Des chefs et des cuisiniers autodidactes ont décidé d’envisager la restauration autrement. Leur devise ?  » Plus c’est petit, mieux c’est réussi.  » Rencontre avec les figures de proue belges de l’inversement proportionnel.

« Il est révolu le temps des cathédrales. Le monde est entré dans un nouveau millénaire.  » Légèrement modifiées, ces paroles empruntées à la comédie musicale Notre-Dame de Paris ont une sacrée résonance sur la scène food actuelle. Les cathédrales ? Le terme fait référence à ces adresses gigantesques qui, dès le début des années 90, multiplient les couverts comme d’autres exhibent aujourd’hui des amis sur Facebook.

Sir Terence Conran a incarné cette folie des grandeurs. Depuis Londres, le fondateur de la chaîne de magasins Habitat a donné naissance à un genre inédit de restaurants au nom explicite : les  » gastrodomes « . À l’époque, les traders sont vitaminés à la spéculation, la soif de consommation bat son plein. Deux raisons à cela. La première tient à l’effondrement du bloc soviétique, dernier obstacle – du moins c’est ce que l’on croit – placé sur le chemin de l’ultra-libéralisme. La seconde a partie liée avec le développement des nouvelles technologies. À coups de start-up en tout genre, Internet indique le chemin d’une nouvelle ruée vers l’or. Pour répondre à cette effervescence, rien n’est trop grand ou plutôt  » the bigger, the better  » pour rester dans l’idiome du pays où ce  » food boom  » a commencé.

Fin stratège, Conran révolutionne les pratiques dinatoires londoniennes. Le gentleman-designer britannique se rend compte que tous ceux qui participent de cette nouvelle hégémonie attendent autre chose d’un restaurant. Il ne s’agit plus simplement de se régaler : s’attabler doit désormais devenir une expérience. Ainsi naît l’eatertainment, un concept véhiculé dans le mot-valise explicite résultant de la contraction de eat (manger) et entertainement (divertissement). Conran signe alors les XXL Bibendum à Chelsea, Pont de la Tour au sommet des anciens entrepôts de Butler’s Wharf, Bluebird sur King’s Road et, surtout, Mezzo à Soho, servant jusqu’à mille couverts par soir. Cette vision mégalomane en mode Think big essaime aux quatre coins de l’Europe, depuis les Buddha-Bar et autres Barrio Latino de Raymond Visan à Paris jusqu’aux Belga Queen, Pakhuis et Dock’s Café d’Antoine Pinto en Belgique.

SANS CHICHIS

Si cette approche a prospéré pendant plus d’une décennie, elle n’a pas résisté à la crise financière et aux impératifs de  » nouvelle modestie  » tels que les a formulés Karl Lagerfeld himself. Depuis quelques années est apparue une autre conception de la restauration, dont le modèle s’intensifie aujourd’hui. Bien qu’elle n’ait pas de nom à proprement parler, cette lame de fond peut être décrite à travers les facteurs qui ont favorisé son émergence.

Le premier d’entre eux est précisément le contexte économique avec lesquels les jeunes chefs doivent composer. En raison d’un prix de l’immobilier en milieu urbain qui ne cesse de croître et du peu d’enthousiasme des banques à prêter de l’argent, les cuisiniers se voient dans l’obligation de remplacer le pétrole par des idées. Tous les moyens sont bons pour couper dans les coûts. Puis, il y a la difficulté de trouver du personnel de salle qualifié. La plupart des intéressés s’accordent à dire, en effet, qu’en plus d’être lourd financièrement parlant, engager est un vrai casse-tête.  » Bosser dans un restaurant n’est pas anodin, c’est une vocation, souligne, dans l’anonymat, un patron bruxellois de plusieurs établissements. Malheureusement aujourd’hui la plupart des gens qui y travaillent le font parce que c’est un secteur dont les portes s’ouvrent facilement, et qui n’exige pas de qualifications particulières. « 

Il faut encore compter avec la montée en puissance de la bistronomie (une version plus simplifiée de la gastronomie) et la propagation du DIY (pour Do It Yourself) qui incite à faire soi-même ce que l’on peut trouver tout fait dans le commerce. Sans oublier la méfiance croissante du grand public, alerté par certains reportages atterrants, sur le peu de scrupules de quelques acteurs du secteur alimentaire n’hésitant pas à faire prendre des vessies pour des lanternes : ainsi des plats préparés de façon industrielle vendus sous l’étiquette home-made dans certains restaurants.

