ultra) riches - Getty Images
Comment la privation est devenue un luxe pour les (ultra) riches - Getty Images
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Associé dans l’imaginaire à tous les excès, le luxe n’a pourtant eu de cesse de se réinventer ces dernières années. Avec l’avènement de l’élégante sobriété estampillée «quiet luxury», certes, mais aussi avec la popularité croissante d’une privation d’autant plus outrancière qu’elle s’acquiert à prix d’or.

Ça y est, vous avez gagné à la loterie et votre compte est désormais garni d’un montant à 7 chiffres. Même sans jouer, tout le monde s’est déjà pris à imaginer comment cette fortune serait mise à profit. Investissements dans l’immobilier pour l’un, voyages aux quatre coins du globe pour l’autre, sans oublier frénésie de shopping et festins en veux-tu en voilà… Si les projets varient en fonction des centres d’intérêt, il y a fort à parier que peu de millionnaires putatifs rêvent de pouvoir enfin s’offrir une vie ascétique. Et pourtant, chez les ultra-riches, la tendance est toujours plus à une forme de retenue qui flirte avec la privation. Détenteur d’une fortune estimée à 4,6 milliards de dollars, Jack Dorsey, le cofondateur de Twitter, est ainsi connu pour son penchant pour les bains glacés (pris de préférence avant le lever du soleil) ainsi que pour jeûner chaque jour durant 22 heures.

Extrême? L’entrepreneur américain Bryan Johnson, actif dans le secteur des biotech, affirme quant à lui opter pour un jeûne quotidien de 23 heures, son seul repas étant un mélange de fruits, légumes et noix sans le moindre produit fin dans son assiette. Et il n’y a pas qu’à table que les privations sont de bon ton, les retraites silencieuses ayant connu, elles aussi, un vrai boom ces dernières années. Pourquoi dépenser l’équivalent du PIB d’un petit pays dans un voyage de luxe aux Maldives quand, pour le même prix, vous pouvez plutôt opter pour une chambre monacale au pied de l’Himalaya avec interdiction de parler et bouillon à tous les repas? Si la question peut sembler narquoise, elle est pourtant sincère: pourquoi payer (très) cher pour vivre des privations dont l’argent libère d’ordinaire? Cela peut sembler insensé, et pourtant, cela s’inscrirait en réalité dans une quête de sens.

Sortir du lot

Comme l’explique le sociologue français David Le Breton, «ces personnes ont déjà exploré toutes les possibilités que leur offrent leurs moyens économiques, et elles ont envie d’aller voir ailleurs. Il s’agit de se dépayser, mais aussi de se découvrir: quand on est en permanence dans le confort, on a envie de voir ce dont on est capable. C’est un petit frisson, on sort de son quotidien opulent tout en sachant qu’on ne risque pas grand-chose au fond». Et de comparer ce phénomène à l’engouement de la noblesse anglaise du XXe siècle pour les tatouages, alors réservés aux marins et aux femmes de peu de vertu et vus par l’aristocratie comme «une forme excentrique de s’arracher aux lieux communs de leur milieu et de montrer qu’ils ne se laissaient pas enfermer par les normes de leur classe sociale». C’est ainsi que le roi Edouard VII ou encore Lady Randolph Churchill, mère d’un certain Winston, sont passés sous l’aiguille. Et si, de la tocade esthétique à la privation, aussi artificielle soit-elle, il y a tout de même un sacré pas, ce saut dans le vide n’est au fond pas si surprenant que cela.

Selon Géraldine Bouchot, directrice éditoriale au sein du prestigieux bureau de tendances parisien Carlin, cette «notion de sobriété est apparue aux alentours de 2015, et s’inscrit dans le contexte d’un monde en pleine transformation, entre prise de conscience écologique, bouleversements technologiques et sentiment que tout se précipite couplé à une prise de conscience de la finitude du monde». Or «quand on a l’impression de perdre pied sur ce qui nous entoure, on va vouloir maîtriser ce qui touche au personnel, et s’inscrire dans une quête parfois extrême de maîtrise de soi et de ce bien-être optimal qui en devient presque un mal-être». Bon. Voilà de quoi mieux comprendre le fond de cette surprenante tendance.

