CONFUSION DES GENRES

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Concevoir un fauteuil comme on imagine une robe. Si en apparence les deux métiers diffèrent, nombreuses sont pourtant les marques fashion à s’exprimer de façon transversale. Tour d’horizon et enjeux.

TOUTES LES RAISONS SONT BONNES

Pourquoi une marque, dont l’expertise se situe au niveau de la mode et du prêt-à-porter, se décide-t-elle un jour à créer des meubles, du linge de maison, des articles de décoration divers ?  » Les raisons sont multiples, considère Vincent Grégoire, chasseur de tendances du bureau de style parisien Nelly Rodi, en charge de l’art de vivre. Mais il y a surtout cette volonté, parfois plus ou moins opportuniste il est vrai, d’étendre le champ d’action, cette envie de sortir du périmètre du vêtement pour s’ouvrir à un lifestyle plus complet, de s’exprimer de façon plus transversale sur l’ensemble du cadre de vie.  » Si certains se contentent de décliner leur imprimé star de la saison sur des assiettes, des coussins ou des draps, ce n’est pas le cas de tout le monde.  » L’intervention de Rick Owens ou les textiles qu’imagine Raf Simons pour Kvadrat sont par exemple tout à fait légitimes, car cela s’apparente à un véritable travail de recherche « , constate l’expert.

LE SENS DE L’HARMONIE, SELON GIORGIO ARMANI

Lorsque Giorgio Armani lance, en 2000, sa ligne Armani/Casa, il est aussi question d’élargir son terrain de jeu :  » Je voulais déployer mon langage fashion dans l’univers de la maison, raconte le créateur italien, qui conçoit des meubles, objets de décoration et luminaires, principalement produits en Italie. L’ensemble de notre marque est basé sur une même vision esthétique et personnelle ; tout objet portant notre label est, de ce fait, inter-relié. J’aime sentir un environnement intime autour de moi, que le mobilier, les textiles et les accessoires se répondent avec harmonie. Mon désir a toujours été d’allier beauté, confort et qualité, en imaginant un style intemporel, élégant et sophistiqué. C’est ma philosophie, qu’il s’agisse de mode ou de décoration d’intérieur.  »

LES PRÉMICES

L’intrusion des labels de mode dans l’univers de la maison n’est pas neuve. Déjà en 1987, Fendi fonde sa ligne Casa, avec l’ambition de décorer les intérieurs de la même manière que la griffe habille des générations de femmes. En 1992, c’est Versace qui lance ses collections de textile (draps, coussins…) et de vaisselle, tandis que ses premiers meubles apparaissent deux ans plus tard. Mais ce sont les crises économiques de 2008 et 2009 qui vont donner un coup d’accélérateur.  » Ce climat morose a engendré un repli sur le cadre de vie, note Vincent Grégoire. Etant donné que l’extérieur est considéré comme pollué et peu sûr, la maison devient le centre de toutes les attentions. Un enjeu bien compris par les marques de mode.  » Et si certains labels se contentent, dans un premier temps, de développer ce secteur via des licences confiées à des tiers, ils n’hésitent pas par la suite à opérer un retour en arrière, vu l’importance des enjeux sous-jacents. C’est ainsi que Versace a internalisé sa ligne Home en 2016.

LE SACRE DES ITALIENS

Armani, Fendi, Versace, Roberto Cavalli, Diesel, Bottega Veneta, Marni… Les acteurs transalpins occupent le terrain.  » A l’instar des Anglo-Saxons, comme Ralph Lauren, ils ont peu de complexes à l’idée de sortir de leur zone d’expertise. Il est pour eux toujours question de geste et d’artisanat « , analyse l’expert parisien. Les Français, sans doute tétanisés par l’héritage de la haute couture, son luxe, son prestige, n’ont pas cette décontraction. Il y a bien Hermès et sa collection Maison, Louis Vuitton et ses collaborations avec des designers de renom, ou des lignes textiles Kenzo, Christian Lacroix et Paul & Joe, mais rien de comparable à ce que l’on trouve à Milan.  » Le Français sait qu’il va se faire critiquer. On risque de lui dire :  » Tu sais peut-être dessiner une veste, mais monter un meuble, c’est un autre boulot ; fais ce que tu sais faire.  » En France, on catalogue facilement et on a du mal avec la transversalité. Quelqu’un de talentueux devrait pouvoir s’exprimer, qu’importe le domaine.  »

