La Belgique a du talent, Paris et le monde entier n’en doutent plus. La preuve par Jean-Paul Lespagnard, créateur installé à Bruxelles, qui signe une mode différente et jouissive. Reportage rétroactif.

L’homme au chapeau de paille que vous voyez là, c’est l’homme de l’année. Nom : Lespagnard. Prénom : Jean-Paul. Naissance : 1979, à Harzé, près d’Aywaille. Profession : créateur protéiforme. Signes distinctifs : tattoos partout et karma particulier, qui ne sied qu’aux innocents les mains pleines. Pour s’en convaincre, rien de tel que le tutoiement avec Jean-Paul, avec son univers et son travail étalé sur six mois. Un work in progress qui permet de l’observer in situ, le privilège. C’est donc ainsi qu’il vit, crée, lespagnarde, manque de perdre la foi, stresse, coeurdartichaute et finit toujours par sourire.

LUNDI 18 FÉVRIER 2013

Il devrait être cloué au lit par une grippe, mais il n’est pas du genre à renâcler devant l’obstacle, donc, Jean-Paul Lespagnard est debout. Il lui reste deux jours pour terminer sa collection automne-hiver 13-14, pas (trop) de stress.  » On est dans le rush, mais tout est sous contrôle.  » Demain, il part à Paris, rendez-vous au Crillon, pour présenter quelques pièces de son vestiaire et espérer être sélectionné par le magazine Elle, qui  » aime la mode « , ce qui lui donnerait droit à un shooting dans les pages de l’hebdo français et une visibilité non négligeable, ce sera le cas.

En attendant, il est confiant, presque tout est labellisé jeanpaullespagnard, un bouton pression sur chaque pièce de sa collection, inspiration mélange de Pays-Bas et de motocross.  » Je ne sais pas d’où ça vient, j’ai toujours voulu faire un truc sur ce pays et je suis tombé sur un bouquin parlant des femmes de pêcheurs au début du siècle dernier. Elles s’habillaient pour accueillir leur mari qui rentrait au port sur des bateaux chargés de harengs. Je réactualise un peu l’histoire : mon épouse de marin est fan de motocross, de trial, elle enfourche sa moto pour rejoindre son homme…  » Cela ne ressemble pourtant en rien à un vestiaire folklorique, on n’est pas au musée du costume. Et puisque Dieu est dans les détails, toute référence désirée se trouve dans la coupe, que Jean-Paul a travaillée selon les règles en vigueur alors, après études in vivo. Il a visité les entrailles du musée de la pêche à Vlaardingen, près de Rotterdam : la conservatrice lui a ouvert ses archives. Jean-Paul y a découvert que ces femmes-là n’avaient qu’une seule tenue pour toute leur vie, celle de leur mariage qu’elles portaient jusqu’à la tombe, il fallait donc que tout soit  » flexible et évolutif « , il connaît ce langage, c’est aussi le sien.

Cela fait quatre mois et demi qu’il est sur son automne-hiver, sans aucun coup de mou, il ne peut pas se le permettre. Les angoisses non plus, il doit avancer. Même si son budget n’est pas encore bouclé, Jean-Paul Lespagnard tire le diable par la queue, il est seul, mis à part le soutien fidèle d’Anne Chapelle, la femme d’affaires qui chapeaute Ann Demeulemeester et Haider Ackermann. Pourtant, il ne se bride pas, ne s’interdit presque aucun tissu, surtout s’ils sont lourds, moins commerciaux, comme ce lin pour cet été 2013, que les Italiens de la boutique Corso Como où il est vendu n’apprécient guère – cela se froisse et les Milanaises aiment tant être  » pico bello « , on ne peut pas plaire à tout le monde. Et pour cette saison, il n’a pas non plus délaissé les matières qui donnent du volume – des laines, des feutres, des étoffes  » assez grossièrement tissées « , du Néoprène, du mérinos, un tissu  » hyper technique  » avec un imprimé maison et un beau brocard.  » C’est mon amour – j’en utilise à chaque fois, je ne peux pas m’en empêcher, je trouve cela trop beau.  »

MERCREDI 20 FÉVRIER 2013

La collection a pris forme, le show aussi, ne manque que la musique pour faire défiler cela – Jean-Paul doit encore bosser dessus, avec Tanguy,  » un des garçons du groupe de Yelle « , la chanteuse allumée qui s’affiche en Lespagnard, les Français ont du goût. Joseph Taibi, le producteur, passe en coup de vent, il suit Jean-Paul depuis sa collection Basket au printemps 2012,  » c’est précieux, précise le créateur, il connaît les pièces, on va ensemble aux premiers rendez-vous à l’atelier, on ne fait produire qu’en Belgique, c’est une volonté, le suivi est aussi plus facile, et puis surtout ils travaillent bien et ne coûtent pas les yeux de la tête.  »

Au sous-sol, sur de grandes tables, des myriades de cristaux Swarovski, des casques, des coques d’iPhone, des cache-oreilles. Ici, on s’active sur les accessoires : le tout sera strassé à profusion, Jean-Paul aime l’excès. Et comme son équipe ne fait pas dix personnes, il y a du pain sur la planche. Il n’est d’ailleurs pas dit qu’elle pourra un jour lever le pied, le créateur a déjà sélectionné les tissus pour sa collection suivante, le printemps-été 2014. Son thème : les femmes saoules au Mexique, l’ivresse des profondeurs. La présentation est pour octobre prochain, c’est loin.