Mais la forme, elle, alors? Pourquoi dépenser de l’argent pour s’offrir une variation autour de la privation, par définition, si pas gratuite, à tout le moins corollaire d’un manque de moyens?

Pyramide inversée

Eh bien parce que parfois, ce sont les moyens qui justifient la faim plutôt que l’inverse! Basée en Floride, la psychologue clinicienne Donna Hillier propose «des services discrets et personnalisés pour personnalités de premier plan, personnalités publiques et d’élite», dont un accompagnement à la gestion des aspects intimes de l’extrême richesse. Partant de la pyramide de Maslow, et de sa hiérarchisation des besoins des individus en cinq catégories (physiologiques, sécurité, appartenance, estime, accomplissement), elle note que quand les besoins de base sont comblés, les personnes ont plus de temps pour l’introspection. Laquelle mène souvent à la réalisation que se concentrer sur l’acquisition de son propre potentiel, plutôt que l’accumulation de biens matériels, fait plus de sens. «Evidemment, ce concept est compliqué à comprendre quand on se situe sur un autre échelon de la pyramide. Quelqu’un qui a du mal à manger à sa faim ne va pas concevoir comment une personne qui pourrait tout se payer va choisir de se priver consciemment de nourriture. Et pourtant, quand on se situe en haut de la pyramide, cela fait sens», assure-t-elle.

Et d’ajouter que bien qu’à la base, elle ne soit pas pensée comme un symbole de statut, «la privation est devenue associée aux élites parce que le désir de retrouver une forme de sobriété ne surgit que chez des personnes dont tous les besoins sont déjà comblés. Je constate auprès de mes patients que cet ascétisme choisi naît d’une volonté sincère de vivre de manière plus intentionnelle. Pour un high achiever comme Jack Dorsey, la curiosité et l’ambition ne disparaissent pas après l’accomplissement d’un objectif, aussi impressionnant soit-il, et le développement d’une forme de résilience et de self-controle peut alors devenir un nouvel objectif à atteindre. De manière paradoxale, il faut parfois revenir à nos instincts de survie les plus basiques pour se sentir vraiment vivant et accompli».

D’accord. Mais avoir faim, froid ou s’ennuyer, ça ne coûte rien, tout de même?

«C’est un peu comme quand on paye pour suivre une psychanalyse, théorise Géraldine Bouchot. Il y a cette notion que si on dépense de l’argent, on prouve qu’on fait quelque chose. Bien sûr que tout le monde pourrait se taire chez soi, sans payer pour le faire de manière encadrée. Mais il en va de même du sport: tout le monde peut en faire, mais certains vont tout de même avoir besoin de payer un coach, parce que payer est une manière de vivre l’expérience autrement. Le fait que ça ait un coût lui donne de la valeur.» Et d’épingler que la privation tient désormais aussi du spectacle: «Il suffit de voir la tendance au raw dogging, où des gens essaient de passer 8 heures de vol sans rien faire. Tout ça coûte cher, parce que les vols long courrier ne sont pas donnés, mais cela rentre dans le moule de cette nouvelle forme d’ascétisme et de dépassement de soi qu’on met en scène.»

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L’argent ne fait pas le bonheur

Payer plus de 1.000 euros aller-retour pour s’interdire le plaisir d’enchaîner les films tout en grignotant les plateaux repas gentiment proposés par le personnel de cabine, une autre définition du vol? Tout dépend, car au fond, interroge notre consœur Anna Borrel, «quel est le prix d’une bonne histoire»? Cofondatrice du podcast Thune, qui examine (notre rapport à) l’argent dans tout ce qu’il a de plus intime, elle pointe que «si la valeur de nos vies ne se calcule pas à l’aune d’une moralité autre, qu’elle soit religieuse, politique, spirituelle ou humaniste, elle se confond souvent facilement avec la valeur de nos achats. Parfois, ces deux tableaux peuvent même coexister, et on comprend ainsi la pertinence d’une retraite spirituelle de luxe. L’argent, ce n’est pas tant des chiffres que des histoires, qu’on se raconte ou que l’on se fait raconter. On n’achète jamais juste un objet, un voyage ou une maison: on achète toujours un mode de vie, une expérience ou un rêve». Je dépense, donc je suis?