LA JEUNE GÉNÉRATION

Ce sont souvent les maisons établies qui développent mode et design conjointement.  » C’est peut-être une question de maturité, avance encore Vincent Grégoire. Les jeunes directeurs artistiques font partie de la génération Ikea, un peu nomade, un peu  » bricolage  » aussi. Or, il faut y être sensible et faire preuve d’une certaine expérience pour appréhender le cadre de vie.  » Mais rien n’est figé, précise encore l’expert, qui fait le pari que cette relève, active dans la mode, ne tardera plus longtemps avant d’occuper le terrain de la déco et du design.  » Comme pour tout ce qu’ils entreprennent, ces créateurs ne passeront pas par le biais de licences. Ils préfèrent tout garder sous leur contrôle.  »

LES NOUVEAUX CONSOMMATEURS

Sans généraliser pour autant, on peut supposer qu’un client aimant particulièrement une griffe de vêtements sera également séduit par ses nouveautés en matière de design.  » Quand il apprécie une marque, il est normal qu’il ait envie d’étendre ce plaisir à la totalité de son art de vivre « , développe Vincent Grégoire. Une démarche d’autant plus cohérente que c’est toujours le même ADN qui est exploité, pour une jupe comme pour une étagère.  » Il y a également cette volonté de ne pas se tromper. Les acteurs fashion conçoivent la déco comme une espèce de mise en scène parfaite. A l’instar de la mode, où il faut avoir la broche coordonnée à la veste et aux chaussures, il convient ici d’adopter le bon look en associant correctement canapé, lampes et draps.  » En ce sens, les créateurs permettent d’éviter tout faux pas décoratif.

L’ARRIVÉE DE LA FAST FASHION

Toujours sur la balle, les enseignes de fast fashion se sont engouffrées dans ce créneau de la maison, fortes de leur puissance stylistique et de leur poids considérable dans l’achat de textile. Dès 2006 déjà, Zara a ainsi appliqué à ce domaine les recettes qui ont fait son succès dans l’habillement. L’enseigne espagnole n’hésite d’ailleurs pas à mettre les petits plats dans les grands, au vu de la dernière présentation de ses nouveautés, au Salon du meuble, début avril : ce n’est autre que l’artiste britannique Simon Costin, proche de labels comme Givenchy, Alexander McQueen ou Roberto Cavalli, qui était chargé de transformer l’un des flagship stores milanais de la marque en un concept imaginaire plus grand que nature, baptisé La Grande Illusione.

Et H&M n’est pas en reste non plus. Depuis 2015, date à laquelle le groupe suédois a enfin implanté sa section Home en Belgique, neuf boutiques dédiées à la chambre à coucher (y compris celle de bébé), au salon, à la salle de bains, à la cuisine et à l’extérieur ont été inaugurées sur notre territoire.  » Nos clients nous demandaient souvent des produits d’intérieur en lien avec notre business model, explique-t-on au sein du groupe. Nous avons plus de soixante ans d’expérience dans le textile, il était donc tout naturel pour nous de franchir ce pas.  »

LES TENDANCES, FAÇON ANANAS OU CACTUS

Les univers de la mode et de la maison étant perméables et soumis à des influences semblables, il est normal de retrouver des tendances déclinées à la fois sur un vase, une couette et un tee-shirt. L’été dernier, c’était le cas des imprimés ananas ou cactus. Cette saison, on retrouve la pastèque. Et l’an prochain, ce sera la grenade, à en croire les bureaux de tendance. De quoi donner du contenu aux Instagrammeurs, avides de mettre en scène leur chez-eux.  » C’est un phénomène récent, qui date d’il y a trois ou quatre ans, calcule Vincent Grégoire. Des enseignes comme Zara et H&M ont apporté ces nouveaux rythmes, ces effets de mode et cette caractéristique de fast déco. Résultat, certains acteurs de linge de maison ou des arts de la table paraissent, depuis, démodés.  »

Si les griffes de luxe ne se précipiteront sans doute pas sur les imprimés fruités, elles se devront de réinterpréter cette mouvance tropicale, d’une manière ou d’une autre. Autre option : imaginer des éditions limitées, qui apportent de la nouveauté, à l’instar de celles que Dior Maison a demandées à des artistes et des designers. Présentées dans la House of Dior de Londres, ces collabs rassemblent, notamment, des créations de l’architecte Peter Marino, du scénographe et designer Hubert Le Gall, de l’expert du verre Jeremy Maxwell Wintrebert, de la spécialiste du linge de maison Véronique Taittinger, etc.