Jean-Paul regarde les plans du show, c’est Bruno Pani, directeur artistique et président de l’agence Profirst, qui planche avec lui sur le concept.  » Ce sera une installation sur des palettes, explique le créateur. Les invités mangeront avant d’entrer, ils monteront un escalier, rentreront dans la salle, regarderont le show et ressortiront par un autre escalier, avec générique de départ et de fin, j’en ai des frissons quand je le raconte…  » Une chose est sûre, on verra les vêtements de tout près et rien ne sera conventionnel.  » Ce sera humain, précise Bruno Pani. Tous les ingrédients que nous utiliserons sont liés à la simplicité : des palettes de chantier, des éclairages industriels, une sono de base.  » Jean-Paul sourit :  » J’aime l’idée du côté brut pour présenter un bijou.  »

LUNDI 4 MARS 2013

Paris, rue Papin, IIIe arrondissement, à la Gaité lyrique. Personne à l’entrée, il est trop tôt, le défilé de Jean-Paul Lespagnard devrait débuter vers 19 heures, on a encore largement le temps de filer dans les coulisses. Là par contre, il y a du monde, des télés, des cameramen, une Mademoiselle Agnès virevoltante et Bart Van den Eynde, costume en tartan, voix de basse, qui gère le backstage. Jean-Paul semble heureux, il confirme, même s’il vient de comprendre, après recomptage, qu’il n’a pas assez de chaussures pour tous les mannequins. Il lui manque des sabots, la faute à un budget trop court, il voulait jouer la récup’, réutiliser ceux du show précédent, mais depuis, sa collection a grandi, tant pis, les filles porteront des bottes de motard, c’est raccord. En guise d’accessoire, certaines avancent masquées, avec foulard noué sur la bouche, et d’autres, à découvert, mais avec une lampe solaire designée par Alain Gilles et éditée par O’sun, une Nomad customisée par Jean-Paul et son atelier dévoué, Léa, son assistante, ne désapprouvera pas. Ils sont tous là depuis 8 heures du matin, ils savent que le compte à rebours a commencé, ils avaient exactement dix heures pour monter le décor et le backstage, maquiller les mannequins, les coiffer, répéter, les habiller, lancer la musique, c’est parti.

Et le show va tout comme ils avaient dit. Simple, humain, belge. Avec croquettes aux crevettes en zakouski (lire la recette dans Le Vif Weekend du 30 août dernier). Et la preuve flagrante que chaque saison, JPL se réinvente, en conservant ce petit quelque chose de sa première collection qui fit un tabac à Hyères, au festival de la mode et de la photographie, en 2008, lorsqu’il remporta le grand prix du jury et celui de 1.2.3, avec des silhouettes qui mixaient les frites et les clowns de rodéo. Il a décidément une façon bien à lui de mélanger les inspirations diamétralement opposées, de les entrechoquer et de réussir un vestiaire portable, ce n’est pas une insulte, entre sportswear construit et modularité. Car ses vêtements peuvent s’utiliser de différentes façons, un all over devient un pantalon ou un bustier, une jupe, une robe et inversement.  » Ce sont des vêtements qui tournent autour du corps, mais avec confort, analyse Didier Vervaeren, fashion gourou made in Belgium, qui n’aurait raté ce rendez-vous pour rien au monde. C’est cela qui fait sa force : souvent les créateurs ont une manière subliminale de voir le corps de la femme, du coup, la façon dont ils construisent leurs modèles est cliché, ce n’est pas le cas de Jean-Paul – les siens, portables et modulables, peuvent être grand jour ou grand soir.  »

JEUDI 9 MAI 2013

Kunstenfestivaldesarts. C’est la première de Soleils, chorégraphie de Pierre Droulers, costumes de Jean-Paul Lespagnard. Habiller des danseurs, faire corps avec eux, entrer dans l’univers d’un autre, il connaît la chanson. Depuis 2007 et sa rencontre avec la danseuse et chorégraphe Meg Stuart, il monte régulièrement sur les planches. Et s’offre le grand luxe de  » divaguer « , penser à autre chose qu’à la mode, jouer avec l’ombre et la lumière, le mouvement, la grâce.

