Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

S’il est un produit qui exprime toute la noblesse d’un terroir, c’est bien le beurre de ferme. Simple et savoureux, il enchante le pain et exprime les aliments. Histoire d’un retour en grâce.

Seneffe. La campagne aux portes de Bruxelles. Un terroir aux contours paisibles. Au loin, la ferme Thunus goûte avec gourmandise les rayons d’un soleil inattendu. Ce beau bâtiment, qui se détache sur fond de ciel bleu, est en proie à une certaine agitation. Bernadette Moreau s’affaire dans la cour. Elle n’a pas le moindre répit depuis qu’elle a choisi, il y a trois ans et demi, de produire beurre et fromage.

Le beurre et le fromage, Bernadette a choisi de les  » faire  » seule avec le coup de main de sa maman. Le reste de la ferme, une exploitation mixte, mobilise, lui, son mari en permanence. Un choix en forme de déclaration d’indépendance! Bernadette trouvait que son travail de fermière à temps plein n’était pas assez valorisant.  » C’est aussi le manque de goût des produits de l’industrie qui m’a fait réagir « , explique-t-elle. Pourtant, se lancer dans l’aventure n’a pas été une mince affaire. Il a fallu s’inscrire à des cours et suivre une formation théorique. De retour à la ferme, le travail s’est avéré gigantesque : tout apprendre sur le tas, car le décalage entre théorie et pratique est considérable.

La fermière se souvient de ses deux grand-mères qui produisaient du beurre… Après vingt-cinq ans d’arrêt, elle a repris le flambeau. Peut-être est-ce ce qui lui donne la force de continuer ? Chaque jour est marqué du sceau d’un labeur différent : lundi, le fromage à pâte dure ; mardi et mercredi, les yaourts ; mercredi le jour du beurre ; vendredi le fromage blanc ; samedi et dimanche, les marchés.

Bernadette a conscience d’être l’un de ces derniers bastions face à l’uniformisation du goût. Un combat qui n’est pas aussi désespéré qu’on pourrait le croire. Ils sont de plus en plus nombreux, simples consommateurs ou restaurateurs, à attendre que sa remorque se profile sur les marchés.  » L’industrie n’a plus le temps, poursuit-elle. Les produits sortent en continu. Les fromages n’ont plus de particularités. Ils goûtent tous la même chose. En tant que producteurs artisanaux, nous avons la chance de produire du beurre ou des fromages dont le goût évolue de semaine en semaine. Il n’y en a pas deux qui possèdent le même goût.  » Un credo qui la pousse à préserver ces gestes du passé, fruits d’un équilibre entre l’homme et la nature. Mais cet équilibre a ses exigences : le terroir ne lui concède que trois jours de repos par an.

Le plus noble dérivé du lait

Il faut vingt-deux litres de lait pour fabriquer un kilo de beurre. Du moins, si l’on recherche tout le crémeux et l’onctuosité propres au bon beurre de ferme. Ces vingt-deux litres de lait sont également le signe que l’on tient là l’un des produits du terroir parmi les plus purs et les plus naturels qui soient. Ce n’est pas pour rien que l’on dit du beurre qu’il est le plus noble dérivé du lait. Depuis plusieurs millénaires, il accompagne le quotidien de tous les peuples éleveurs du monde. Sa trace écrite remonte à 4 500 ans, époque à laquelle une plaque de calcaire sumérienne raconte sa fabrication. Aujourd’hui, le beurre est même devenu une appellation juridiquement protégée sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne.

Pourtant, en dépit de ces indéniables qualités, le beurre sort de deux décennies ingrates. A la fin des années 1960, plusieurs grands chefs français ourdissent un complot contre cette graisse naturelle : ils n’ont plus d’yeux que pour l’huile d’olive. L’anathème est alors jeté sur le beurre qui est accusé de tous les maux et de tous les fautes de goût gastronomiques. Au point que la cuisine contemporaine branchée l’exclut du cercle des plaisirs de la table. Plus fort encore, l’huile d’olive se met à supplanter le beurre dans des mets et des terroirs où elle n’a aucune pertinence.

Le malentendu est total, l’uniformisation du goût malheureuse. Certaines cuissons pourtant ne peuvent se faire qu’au beurre. On n’insiste pas assez sur le fait qu’il est la seule graisse naturelle permettant de cuire des aliments à basse température (moins de 100 °C), et donc d’en conserver intégralement la saveur. Les escargots, la sole meunière, la sauce hollandaise, la béchamel ou la béarnaise sont là pour en témoigner. Sans parler de la pâtisserie qui n’existerait pas sans lui. Le beurre est un véritable fondement de la bonne cuisine.

S’il est consommé à doses raisonnables et à de bonnes conditions de cuisson, le beurre s’affiche comme l’un des éléments les plus sains qui soient. Notamment grâce à sa forte teneur en vitamine A, nécessaire à la croissance des enfants et bonne pour le coeur.

