Rare, envoûtante et fragile, cette pierre possède une aura unique. Magnifiée ou ignorée selon les époques, elle est aujourd’hui sur le devant de la scène joaillière dans tous ses éclats.

La mode a élu le vert, teinte phare de la saison. Comme ses éphémères prédécesseurs, il ne passera probablement pas l’hiver. Le monde de la joaillerie, lui, vit à un autre rythme. Les vogues colorées s’installent dans la durée et s’éteignent sans faire de bruit. Depuis quelque temps, cette nuance à la fois crainte et sacrée, fait un retour à travers tout l’éventail des gemmes existantes : le jade, la chrysoprase, le péridot, la turquoise verte, le grenat tsavorite et, surtout, la reine d’entre elles, l’émeraude. La dernière Biennale de la haute joaillerie de Paris en a révélé quelques spécimens époustouflants. Chez Boucheron, le collier Fleur des Indes offrait une version talisman avec une pierre hexagonale gravée de 188 carats du XVIIe siècle d’origine colombienne, autrement dit  » old mines « , un critère recherché par les amateurs.

Cartier présentait un quintette d’émeraudes à la pureté exceptionnelle, réparties sur un collier et un bracelet Crocodile. Pas moins de vingt-neuf éléments étaient sertis sur le collier Emeraudes en majesté de Van Cleef & Arpels et chez Bulgari, une paire de boucles d’oreilles, d’une forme plate et carrée inhabituelle pour cette gemme fragile, comptabilisait 143 carats venus de Zambie.

Membre du cercle fermé des pierres précieuses, avec le diamant, le saphir et le rubis, l’émeraude, rare donc chère, ne côtoie pas que la haute joaillerie. Elle séduit aussi les créateurs, comme la Parisienne Marie-Hélène de Taillac, qui réédite cette année un collier en baguettes d’or jaunes et briolettes créé en 1996 :  » C’est la plus magique des pierres. Elle est habitée de « jardins », qui la rendent incroyablement vivante.  » Ainsi appelle- t-on ces inclusions qui forment de petits motifs abstraits, parfois invisibles à l’oeil nu, au coeur de la matière. Des défauts, pensent certains, mais, pour les connaisseurs, cette particularité, aussi dénommée  » givres « , atteste de la provenance.

Dans un bureau de la place Vendôme, à Paris, l’acheteuse de pierres de la maison Chaumet compare quatre émeraudes qu’elle a mis six mois à collecter pour obtenir un ensemble de couleur et de cristallisation identiques.  » Les clients, aujourd’hui très avertis, demandent une excellente qualité et se renseignent systématiquement sur l’origine, souligne-t-elle. C’est une pierre d’initié, de collectionneur. C’est rarement un premier achat, et on en trouve peu sur les bagues de fiançailles. Les femmes commencent à s’y intéresser vers 40 ans, quand leur goût est plus mûr et que leur personnalité s’affirme.  »

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Cartier taille dans ce trésor vert profond les yeux de ses bijoux Panthère, figure de caractère. Emblématique de la maison, le félin fête son centenaire cette année à travers de nouvelles créations (lire aussi Le Vif Weekend du 28 novembre dernier). Envoûtante, mystérieuse, la gemme couleur de l’islam et du renouveau est aussi très demandée au Moyen-Orient et en Asie, où elle revêt une dimension symbolique.

PARFUM D’ORIENT

La fascination remonte à l’Antiquité, plus de trois siècles avant l’ère chrétienne. Les premières mines, aujourd’hui épuisées, se trouvaient en Egypte, près de la mer Rouge. Au temps des Romains, on raconte que l’empereur Néron en faisait collection, mais c’est au XVIe siècle, avec la découverte du Nouveau Monde par les conquistadors, que les plus beaux spécimens, extraits en Colombie, commencent à voyager. Ils dominent rapidement le marché en Europe, mais aussi au Moyen-Orient et en Inde, ce qui est encore le cas aujourd’hui. Parmi les grands amateurs, les Moghols, dont l’empire est né en Inde au XVIe siècle, avant de s’éteindre progressivement au cours du XIXe, avaient pour coutume de les faire graver à Jaipur et de les porter à même la peau comme talismans.  » On peut même les dater grâce à ces gravures, commente Pierre Rainero, directeur du patrimoine de Cartier.

Lorsqu’ils envahissent le Cachemire, dans le deuxième tiers du XVIIe siècle, les Moghols découvrent une nouvelle végétation et les motifs changent, intégrant notamment des feuilles d’acanthe.  » Une des plus célèbres émeraudes, baptisée Bérénice, montée par Cartier pour la première fois en 1925, est présentée en ce moment même au Metropolitan Museum, à New York (*), dans le cadre d’une exposition consacrée aux bijoux indiens.

