Etre incontournable et le rester, la majorité des fragrances en rêvent, mais peu y parviennent. Enquête sur ces références olfactives devenues des concentrés de mythes.

Parmi les mille parfums lancés chaque année, combien marqueront les esprits ? Lesquels traverseront l’époque et accéderont au rang de  » classiques  » ? Quelques élus seulement, à en juger par les noms des fragrances qui se bataillent pour les dix premières places du classement du marché européen. Parmi quelques nouveautés aux percées spectaculaires (La Petite Robe noire de Guerlain et La vie est belle de Lancôme), on retrouve année après année les indétrônables nommés N°5, J’adore, Shalimar, Angel… Des sillages mythiques, qui font autant partie de l’histoire de la parfumerie que de la culture populaire.

 » N’oublions pas qu’un parfum possède une très forte valeur émotionnelle. C’est un prolongement de soi, il épouse la peau, rappelle l’ « olfactologue » de Givenchy Parfums, Françoise Donche. Porter un « classique », c’est comme avoir une « belle pièce » dans sa garde-robe : un manteau, un sac. C’est à la fois flatteur et rassurant.  » Ces fragrances sont des références, mais aussi des concentrés de perfection, comme le rappelle le parfumeur créateur de Dior, François Demachy :  » Un classique atteint une forme d’excellence dans sa structure. D’ailleurs, à l’école de parfumerie, on commence par apprendre la composition de plusieurs « chefs-d’oeuvre du genre », comme Arpège de Lanvin. C’est un passage obligé.  » Tout l’enjeu consiste ensuite à dépasser la simple copie pour réussir à écrire une nouvelle histoire.

COMME UNE SONATE

Si personne ne détient de recette secrète ou d’ADN, certains éléments semblent indispensables pour atteindre les premières marches du podium.  » Un grand parfum doit se reconnaître tout de suite et diffuser, affirme ainsi le nez d’International Flavors and Fragrances (IFF), Dominique Ropion. Il faut pouvoir l’identifier aux premiers effluves comme on reconnaît une sonate de Beethoven.  » Pour Françoise Lehmann, directrice générale de Lancôme International, c’est aussi un  » jus en rupture qui s’aventure vers de nouvelles expériences olfactives « . De fait, contrairement aux fragrances du mass market, qui se contentent de fredonner l’air du moment, les grands affirment leur identité, prennent parti, quitte à choquer ou à prendre le contre-pied de la tendance.  » Un parfum est un thermomètre de la société, poursuit Françoise Lehmann, il révèle des aspirations. Trésor, raconte-t-elle, est né à la fin des années 90, après une période business power. Il proposait dans sa forme et dans ses notes de rose un retour à de vraies valeurs, à moins de superficialité.  »

La rupture, c’est aussi le choix de Jean Paul Gaultier au moment où il lance son tout premier parfum, en 1993, il y a tout juste vingt ans, en association avec Beauté Prestige International (BPI), filiale de Shiseido.  » Le flacon est un corps de femme gironde, avec des seins en forme d’obus, rien à voir avec la fille brindille CK One, qui signe la tendance du moment « , raconte Isabelle Fulconis, directrice du marketing des parfums Jean Paul Gaultier. Et puis il y a cette boîte de conserve métallique qui fait figure d’ovni dans les étals des parfumeries.  » Les commerciaux nous ont dit : « Préparez-vous à ce qu’on vous renvoie la marchandise à Noël », se souvient-elle. Ils ont finalement été en rupture de stock et ont tous repassé commande. Mais ça n’était pas gagné. Il y a vingt ans, le secteur était encore très statutaire. Le circuit de distribution n’était pas si dense. Aujourd’hui, nous avons plus de concurrents, notamment les iPad et les tablettes.  » D’où la nécessité de faire parler de soi et de tâcher de ne pas se faire oublier.

A ce jeu-là, les marques se livrent une bataille sans merci, à grand renfort d’égéries célèbres, de pubs de plus en plus longues et conçues comme des courts-métrages (d’ailleurs, les réalisateurs de ces clips sont des noms du cinéma, tels que Cédric Klapisch, Romain Gavras, Wes Anderson…), d’expositions muséales, notamment à Paris (N° 5. Culture Chanel, au Palais de Tokyo, en mai dernier, et Miss Dior, en novembre dernier, au Grand Palais). Si sublimes soient-ils, les parfums qui ne sont pas soutenus commercialement resteront dans l’ombre. C’est le cas de Femme de Rochas, ou de Fracas de Robert Piguet, des  » grands  » au succès pourtant confidentiel.  » Si la maison décidait d’investir sur la visibilité de Samsara, ce dont je rêverais, ce dernier retrouverait sa place parmi les best « , estime Thierry Wasser, parfumeur de Guerlain. La notion de classique allant de pair avec celle de notoriété, les actrices en vue sont donc les meilleures ambassadrices d’un sillage de marque.