Résultat ? Un nouveau paradigme pour des néo-restaurants aussi rigoureux que débarrassés du superflu. Signes particuliers ? Nombre de mètres carrés réduit au maximum, capacité plafonnée à 20 couverts, cartes serrées ou menus uniques, et chefs polyvalents au plus proche de leurs convives.

C COMME COMPRIMÉE

En Belgique, plusieurs adresses s’inscrivent déjà dans cette logique décroissante. On doit la plus significative d’entre elles à un surdoué de 21 ans, troublant de détermination. Avec l’Atelier de Bossimé, à Loyers, Ludovic Vanackere concentre tous les gimmicks de cette génération C comme comprimée. Passé par plusieurs établissements réputés, ce jeune virtuose a choisi de se mettre à son compte sans rien ne devoir à personne.

Pour ce faire, il a retapé lui-même une annexe – qui servait autrefois de boutique de produits du terroir – de la ferme en carré familiale en y installant un  » atelier  » prolongé par quelques tables. Le midi, il y accueille, tout seul, 8 convives, tandis qu’il fait place le soir à 12 couverts maximum – il dispose alors de l’aide d’un commis.  » Je veux être en contact direct avec les gens qui viennent me voir, pouvoir observer leur réaction quand je teste une nouvelle création « , explique celui qui a décidé de faire plus avec moins. Surpris en train de repasser lui-même les nappes du restaurant, il poursuit :  » Le principe est de se sentir ici comme chez soi. Même si c’est de la gastronomie, elle est débarrassée des courbettes… Je n’hésite pas à poser des gestes iconoclastes comme servir des frites pour l’apéritif, une idée qui m’a été soufflée lors de virées entre amis à Namur. Il m’arrive également de placer un barbecue de table au milieu des convives, sur lequel je pose un camembert à savourer avec du pain. « 

Plus largement, Vanackere développe un concept de  » cuisine contemporaine de terroir  » particulièrement abouti qui s’exprime à travers des menus uniques, créatifs et jamais contraignants.  » Je prépare la structure du repas à l’avance mais je m’adapte facilement aux particularismes alimentaires « , confie-t-il. Connecté avec divers fournisseurs de la région, il privilégie les circuits courts.  » Ce n’est pas seulement une question d’écologie logistique, c’est aussi pour moi la possibilité de me démarquer. En accord avec le Domaine du Ry d’Argent, un vignoble belge planté à Bovesse, je propose, par exemple, des cuvées qui ont été élaborées exclusivement pour mon restaurant. J’emploie aussi des produits qui sont calibrés au plus proche de mes attentes, comme des canards élevés de manière spécifique. « 

Les 100 hectares qui ceignent la ferme permettent à Ludovic Vanackere de jouer la carte de l’autoproduction.  » Le fait d’avoir un potager nous permet de nous approvisionner en ingrédients rares, tels que des légumes insolites, des pluches ou des feuilles d’huîtres. Nous produisons également des vinaigres spéciaux, des compotées et des wecks, ces produits stérilisés à la mode de nos grand-mères. « 

À Waterloo, Salvatore Gallo pratique également le minimalisme gastronomique. Passé par les grandes maisons belges (Comme chez Soi, époque Pierre Wynants, ou Bruneau), l’homme entend tout maîtriser. À la fois traiteur et restaurant, la Casa Gallo fait place à 20 couverts, dont 6 au comptoir. Parmi les jambons italiens suspendus, le chef travaille en toute transparence et avec une rigueur totale – il confectionne lui-même le pain, les glaces et les pâtisseries. Gallo est un bosseur acharné qui récupère la moindre arête de rouget pour en faire un fond de sauce. Sa cuisine italienne s’enrichit d’un savoir-faire puisé au meilleur de la gastronomie, comme en témoignent son émincé de mangues à la burrata ou ses ballotins de saumon marinés au fenouil sauvage, émulsion de vinaigre et crevettes épluchées à la main.

