« Être une fille sur Internet, c’est devoir faire attention à tout, tout le temps »
Diffusé ce 12 mai sur la RTBF, le documentaire #SalePute dresse un état des lieux particulièrement alarmant des violences sexistes sur le Net. Focus sur ceux qui constituent à la fois une cible privilégiée et un espoir de changement: les adolescents.
« Il est grand temps de se rendre compte de ce qui est à l’oeuvre: ce ne sont pas des accidents », assène Myriam Leroy, journaliste, ayant été victime elle-même d’une violente campagne de cyberharcèlement. « A un moment, une somme d’incidents isolés devient un fait de société », rappelle-t-elle dans le docu #SalePute, qu’elle a coréalisé avec sa consoeur Florence Hainaut. Le moteur de cette haine systémique? Un sexisme institutionnalisé, durablement ancré dans nos sociétés par des rapports de domination millénaires, qui transforme le quotidien de millions d’internautes en une interminable chronique de la misogynie ordinaire. « Chez les adultes, le harcèlement par des femmes reste très marginal, et c’est un déséquilibre qui s’observe déjà à l’école, poursuit Myriam Leroy, citant les rapports du Centre Hubertine Auclert, qui fait autorité en la matière. Etre un caïd de cour de récré reste un comportement cool et valorisé, et la grande cour de récré que constitue Internet ne fait pas exception. »
Etre un caïd de cour de récré reste un comportement cool et valorisé, et la grande cour de récré que constitue Internet ne fait pas exception.
Myriam Leroy
Docteure en psychologie clinique, autrice d’une thèse consacrée au passage à l’âge adulte et chargée de cours à la Sorbonne, Simruy Ikiz a pu maintes fois observer toutes les difficultés rencontrées en ligne par les ados, avec les filles en première ligne. « A leur création, ces espaces virtuels étaient perçus comme un endroit idéal, où chacun pouvait se présenter comme il l’entendait et renvoyer l’image qu’il voulait à la société, ce qui était particulièrement tentant quand on est adolescent. Mais on y a tout de même vu s’y imposer une idée de la femme qui existait depuis longtemps: celle qui a une carrière réussie, mais aussi des enfants, et une famille avec laquelle passer du temps, qui fait du sport et a un corps parfait, et qui mange des gâteaux avec ses copines parce qu’elle a une vie sociale réussie, etc. Une image qui n’est pas réelle mais reste mise en avant, comme si c’était le quotidien de la plupart des gens. Le fait que ça passe par les réseaux sociaux, où les jeunes sont exposés et pas vraiment protégés, ça mettait une pression encore plus importante sur les jeunes femmes. » Qu’est-ce qui peut bien pousser les plus jeunes générations à suivre les injonctions, intenables et souvent contradictoires, d’un modèle que l’on sait éculé? D’après Simruy Ikiz, « quand ce genre de cliché était véhiculé dans une publicité, on savait que c’était un personnage, joué par une actrice. Ici, les influenceurs et influenceuses donnent l’illusion d’exister, parce que leur vie entière est mise en scène et documentée par des photographes professionnels – ceux et celles qui ne parviennent pas à se conformer au modèle pensent qu’ils ont un problème, qu’ils sont anormaux, et tout cela a un impact sur l’estime de soi. »
La loi du silence
En résulte la nécessité ressentie d’une constante vigilance, qui s’applique aux demoiselles dès leur plus jeune âge, et dont peut témoigner Anna, 15 ans. « Etre une fille sur Internet, c’est devoir faire attention à tout, tout le temps, au moindre truc que tu postes, résume-t-elle. Même dans des stories sur Instagram, la moindre petite chose peut être utilisée pour nous juger, au niveau de l’image ou du contenu. Si je poste une photo de moi entourée d’amis, mais avec une majorité de garçons, des gens, parfois des inconnus, vont dire que je leur cours après, suggérer que je suis une fille facile. Je suis très prudente, je diffuse peu de photos de moi, mais j’ai plein de copines qui reçoivent énormément de réactions à leurs posts, et des messages d’hommes de 40 ou 50 ans qui leur demandent des nudes (NDLR: des photos dénudées). Dès qu’une fille est à l’aise avec son corps, et qu’elle montre un tout petit peu ses formes, il faut voir les commentaires, c’est hyper lourd. Et c’est comme ça partout. »