Si Opium, lancé en 1977 par Yves Saint Laurent, fait toujours partie du top 10, ce n’est pas seulement parce qu’il incarne la subversion au féminin chère au couturier, c’est aussi parce que la marque (dans le portefeuille de L’Oréal) veille à ce que la flamme ne s’éteigne pas.  » Après dix ans d’absence des écrans, nous avons décidé, en 2011, de revenir en force avec l’actrice Emily Blunt comme égérie d’Opium, explique Yann Andréa, directeur international marketing des parfums Yves Saint Laurent. Ce qui nous a permis d’augmenter de 30 % en moyenne nos résultats de vente.  » Paris, autre grand parfum d’Yves Saint Laurent, composé autour de la rose et de la violette, et qui fête ses 30 ans cette année, ne connaît pas le même régime et reste incarné par de simples mannequins… A chacun son heure de gloire. Tout le monde ne peut pas non plus fédérer comme un grand classique. Chez Givenchy, si Dahlia noir reflète le côté sombre de Riccardo Tisci, Very Irrésistible, lancé il y a tout juste dix ans, évoque la fraîcheur juvénile d’une Audrey Hepburn, aujourd’hui modernisée sous les traits d’Amanda Seyfried, 27 ans. La jeune coqueluche de Hollywood vient de prendre la place de Liv Tyler (image du parfum pendant dix ans). Réussira-t-elle, en trois ans de contrat, à donner à ce sillage à la rose une nouvelle jeunesse ?

QU’IMPORTE LE FLACON ?

A côté des campagnes publicitaires, un autre marché bat son plein : celui des flacons collector et autres  » flankers « , ces formules dérivées du parfum initial. Comprenez, les eaux fraîches, légères, intenses, les essences, les extraits… Cet hiver, Trésor déploie sa version capiteuse avec son Absolu de parfum signé Dominique Ropion, Shalimar invite à un voyage exotique avec son Ode à la vanille, le Flowerbomb de Viktor & Rolf se pare d’une nouvelle robe dorée avec des notes plus orientales.  » Nous préférons avoir le moins de variations possibles, explique le duo néerlandais, qui prépare un nouveau parfum pour 2014. Nous nous concentrons des éditions limitées avec des partis pris artistiques forts et une approche très luxueuse de l’objet.  » Même stratégie pour Sisley, qui préserve sa formule de l’Eau du soir, mais dévoile chaque hiver un nouveau flacon, à l’esprit slave cette saison. Les fidèles s’arrachent ces collectors, qui, au lieu de faire du tort à la formule initiale, la renforcent.

Si on peut changer de flacon comme de chemise, la fragrance, elle, se doit de demeurer intacte. Tient-elle encore ses promesses vingt ans, voire cent ans plus tard ? Entre l’International Fragrance Association (Ifra), qui délivre les limitations d’usage et les interdictions de certains ingrédients (la civette, le castorium), les problèmes de récolte de certaines matières (le santal, la tubéreuse), s’assurer de la qualité d’un jus n’est pas une mince affaire. C’est même souvent une gageure.  » Ces normes s’adressent à tout produit parfumé, détergent compris, cela n’a aucun sens, observe François Demachy, le parfumeur de Dior. Nous rencontrons de plus en plus de problèmes liés à la stabilité des matières, pas seulement en ce qui concerne les naturelles, mais aussi les synthétiques. Or le contrôle de la qualité d’un ingrédient est parfois plus coûteux que l’ingrédient lui-même.  » Garantir l’authenticité d’une formule devient une question d’éthique. Thierry Wasser a choisi de fabriquer ses propres matières, comme la mousse de chêne, dont il a besoin pour Mitsouko et qui fait l’objet d’une limitation d’usage. Miss Dior, créé en 1947, premier chypré aux notes vertes de l’histoire de la parfumerie, en contient beaucoup.  » Cette précaution abîme le parfum, regrette amèrement François Demachy. Certains grands, poursuit-il, ont été tués par ces mesures. L’Air du temps, de Nina Ricci, dont la formule contient quantité de salicylate, considéré comme allergène, a ainsi beaucoup souffert. Il a perdu en aspérité.  » Et ce ne sera certainement pas le dernier. Le plus dur n’est peut-être pas de devenir un classique, mais de le rester. Avec intégrité.

PAR MARION VIGNAL / PHOTOS : BENJAMIN BOUCHET

Les marques se livrent une bataille sans merci à grand renfort d’égéries, de pubs de plus en plus longues…

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