Toujours dans le sud du pays, Gustave livre une autre déclinaison. À Grez-Doiceau, dans un beau décor néo-rustique bardé de bois et de brique noire, Denis Baudoux et Arnold Godin ont implanté 16 couverts sur fond de service traiteur et de bande-son jazzy. Pour moins de 15 euros, on peut s’offrir le menu unique du jour qui comporte une entrée et un plat dictés tant par l’humeur du jour que par la saison. Un extrait ? Mesclun d’herbes fraîches, tomates séchées suivi par une crépine de veau, purée de petits pois frais, asperges sautées au beurre et pesto de persil.

À Namur, La Bruschetta Italienne joue dans le même registre d’économie de moyens, si ce n’est qu’ici on ne se trouve pas loin du snack… de luxe. Dans moins de 9 mètres carrés qui peuvent accueillir six convives, Vincenzo Calcagno a importé d’Italie une formule de bruschetta gastronomique. Lard de marcassin, truffe blanche, écailles de vieux parmesan, pain imprégné d’huile d’olive en droite ligne de Bologne, tomates fraîches… rien n’est trop beau pour cette enseigne dont le moindre millimètre est valorisé. Sans oublier les polpette, préparations cisalpines de viande hachée que Calcagno réinterprète à la façon d’un burger.

HOMMAGE AUX PIONNIERS

Bravo pour le flair ! Certains ont pressenti avant l’heure cet engouement pour le modèle réduit. BHV, la  » luncheonette  » de Frédéric Verhulst est du nombre. Depuis 2005, cet ancien graphiste concocte des déjeuners remarquables dans moins de 20 mètres carrés, à Saint-Gilles. Les stars ? Les légumes, dont une partie provient du potager paternel. L’inspiration ? Il l’a trouvée chez un voisin, Nicolas Scheidt, chef de La Buvette, autre mouchoir de poche bruxellois notoire, mais aussi chez Sven Chartier et son magnifique Saturne, à Paris. En guise de cerise, Verhulst sert un vin, 1060, qu’il a assemblé lui-même avec l’aide de Jeff Coutelou, vigneron du Languedoc.

Idem pour L’Épicerie Gourmande, projet décalé comme on les aime. On le doit à François Gillard qui a serti 15 couverts, il y a six ans, au milieu des rayonnages de son épicerie fine, à La Hulpe. Fou d’Italie et de gastronomie (il a fait des mini-stages auprès de maîtres tels que Pierre Résimont et Michel Bras), ce talent amateur envoie chaque jour deux plats de pâtes, dont une redoutable préparation à base d’ail, d’oignons, de viande de veau et de fenouil, et un menu qui lui ont valu les égards du guide GaultMillau… en dépit de la simplicité du décor et de l’exiguïté des lieux.

Sans oublier les 25 mètres carrés d’À Bout de Soufre, à Saint-Gilles, où s’épanouissent depuis 2008 les préparations d’Arnold Dossou-Yovo, chef £uvrant en tandem avec Jérôme Bellin. L’association est fructueuse entre la cuisine de terroir revisitée du premier – roulade de râble de lapin au vinaigre de vin rouge, £uf meurette épinards et grains de sésame… – et le penchant pour les vins nature du second. Bellin fournit une raison supplémentaire de voir les choses en petit :  » Après avoir longtemps travaillé dans une brasserie qui débitait du client, je voulais retrouver le contact, la proximité, le partage… C’est pareil pour les convives qui viennent ici et qui me disent apprécier cette atmosphère où l’on échange d’une table à l’autre. « 

Carnet d’adresses en page 70.

PAR MICHEL VERLINDEN / PHOTOS : RENAUD CALLEBAUT

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