Mais, sous une apparente uniformité d’aspect, le plus séduisant avec le beurre c’est la variété de ses goûts. Comme le vin, le beurre se nourrit de l’identité d’un terroir pour mieux l’exprimer. Il reflète les caractéristiques de l’endroit qui le produit : qualité des pâturages, ensoleillement, type de bétail.

En France, les spécialistes n’hésitent pas à parler de grands crus pour certains d’entre eux : ceux de Normandie, de Bretagne, du Poitou et de Saintonge (appelés à tort beurre  » des Charentes « ) possèdent un statut de stars de la table. En Belgique, c’est le beurre d’Ardenne qui est reconnu depuis 1996 comme une Appellation d’origine protégée (AOP); ce qui implique une série de conditions contraignantes quant à la production du produit et l’origine du lait. Il s’agit d’un beurre qui ne peut être fabriqué que dans la province de Luxembourg et dans certains endroits de celles de Namur et de Liège. On le reconnaît aisément grâce à son emballage représentant la déesse Arduinna assise sur un sanglier.

Si le beurre a connu une période sombre, aujourd’hui, il recueille à nouveau les faveurs du public. Les chiffres de l’IEA (Institut économique agricole) le prouvent. On produit actuellement en Belgique quelque 18 000 tonnes de beurre de ferme, alors que cette production était passée sous les 12 000 il y a dix ans. C’est surtout le sud du pays qui s’enthousiasme pour le beurre de ferme: 80% de celui-ci est fabriqué en Wallonie et sur 6 500 détenteurs de licence de fabrication, 5 300 sont wallons (1).

Une fabrication millénaire

Le beurre authentique, pour donner toutes ses qualités, doit être baratté cru et non chauffé.  » Baratter  » c’est-à-dire battre la crème pour en extraire le beurre. Des gestes répétés depuis des siècles. Il y a toutefois une différence sensible entre les barattes actuelles et celle d’antan.

Autrefois, la baratte se présentait sous la forme d’un tonneau tournant autour d’un axe actionné à la main ou à l’aide d’un moteur. Environ quarante minutes étaient nécessaires pour transformer la crème en beurre. Malheureusement, ce procédé ne permettait pas d’éliminer le babeurre (liquide blanc résiduel issu du battage de la crème appelé également lait battu). Cela nécessitait une opération supplémentaire de pétrissage manuel. Aujourd’hui, les barattes disposent d’une hélice horizontale placée dans le fond du cylindre. Celle-ci évacue le babeurre automatiquement. L’opération s’effectue en moins de vingt minutes.

Hormis ce progrès, le procédé de fabrication est ancestral : écrémage du lait entier par centrifugation, maturation de la crème qui doit ensuite reposer une quinzaine d’heures après avoir été ensemencée d’un levain issu des  » grains  » du beurre, barattage, lavage puis malaxage. Toutes les phases du procédé ont leur importance. L’écrémage et la maturation permettent le développement de l’acidification et la formation des arômes. Le lavage permet d’éliminer les derniers résidus de babeurre. Le malaxage est quant à lui crucial pour la qualité du beurre. C’est l’instant où les grains de beurre vont se compacter pour former la  » motte  » telle qu’on la découvre sous l’emballage : pure, pleine et d’une superbe robe jaune or.

Le beurre peut être salé ou non. Un choix qui n’affecte pas les qualités profondes qui lui sont données grâce au barattage. Par opposition, le beurre de laiterie, produit de façon industrielle, est fabriqué à partir de crème pasteurisée. Un procédé qui assure au beurre un goût uniforme et une conservation de longue durée.

Preuve ultime de la symbiose que le beurre entretient avec son milieu, la différence entre la production estivale et hivernale. Les connaisseurs préfèrent largement le beurre d’été, fait avec du lait de vache ayant brouté de l’herbe grasse, plus jaune, plus aromatique et plus crémeux, car bien pourvu en chlorophylle et en carotène naturelles. En hiver, le beurre est plus fade et moins onctueux, parce que moins gras. C’est l’alimentation du bétail qui en est la cause (pendant la saison froide, des fourrages stockés en grange).

Le beurre est un miracle. On a beau en produire tout au long de l’année, on ne se lasse pas de cette alchimie qui transforme le lait blanc en or jaune. A l’image de Bernadette Moreau, admirative devant ses lingots soigneusement emballés dans le papier.  » Essayez de me trouver produit plus naturel que le beurre, s’exclame-t-elle. C’est véritablement le plus beau cadeau que la nature puisse nous faire.  » Un cadeau, unique et fragile, dont petit à petit nous sommes en train de prendre toute la mesure.

(1) Cité par Chantal Van Gelderen dans  » Trésors gourmands de Wallonie « , La Renaissance du Livre.

Carnet d’adresses en page 120.

Michel Verlinden

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