Pour ne rien arranger, ce n’est là que la partie visible de l’iceberg, car comme le rappelle Myriam Leroy, « la cyberviolence, on la considère souvent sous le prisme des mots, et c’est notre choix dans le film, mais ce n’est qu’une infime partie des façons de détruire une femme sur le Net, entre insultes, menaces, hacking, raids de signalement qui mènent à la fermeture de comptes, revenge porn, et j’en passe. »
Beaucoup d’ados l’ont déjà appris à leurs dépens, et c’est le cas d’Anna, qui vit déraper une relation qui n’en était pourtant qu’à ses balbutiements: « Je suis sortie avec un garçon de l’école l’an dernier, et déjà après quelques jours, il a commencé à me demander des photos de moi nue et à me parler de relations sexuelles. Moi, je n’étais pas prête, je n’avais pas du tout pensé à ça. Et comme j’étais prise au dépourvu, je ne lui ai pas tout de suite fermé la porte, j’ai essayé de temporiser. Je l’aimais beaucoup, donc je ne voulais pas le vexer en opposant un non catégorique. Ça avait commencé sous forme de blague, de petites allusions, puis très vite, il a été encore plus insistant. Toujours par écrit: en face de moi, il était parfaitement normal, mais par message interposé, il ne parlait plus que de sexe. Parfois sans aucun rapport avec le contexte, il pouvait mentionner la taille de son pénis en plein milieu d’une conversation banale. En trois ou quatre jours, il m’a demandé 36 fois de lui envoyer des nudes, ou alors il me racontait des fantasmes hyperdétaillés, ça me dégoutait. Quand il m’a demandé de venir chez lui, ça a été le déclic. Quelque chose n’allait pas, j’en ai parlé à mes parents, qui ont alerté l’école, et une procédure a été lancée. »
Rapidement, Anna apprendra que d’autres filles ont connu des problèmes similaires avec le même élève, dont l’une de ses propres copines, encore un an plus jeune. « Et elle avait en plus reçu des photos de lui. Mais aucune n’a osé parler, pour le protéger et pour se protéger elles-mêmes des répercussions, et quand je vois ce que j’ai subi, je peux les comprendre », sourit-elle amèrement. Car comme souvent, c’est la double peine pour celle qui a osé dénoncer la situation. « L’histoire a évidemment fini par s’ébruiter, soupire-t-elle. Et pendant deux ou trois mois, à l’école, je recevais des insultes, des « pute », « salope », « chaudasse », de la part de gens que je ne connaissais même pas. Et moi, je restais là, choquée. Ce qui m’a vraiment scandalisée, c’est que l’on me traite de « violée », comme si ça pouvait être une insulte, alors que lui, ses copains l’appelaient « violeur », comme ils auraient dit « champion ». Il y a encore quelques mois, on m’aurait demandé de témoigner, j’aurais sans doute fondu en larmes et fait des crises d’angoisse, mais maintenant, j’ai compris. J’ai compris que ça avait été une erreur, que tout le monde ne me voulait pas du bien, que je ne devais pas faire confiance aux gens si facilement. Ça ne fait pas longtemps que je suis passée à autre chose. Il faut dire que le garçon est venu s’excuser depuis, et j’ai aussi réalisé qu’il avait été élevé par des parents distants, à qui lui ne pouvait pas se confier, et que son éducation sexuelle s’était faite sur des sites porno. »
Du haut de ses 15 ans, la jeune fille mesure parfaitement l’importance cruciale du contexte familial et socio-affectif ; comme le formule si bien Simruy Ikiz: « Un enfant qui a confiance en ses parents, c’est un enfant qui peut demander de l’aide. Il faut absolument éduquer les parents, les intéresser à la question. » Depuis, Anna a décidé de partager son expérience et de lutter contre les comportements toxiques en intégrant le programme Cyber Help de son école. Son histoire aurait pu être celle d’Aliya, dont l’existence a pris un tournant particulièrement pénible alors qu’elle n’avait que 14 ans.