«Il est aisé pour une personne très fortunée de perdre la notion de ce qui compte vraiment. Même si cela peut sembler contre-intuitif, la privation peut alors leur permettre d’apprécier l’abondance dont ils jouissent, tout en se détachant des distractions pour parvenir à déterminer ce qui est important pour eux. Subir une forme de privation est douloureux, mais c’est aussi le genre d’expérience qu’on ressent au fond de soi et qui fait se sentir vraiment en vie. En choisissant de s’imposer des privations, ces personnes peuvent tester leurs limites et découvrir une force intérieure qu’ils ignoraient peut-être. Parvenir à surmonter ces obstacles apporte une sensation de gratitude et d’accomplissement que l’argent ne procure pas», assure Donna Hillier. Et la thérapeute à la clientèle ultraprivilégiée de rappeler que la plupart d’entre nous cherchent le bonheur sur le même «tapis de course hédoniste».

Problème: l’humain est une créature faite pour s’adapter en permanence, ce qui veut dire que ce qui nous rend heureux aujourd’hui ne fera peut-être plus notre bonheur demain. Autrement dit, nous sommes coincés dans une quête de gratification, et ce n’est qu’en réalisant que l’argent, contrairement au vécu, ne fait pas le bonheur, qu’on peut s’en libérer. «Investir dans des expériences plutôt que des choses, et payer pour s’offrir des voyages, des formations ou bien des formes de privation, peut amener un sentiment bien plus profond de satisfaction et d’accomplissement», affirme encore l’Américaine.

Et le monde du luxe ne s’y est pas trompé. « Cet engouement pour l’ascétisme n’est pas du tout un revers, loin de là, car l’industrie du luxe a compris qu’elle devait investir dans la dimension expérientielle plutôt que de se contenter de faire de la mode», complète la directrice éditoriale de Carlin. Et puis il ne s’agirait pas non plus d’oublier que cet engouement pour la sobriété ne concerne pas tous les privilégiés. Comme le rappelle Anna Borrel, les codes esthétiques de la mise en scène de soi dans la très grande richesse sont aussi variés que dans les autres statuts financiers. Pour chaque tech bro qui s’affame alors que des milliards dorment sur son compte, il y a une famille d’industriels indiens qui organise un mariage dont le faste est souligné par l’impressionnante concentration de célébrités parmi les invités.

Coûte que coûte

Et s’il n’y en avait tout de même pas un pour racheter l’autre? «L’aspiration à la vie simple peut être très valorisante pour soi-même et les autres, concède David Le Breton. Si on raconte qu’on jeûne et qu’on prend des bains glacés, c’est une manière d’exister dans le regard d’autrui. Cela donne du relief à ces gens qui ont les moyens de tout et dont les pairs ne font pas forcément les mêmes choix de vie. Quand on est très riche, la notion de sacrifice peut être une manière de sauver son âme, en se disant qu’on ne se laisse pas emporter par l’argent. En même temps, ça déculpabilise, même si le plus simple pour ça serait de donner plus d’argent à des associations ou de payer ses impôts. Mais choisir le moins au détriment du plus est une façon de se dédouaner d’avoir beaucoup d’argent, et de renforcer son estime de soi au passage.» Au risque de s’attirer l’opprobre de toutes celles et ceux qui ne demanderaient pas mieux que d’avoir de l’argent à n’en savoir plus qu’en faire – et qui savent d’ailleurs très bien comment ils se feraient une joie de le dépenser?

«Ce qui est vraiment «indécent», si tant est qu’il faille avoir un jugement moral, c’est qu’il y ait des milliards de personnes démunies, rappelle Anna Borrel. Que des gens très riches aient envie de payer cher pour acheter une expérience ou une esthétique ascétique est difficile à juger: ils ne nuisent à personne en le faisant. Au fond, on passe tous notre temps à se payer des choses qui n’ont pas de sens quand on les sort de l’histoire dont elles s’accompagnent.»

On l’aura compris, ce qui compte, ce n’est pas tant le prix, c’est la valeur, et tout le monde ne la calcule décidément pas de la même manière. Après tout, ce qui est rare est cher, et qu’y a-t-il de plus rare que la privation quand on peut tout s’offrir?

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