Chacun son tour!

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Il pleuvine. Nous attendons pour traverser. Le bonhomme est rouge, comme dirait ma fille. Ce n’est pas que l’adolescent ait parlé trop vite ou pas assez distinctement, ce n’est pas que son propos ait été décousu ou incompréhensible puisque deux autres jeunes filles et un autre garçon se sont esclaffé de rire. J’aurais pu lui demander de répéter plus lentement et en articulant, j’aurais pu mettre ça sur le compte du masque qui étouffe les consonnes, je serais tout de même restée au banc de cette conversation.

Langage d’une jeunesse qui signifie aux personnes adultes qu’elles sont adultes, qui les tient à distance et en respect. Chaque néologisme, chaque punchline, chaque inversion de syllabes est comme un tacle aux normes et à l’ordre établi. On peut parler de charabia ou on peut tout aussi bien y voir un pied de nez inconscient à cette académie qui, contre tout usage, se pique de tenter de nous imposer la Covid. Comme je chéris ce détournement de matière qui ressemble tellement à la démarche des poètes et des poétesses.

Lorsque j’étais enseignante, au contact quotidien des élèves, il me semblait que mon oreille était plus sensible à ce « parler jeune ». Mon acuité semble s’être émoussée avec l’âge et avec le changement de profession. Un jour, on se croit cool et on se promet de ne jamais devenir l’archétype du maître dont on se fout dans une langue codée puis, nous voilà, à notre tour, appelant de nos voeux, un décodeur et quémandant à nos propres enfants une traduction. Ça veut dire quoi wesh-wesh? Ça veut dire quoi, j’ai le seum?

Je me rappelle que l’on pouvait parfois assister, dans la salle des profs, à un remake de la querelle des Anciens et des Modernes, sauce années 2000, avec d’un côté, les défenseurs de la belle plasticité des langues et, de l’autre côté, des collègues qui se désespéraient à haute voix de l’orthographe calamiteuse des élèves ou de la pauvreté effrayante du vocabulaire de ceux-ci. Je peux dater précisément le moment où j’ai choisi ma rive. Au milieu des années 90, j’ai bossé comme étudiante dans une grosse entreprise pharmaceutique et l’une de mes tâches consistait à mettre au bac toutes les lettres de motivation contenant plus d’une faute d’orthographe. J’avais 16 ans, genre première de classe, j’entourais en rouge, avec ce même futur geste de celle qui s’attaque à sa pile de corrections, tout ce qui piquait l’oeil, comme disent les allergiques aux fautes. Je me sentais comme la mère Teresa des lettres de motivation et j’aurais eu envie de téléphoner aux personnes avec de magnifiques CV pour leur expliquer pourquoi elles avaient été si injustement recalées.

‘Chaque nu0026#xE9;ologisme, chaque punchline, chaque inversion de syllabes est comme un tacle aux normes et u0026#xE0; l’ordre u0026#xE9;tabli.’

Aujourd’hui, après avoir enseigné dans différents établissements, du professionnel au supérieur, en Belgique, au Rwanda, dans le public et le privé, je suis plus à même d’interroger le classisme qui n’a pas conscience de lui-même, l’élitisme intellectuel qui ne se dit pas et l’ascenseur social vétuste et peu rassurant de l’Ecole. Alors je remercie ce groupe d’adolescents, à ce passage pour piétons. Je remercie le feu rouge pour avoir permis cette capture de paroles et les réflexions nées de ces paroles. Je remercie cette vision sous la pluie d’une jeunesse masquée mais qui reste elle-même sous les masques. Je la vois cette main, discrètement posée à la taille. Je la capte cette électricité des corps qui grandissent à des vitesses différentes et qui se cherchent. On a connu ça. Chacun son tour! Les gloussements, les roucoulements, les battements de cils sont intemporels. Aucun geste barrière ne peut arrêter cette propagation-là, d’hormones, d’élan de vie, d’élan de coeur et de désir. C’est bon signe un peu d’indocilité, de relâchement, de défiance, d’envie de fiestas illégales. C’est bon signe cette beauté qui se réinvente sur le haut du visage: smokey eyes de soirée en journée, blushs qui remontent bien au-dessus des élastiques, boucles d’oreilles plus clinquantes qu’à l’ordinaire, voiles assortis aux masques… C’est bon signe aussi ces garçons qui crânent, qui blaguent et qui roulent gentiment des mécaniques. Tout est là, la grisaille, l’humidité, le froid, les éclats de rire. On se croirait presque en février 2020.

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