Madones auréolées chez Jean Paul Gaultier, vierges baroques chez Franck Sorbier ou geishas sacrées chez Dior, la haute couture été 2007 s’octroie un supplément d’âme. Décryptage d’une tendance qui transcende les podiums.

Au 325 de la rue Saint-Martin, siège parisien de la maison Jean Paul Gaultier, l’encens se consume, les orgues grondent, les lumières se font célestes. Le public se recueille, le défilé peut commencer :  » Miracle « ,  » Extase « ,  » Béatitude « ,  » Immaculata « , un long chapelet de trente-six créations haute couture s’égraine sur le podium. Sur fond d’étoffes fluides impeccablement coupées, une procession de détails tirés de l’imagerie religieuse donne le ton de la collection été 2007. Cela commence par une auréole de Plexi sur une tenue virginale, pour virer au cours de catéchisme accéléré, des larmes christiques peintes sur les joues des tops aux couronnes d’épines en passant par les cordelières, les encensoirs, les images pieuses et les ex-voto repris sur les imprimés.

Et l’Enfant Jésus, s’il n’était qu’esquissé sur une robe longue chez Gaultier, est présent en 3D dans les bras de la vierge baroque qui défile pour Franck Sorbier. Le couturier va même jusqu’à faire porter par une des tops… un vrai bébé, rose et joufflu, angelot incongru dans ce Théâtre du Palais-Royal paré pour l’occasion d’un décorum où s’entremêlent étrange, fantastique et magie blanche ou noire. La collection, intitulée  » Dans le cabinet de curiosités de… « , est articulée en vingt-cinq tableaux truffés de symboles universels où l’on retrouve, dans un méli-mélo digne de James Ensor, colombes blanches, candélabres, guéridons et miroirs ornés de gargouilles. Chaque levée du lourd rideau de velours grenat dévoile une top en longue robe noire faisant le baise-main à un squelette doré, une autre en chasuble argentée rebrodée de plaques votives, une troisième en fourreau où ont été appliqués des yeux stylisés…

Rituels rassurants

Cette saison la haute couture a choisi d’explorer le thème du sacré. Une option qui interpelle, à l’heure où nos sociétés occidentales sont plus que jamais convaincues que Dieu est mort…  » Il ne faudrait pas surinvestir la mode en termes de sens, met en garde Baudouin Decharneux, philosophe et historien des religions, professeur à l’ULB et chercheur au FNRS. Mais l’émergence de symboles universels et qui font sens parce qu’ils peuvent se lire à des degrés multiples peut s’expliquer par la prise de conscience, au cours de l’année écoulée, de menaces qui pèsent sur l’humanité.  » Et le philosophe de rappeler les bruits de bottes au Darfour, au Liban, en Israël, en Iran, au Népal et en Irak ou encore les menaces qui pèsent sur l’avenir écologique de la planète pour expliquer  » une angoisse flottante qui touche les hommes dans leur quotidien. En haute couture, on observe ainsi un glissement du discours axé sur l’apparence vers un discours en quête de sens « .

Que le questionnement spirituel passe par l’art et la création n’a rien de neuf. Ce qui peut paraître plus surprenant toutefois, c’est que la mode s’inscrive davantage dans un rapport fort avec l’éphémère et le superficiel, qui cherche à faire sens. Baudouin Decharneux apporte une triple explication au phénomène :  » Il est tout d’abord le révélateur d’un manque dans le discours  » classique « , celui des politiques et des philosophes, qui se dilue au sein d’une société de la communication privilégiant la superficialité. Un autre facteur tient à la mondialisation, qui veut que des rites, jusque-là étrangers, nous deviennent proches et ne sont plus vus à travers le prisme d’un exotisme fascinant. On se les réapproprie « . Si on est prêts à suivre des cours de capoeira, manger des sushis, boire des cocktails mojitos ou se laisser séduire par les enseignements du bouddhisme, il n’y a aucune raison pour que notre garde-robe ne suive pas. Et la haute couture, qui a toujours transmis ses impulsions au prêt-à-porter en dehors de toutes considérations marketing, remplit ici pleinement son rôle.