LA MODE DES BOUTIQUES APPARTEMENTS

Cet attrait croissant de la mode pour l’ameublement se manifeste également de façon plus indirecte, dans l’aménagement des concept stores. On pense ainsi à l’emblématique adresse parisienne de Dries Van Noten, composée d’une succession de pièces décorées de meubles d’antiquaires. A l’appartement de la griffe française en vogue Sézane, où il n’est pas possible d’acheter les dernières nouveautés, mais bien de s’imprégner de l’esprit de la collection. Ou au palazzo milanais de Bottega Veneta, où les collections Home sont présentées sous forme de  » tableaux  » : salle à manger, salon, chambre et bureau.  » Tout les acteurs de la mode sont obsédés par l’idée qu’il faut faire comme si on était à la maison pour se sentir bien, constate encore Vincent Grégoire. Et veulent à tout prix éviter la « Zaraïsation » des boutiques.  » Pour ce faire, les labels privilégient des pièces vintage, voire d’exception, histoire de décorer de façon unique leurs lieux de vente, que ce soit avec des oeuvres d’art, des canapés ou du mobilier qui les différencient.

DU GREEN, DU LIFESTYLE ET DE L’IMMATÉRIEL

Une chose est sûre, le rapprochement entre les univers de la mode et de la maison ne va aller qu’en s’amplifiant. Et le jardin est amené à y jouer également un rôle important.  » On constate une effervescence autour du végétal, ponctue l’expert de chez Nelly Rodi. Pas un magasin, ou presque, qui n’ait pas son cactus, son ficus ou sa sansevière, en guise d’élément décoratif.  » Un engouement repéré de manière transversale dans des espaces dédiés à la mode, à la déco, à la beauté ou encore à la restauration, ce qui n’est en rien anodin :  » On est en train de voir apparaître une nouvelle génération, un peu hybride, de boutiques lifestyle.  » Y sont proposés tout aussi bien de la vaisselle, des tee-shirts, des bougies, des crèmes pour le corps, des plantes, des biscuits à grignoter que de la papeterie… Le tout soigneusement sélectionné et mis en scène, selon un thème faisant office de fil rouge.  » Ce sont des histoires dans l’histoire. On y vient pour consommer de l’art de vivre. A leur échelle, des chaînes comme Hema ou Flying Tiger mettent déjà ce précepte en pratique, dans un esprit « feel good vibes ». Les concept stores ne réinventent par conséquent pas la roue. Suivra une époque où Ikea fera aussi de la mode.  » Une perspective pas si éloignée que cela, puisque l’enseigne suédoise a déjà signé une collaboration avec le créateur de mode belge Walter Van Beirendonck, pas plus tard que l’an dernier.

A côté de ce  » fast lifestyle  » se développe aussi un  » slow luxury « .  » Au contraire de ce mélange des genres, on trouve des adresses ultraspécialisées, qui présentent une offre en profondeur, plutôt que de la quantité.  » Place à l’expert de la chemise, du vase ou du coussin, qui ne propose plus que du mono-produit, décliné de mille et une façons, mais toujours avec un positionnement hyperqualitatif. Viendra enfin une troisième voie, pour ceux qui sont saturés par cette fast déco, celle de l’épure et de la simplification.  » Pour ces consommateurs pointus, cette déco, influencée par la digitalisation du cadre de vie, se manifestera dans tout ce qui ne se voit pas : le son, la lumière, l’air dépollué, la bonne chaleur…  » Soit un nouveau chapitre à écrire, tout autant dans l’univers de la maison que de la mode.

PAR CATHERINE PLEECK

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