Lorsque les maharajas débarquent à Paris, au début des années 20, avec leurs coffres emplis de pierres précieuses qu’ils vendent aux grandes maisons, ils inaugurent, sur notre continent, l’une des plus importantes époques de l’émeraude, qui deviendra une matière fétiche de l’Art déco.  » Elle vient notamment souligner les compositions géométriques comme celles des bracelets de Daisy Fellowes, une célèbre élégante de la Belle Epoque « , raconte Catherine Cariou, directrice du patrimoine de Van Cleef & Arpels.

Les années 40 font plutôt la part belle au diamant, mais, dès la décennie suivante, Bulgari remet la verdoyante reine sur le devant de la scène.  » Nous sommes les premiers à l’associer à des variétés semiprécieuses, comme les turquoises ou les améthystes, au début des années 50, rappelle Lucia Silvestri, directrice de la création. C’est une pierre stratégique, car elle se mélange très facilement avec d’autres gemmes et apporte une luminosité exceptionnelle. Le vert a ce pouvoir unique de donner de la vie à un bijou.  » Sous l’impulsion de Claude Arpels, petit-fils du fondateur de Van Cleef & Arpels, installé aux Etats-Unis, où il rencontre et épouse Mherulisa, une jeune fille d’origine indo-pakistanaise,  » la vague hippie chic, sorte d’Indian revival, habille les femmes de grands sautoirs parsemés d’émeraudes gravées ou côtelées « , raconte de son côté Catherine Cariou. Paris suit la tendance jusqu’au milieu des années 70.

RETOUR EN BEAUTÉ

La gemme perd de son lustre lors des deux décennies suivantes. La multiplication des traitements fait vaciller sa réputation.  » Elle était huilée depuis l’Antiquité, rappelle la responsable des achats de pierres de Cartier. Cela permettait de fermer les givres, qui sont parfois ouverts jusqu’en surface, d’apporter à la fois de l’homogénéité et de la lumière. Une méthode réversible, à la différence de la résine, que nous avons toujours refusé d’utiliser, mais qui s’est généralisée dans les années 90.  » Cette matière synthétique, qui a l’avantage de posséder le même indice de réfraction que la pierre, a tendance à blanchir ou jaunir en vieillissant, la ternissant du même coup.  » Depuis quelques années, on assiste à un retour en grâce de l’émeraude, poursuit-on chez Cartier. Peut-être grâce à un meilleur rendement des mines, qui ne produisent jamais de façon régulière, à une qualité qui a progressé et aux expositions joaillières, comme celles de Van Cleef & Arpels aux Arts déco ou de Cartier au Grand Palais qui ont réveillé l’intérêt du public.  »

SESSION DE RATTRAPAGE

Si on a raté ces expositions parisiennes, des trésors restent à admirer dans les musées. Le Louvre conserve une parure en émeraudes et diamants offerte en 1810 à l’impératrice Marie-Louise d’Autriche lors de son mariage avec Napoléon Ier et réalisée par François-Regnault Nitot, fils du joaillier à l’origine de la future maison Chaumet. A Istanbul, c’est un spécimen de 16 300 carats, un record, qui est exposé à Topkapi, l’ancien palais des sultans ottomans. Pour les amateurs d’absolu, l’émeraude Patricia, d’une pureté exceptionnelle pour ses 632 carats, est à voir au Museum d’histoire naturelle de New York.

Au printemps prochain, ce sont les pièces du joaillier libanais Selim Mouzannar, conçues dans son atelier de Beyrouth avec des émeraudes dites  » trapiches « , que l’on pourra découvrir à Paris. Dans ces gemmes atypiques, souvent originaires de la mine de Chivor, en Colombie, les inclusions forment en transparence une sorte d’étoile à six branches.  » Je les ai soulignées avec des baguettes de diamants noirs, qui rappellent les branches, et de l’or rose pour faire ressortir la couleur verte « , explique le joaillier. Dans une exposition de photos de gemmes (prises au microscope) que le créateur présentera en 2015 à Beyrouth, la plupart des clichés représentent justement des détails d’émeraudes, parce que  » leur monde intérieur est de loin le plus fascinant de tous « .

(*) Treasures from India. Jewels from the Al-Thani Collection, au Metropolitan Museum of Art, à New York. www.metmuseum.org

PAR LOUISE PROTHERY

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