JEUDI 13 JUIN 2013

Dans la courette de son atelier, rue de l’Ourthe, à Bruxelles, Jean-Paul Lespagnard reçoit la presse et l’équipe de Mons 2015, un titre de capitale culturelle décerné par l’Union européenne, c’est pour dans deux ans. Pourquoi chez lui ? Parce qu’il est l’un des artistes complices de ce projet au long cours, aux côtés du chorégraphe Frédéric Flamand et de l’auteur de théâtre Wajdi Mouawad. Pour l’occasion, il a choisi de poser devant l’objectif de sa vieille complice Laetitia Bica, il est nu comme un ver, mais camouflé de lierre, c’est l’homme de feuilles en hommage à la ducasse de Mons, à son Saint-Georges et son dragon, à son combat dit Lumeçon. Le folklore a toujours impressionné durablement Jean-Paul, il s’en nourrit et ne s’en cache pas, cf. ses collections, cf. sa conférence sur  » L’art populaire dans la mode  » au Hongkong Design Institute l’an passé, en anglais dans le texte.

MERCREDI 31 JUILLET 2013

Pas de répit pour Jean-Paul Lespagnard. Il revient de Monaco où il a animé un workshop  » mode  » pour les enfants, met la dernière main à la scénographie du défilé du Weekend Fashion Award, en octobre prochain – il en est le directeur artistique, avec Bruno Pani, en grand ordonnateur. Il ouvre un carton, dedans deux sacs, deux tailles, siglés Eastpak, imaginés, conçus et dessinés par lui. L’idée du modulable n’est pas loin, du sport non plus, avec poches réfrigérantes et broderies mexicaines sur les sangles, faites par le brodeur du pape, qui est belge, vive le plat pays qui est le nôtre. On les verra au prochain défilé, puis en boutique en janvier 2014, patience.

Jean-Paul est tout joyeux, ça se voit à son oeil qui pétille, il dresse la liste, non exhaustive, de ses autres projets réalisés ou à réaliser. Il a pensé les  » uniformes  » du personnel du théâtre de Liège, une veste et un foulard, qui s’ajusteront aux vestiaires privés, il n’a pas vocation de dictateur du style, que chacun s’approprie l’élément de reconnaissance, la veste sur le dos et le foulard dans les cheveux, à la taille, autour du cou, au poignet, il a même donné un petit cours sur les mille et une techniques pour le nouer,  » on parle d’uniformes mais en même temps d’êtres humains « . Il doit encore créer les costumes de Quantum, la nouvelle pièce pour six danseurs de Gilles Jobin et pour son film long-métrage en stéréoscopie,  » projet novateur sur le plan visuel et interdisciplinaire « . Et puis finaliser sa collection printemps-été 2014, qu’il présentera à Paris en octobre prochain, sujet :  » Till we drop « , thématique : Mexique, femmes, ivresse.  » On est en phase de prototypage, tout est envoyé chez le fabricant, on commence à recevoir les pièces finies, on n’a plus qu’à mettre les boutons et les pressions, pour le 15 août, on aura 40 pièces, et pour le 10 septembre, les autres, 120 en tout, le grand classique !  »

A part ça, il lui manque toujours de quoi boucler son budget, 100 000 euros, certains lui disent que  » c’est peanuts « , mais il n’a toujours pas trouvé d’investisseur. Cela ne l’empêche pas de se projeter dans le futur. Bien obligé, on compte sur lui : en janvier 2014, les Galeries Lafayette le mettront à l’honneur, avec une expo à la Galerie des Galeries et dix vitrines à habiter, plus un pop-up store au premier étage et un e-shop, une première,  » c’est énorme « , murmure-t-il, encore étonné de ce cadeau qui lui tombe dessus.

Dans la cour de son atelier, la table est dressée, deux gâteaux à partager, un stagiaire s’en va, chez Jean-Paul Lespagnard, c’est tout bonus de travailler, on ne vous demandera pas de faire le café, la structure est si petite que forcément chacun doit prendre ses responsabilités.  » Je leur donne des buts et leur dit : « je me moque de la manière dont vous y arrivez, mais vous y arrivez, débrouillez-vous ». Et cela marche super bien, je suis là pour les chapeauter, il y a parfois d’énormes conneries qui en sortent, et en même temps, des choses tellement merveilleuses !  » Sur les photos, on ne le voit jamais sourire, pourtant, en vrai, c’est la première chose qui frappe, sa douceur.

Jean-Paul Lespagnard, chez Stijl, 74, rue Dansaert, à 1000 Bruxelles. Mais aussi chez Selfridges à Londres, Corso Como à Milan et les Galeries Lafayette à Paris.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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