La spirale infernale
Souffre-douleur de sa classe, Aliya a, à l’époque, trouvé refuge dans le monde virtuel d’un jeu social. C’est là qu’elle s’est éprise d’un manipulateur qui parvint à l’embobiner. « Il m’envoyait des poèmes, des messages mignons, tout se passait super bien, jusqu’à ce qu’il me demande une « preuve d’amour », c’est-à-dire une photo de moi nue. Sinon, il me quittait, et je n’avais pas envie de perdre la seule personne qui m’accorde un peu d’attention, explique-t-elle. Ce chantage affectif m’a coûté d’autres photos et vidéos, c’est parti très vite, très loin, je n’ai rien maîtrisé. Et un jour, il me révéla brutalement que tout était faux, qu’il me trouvait grosse et moche, et qu’il allait tout diffuser à mon école, à mes amis et à ma famille. Il connaissait les surnoms de tout le monde, il m’a déballé toute ma vie, il savait tout. Je me voyais fichée « la grosse pute » pour des années, et mes parents couverts de honte, je voulais mourir ou tomber dans un long coma, le temps de me faire oublier. » Et alors que la jeune fille trouve le courage de déposer une plainte, la démarche « vire au cauchemar », face à une gendarme qui la culpabilise et l’humilie.
Une réaction à laquelle fait écho la comparaison de Florence Hainaut, coréalisatrice de #SalePute, sur la nécessité d’une réponse de la société dans son ensemble, et d’une réelle volonté politique de changer le fonctionnement de certaines institutions, dont la police et la justice: « Quand il y a eu un boom du vol des voitures, c’est le politique qui a donné l’inflexion à la police, et qui a concentré les moyens nécessaires pour lutter efficacement contre le phénomène, et ça a très bien marché. Il est temps de dire « ça suffit. » »
Malgré la plainte et les avertissements formels de la direction, le calvaire d’Aliya se poursuivra jusqu’à la fin de sa scolarité; difficile d’exiger l’exemplarité des collégiens quand la problématique n’est pas prise au sérieux par les autorités. « J’ai reçu des centaines de critiques, d’insultes et de propositions sexuelles – ça a duré jusqu’en terminale. Ils n’ont jamais retrouvé mon agresseur, après seulement quelques mois d’enquête, la gendarmerie a appelé pour dire que la plainte n’avait pas abouti. Par la suite, même après avoir quitté l’école, je n’en pouvais plus de cette violence, d’entendre les noms des jeunes qui se suicident chaque année. J’avais l’impression d’être complice. » C’est pour cette raison qu’elle a finalement exorcisé cette douloureuse épreuve dans un livre, Juste une histoire de nudes (Editions du Raton Laveur), et parcourt désormais les écoles dans le cadre d’un programme de cyber-prévention.
Les parents pensent encore qu’il y a une différence entre vie réelle et vie virtuelle, ce qui n’est plus du tout d’actualité.
Simruy Ikiz
Comprendre leur monde
« On dit souvent qu’il faut éduquer les enfants, mais il faut aussi éduquer les parents, reprend Simruy Ikiz. On a assisté à une inversion des rôles, avec la multiplication de ces outils numériques: avant, c’était les parents qui enseignaient certaines choses aux enfants, ce qui permettait une approche progressive et un certain contrôle, alors que désormais, la plupart des parents n’ont aucune idée de ce qu’il se passe sur les réseaux sociaux. Et ils n’ont pas envie de savoir. Ils pensent encore qu’il y a une différence entre vie réelle et vie virtuelle, ce qui n’est plus du tout d’actualité. » Mais si la Génération Z n’opère plus de distinction entre la vie « réelle » et les réseaux, elle a heureusement su tirer parti des outils que le Net pouvait lui offrir, et s’en empare pour s’instruire, s’éduquer et se relier; de quoi au moins entrevoir un peu d’espoir après ce dramatique état des lieux…
En attendant que le climat en ligne devienne plus respirable, que peut-on dire aujourd’hui à une ado qui se prend constamment des volées de bois vert, et se fait insulter en ligne par des machos peut-être plus âgés que son père? T’inquiète, ils vont se lasser, ou tu vas t’habituer? « Surtout pas! bondit Myriam Leroy. Disons-lui que sa souffrance et sa colère sont légitimes, qu’elle ne doit pas écouter les gens qui disent: « Pense à autre chose, regarde ailleurs », parce qu’il n’y a pas d’ailleurs: c’est le monde dans lequel on vit. » On laissera le mot de la fin à Florence Hainaut: « Elle doit comprendre que ça ne la vise pas elle, personnellement, mais ce qu’elle représente à leurs yeux. Et se demander: qu’est-ce qui leur fait peur, au point de vouloir détruire, casser, ou salir? »
Le documentaire #SalePute sera diffusé ce 12 mai sur la RTBF, et le 23 juin prochain sur Arte.
Retrouvez également l’interview de Margot Foubert, chargée de missions à la Fédération des Centres de Planning familial FPS, et de Marion, du compte Instagram Les Punchlinettes.
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