 » Enfin, poursuit le philosophe, notre société occidentale comporte des rituels très peu marqués, peu structurants. L’appropriation de vêtements complexes, qui dépassent leur fonction première, utilitaire, peut recréer un rite rassurant.  »

Sacrément sexy

Ainsi, si John Galliano n’entre pas en religion, le show qu’il orchestre pour Dior tient de la liturgie. Le pas mesuré, le geste lent, les geishas défilant sur le podium du Polo de Paris arborent de divins kimonos peints à la main, des vestes à cols et poches mille-feuilles, des robes du soir parées de fleurs en origami. Une grand-messe en hommage à l’empire du Soleil-Levant, où les coiffures rituelles, le maquillage blanc et les socques traditionnelles n’ont pas été oubliés. Les 300 privilégiés qui ont eu la chance d’assister à ce défilé, véritable consécration de la maîtrise de Galliano, ont été touchés par la grâce.

Au-delà des prouesses techniques et de la créativité exacerbée, les couturiers nous prouvent aussi que religiosité ne rime pas (toujours) avec austérité. Tant les créations japonisantes de Dior, dénudant une épaule ou une cuisse, que les robes accessoirisées de cordelières ou de ciboires de Gaultier et Sorbier sont sacrément sexy. Les décolletés se font profonds, les tailles corsetées, les dos nus, les étoffes aériennes. Provocation ?  » Quand le vêtement d’inspiration religieuse a pour but de sublimer la femme en tant qu’objet érotique, analyse Baudouin Decharneux, il y a forcément un côté iconoclaste. Désir, transgression et plaisir forment un cercle.  » Mais, pour autant, on ne peut pas parler selon lui de provocation :  » Aujourd’hui, tout est dit et tout est vu. Il y a un épuisement dans la provocation qui fait qu’on n’a plus rien à prouver au niveau de la nudité. Je rattache plutôt cette tendance de la haute couture au besoin de re-sacraliser le corps pour recréer le désir, en jouant sur l’énigme, le mystère. Parce qu’un monde qui ne serait que porno signifierait la mort du désir « .

Impertinent plus que provocant

Incontestablement, cette saison de haute couture joue dans un registre différent. Rien à voir avec les sulfureuses campagnes de pub de Benetton et de Marithé et François Girbaud, dont les images, bien que datant de 1991 et de 2005, sont encore dans les mémoires. La première, mettant en scène le baiser d’un prêtre et d’une religieuse, avait fait l’objet de commentaires au vitriol. Quant à la seconde, qui proposait une interprétation orgiaque de la dernière Cène, elle a tout simplement été interdite d’affichage, les évêques français y voyant  » une blessure à l’égard d’un événement fondateur de la foi chrétienne « . Ici, rien de tout cela. Les collections ont été chaudement applaudies, et la démarche de Jean Paul Gaultier taxée d’impertinence rafraîchissante mais en aucun cas d’irrespect.  » Le même exercice de détournement de symboles aurait probablement plus choqué s’il s’était inspiré des religions jouissant d’un grand capital de sympathie, comme le bouddhisme, ou d’une forte connotation identitaire et donc réactive, comme l’islam « , conclut Baudouin Decharneux. On se souvient à cet égard des remous provoqués par la collection printemps-été 1998 d’Hussein Chalayan, qui présentait au tout début des tops nues, tête voilée, pour les recouvrir au final d’un tchador intégral.

En déclinant le sacré, la couture réaffirme avant tout sa vocation première : être un lieu de création unique, loin des contingences commerciales. Avec audace, elle porte haut l’étendard de son identité, faite d’onirisme, d’excellence, de minutie et de perfection. Comme si, pour faire face à une situation précaire – sur les dix grandes maisons inscrites, seules huit ont défilé -, la profession réagissait avec panache en proposant un cru exceptionnel. En état de grâce, la haute couture nous offre ainsi une grand messe été 2007 qui multiplie les miracles de créativité. On est aux anges.

Delphine Kindermans

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