Le fabuleux destin de Jo Malone

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Nathalie Le Blanc Journaliste

La femme derrière le nom – Un de ses professeurs avait prétendu qu’elle n’irait pas très loin dans la vie. En un joli pied de nez, la parfumeuse britannique est pourtant devenue une business woman couronnée d’un succès mondial grâce à sa deuxième ligne de fragrances, Jo Loves.

 » Je ne veux pas de cette vie-là quand je serai adulte « , pense Jo à l’âge de 11 ans en grattant le givre sur la vitre de la fenêtre de sa chambre. Enfant, elle portait le poids du monde sur ses épaules, relate-t-elle dans sa biographie, My Story.  » Notre famille était très aimante, et je n’étais pas malheureuse, mais c’était pénible. On arrivait tout juste à boucler les fins de mois. Mon père était un créatif, mais aussi un homme à femmes et un joueur souvent sans le sou qui disparaissait parfois des nuits entières. Ma mère travaillait beaucoup pour maintenir sa famille à flot, mais tout comme mon père, elle vivait au-dessus de ses moyens. Les bons moments étaient excellents, mais quand les parents se disputaient, c’était horrible. A l’âge d’à peine 10 ans, j’ai compris que c’était à moi de prendre soin de la famille.  » La fillette s’occupe des courses, de la cuisine, de sa petite soeur et du ménage. Lorsque son père n’a pas de travail, il peint, et c’est elle qui vend ses toiles au marché. Lors de la dépression de sa maman, la gamine de 12 ans sèche les cours pendant des semaines pour s’occuper d’elle.  » C’était une question de survie. C’était ça ou le placement pour ma soeur et moi. Mais j’ai aussi appris énormément de choses de ma famille : de mon père, le sens des affaires et la créativité, et de ma mère, le travail dur. Sans eux, je ne serais pas celle que je suis.  »

Ce n’est pas parce qu’on n’a pas de diplu0026#xF4;me qu’on ne peut pas diriger une sociu0026#xE9;tu0026#xE9; internationale.

Fabuleuse, sinon rien

La mère de Jo travaillait pour Madame Lubatti, une des spécialistes de beauté les plus réputées de Londres. Dès l’âge de 8 ans environ, Jo avait le droit de l’accompagner.  » Madame Lubatti avait déjà 80 ans lorsque je l’ai connue, écrit-elle. C’était une femme chaleureuse, excentrique et drôle, qui dégageait quelque chose de royal. Elle m’autorisait à traîner dans son laboratoire, et j’écoutais ses histoires fabuleuses.  » C’est ainsi que Jo a appris à réaliser des crèmes pour le visage et des lotions.  » Elle est devenue comme une amie et elle me permettait de l’aider parce que j’avais une bonne mémoire et un odorat développé. J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie ; j’ai toujours rencontré des gens qui m’enrichissaient. Madame Lubatti était une de ces personnes. ‘Jo, disait-elle souvent, si tu ne sais pas faire quelque chose à la perfection, abstiens-toi. Sois fabuleuse.’ Bien qu’elle m’ait aussi introduite à l’univers des cosmétiques et des fragrances, c’est la principale leçon qu’elle m’a apprise.  » Lorsque sa mère reprend le commerce de Madame Lubatti, alors atteinte de démence, l’ado exploite ses recettes.  » A ce moment-là, ce n’était pas encore une passion, non. L’idée était d’aider ma mère. Mais c’est là que j’ai découvert mon odorat exceptionnel.  »

Bête et paresseuse

Jo ne voulait pas décevoir ses parents, mais elle n’était pas bonne élève.  » A l’école, on me disait que j’étais bête et paresseuse. Plus tard, on a diagnostiqué de la dyslexie. Je savais que je n’étais pas paresseuse, je travaillais trop pour ça, mais la question de ma bêtise me taraudait. Je ne comprenais pas ce qui n’allait pas, mais j’ai réagi comme toujours : en réprimant mes sentiments. Et j’ai décidé de prouver à tous que je pouvais réussir.  » Le jour de ses 15 ans, Jo arrête ses études.  » Tout le monde n’entre pas dans les cases de notre société ; certaines personnes apprennent ou pensent différemment. Mais ce n’est pas parce qu’on n’a pas de diplôme qu’on ne peut pas diriger une société internationale. J’en suis la preuve vivante. J’étais sage et je faisais ce qu’on attendait de moi. Mais un an plus tard, j’ai quitté le foyer pour travailler à Londres.  » Pour son 16e anniversaire, son père lui donne 100 livres sterling, une fortune qu’elle dépense en tee-shirts unis en vrac. Elle y appose un design et les vend en réalisant 120 livres de bénéfice.  » Je voulais voir si je pouvais gagner ma vie seule.  »

A Londres, elle travaille généralement comme vendeuse et vit dans une famille d’accueil chaleureuse, les Sewel.  » J’aimais mes parents et ma soeur, mais le calme, l’ordre et le confort qui régnaient dans cette famille me faisaient du bien. Lorsque je rentrais à la maison le week-end, j’avais l’impression de porter un vieux pull qui gratte et étrique.  »

Voyant son commerce prendre de l’ampleur, la mère de Jo lui demande de se joindre à elle. A 21 ans, elle sait déjà élaborer des crèmes. Elle apprend à prodiguer les soins du visage qui feront sa renommée plus tard.  » Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai découvert à quel point je trouvais cela passionnant. De plus, je semblais être douée, et mon petit club de clientes n’a pas tardé à se former. Un jour, un masseur non-voyant m’a conseillé de travailler les yeux fermés, de manière à me laisser guider par mes sens plutôt que par ma vue. C’était peut-être ça, mon secret.  »

De ses propres ailes

A Londres, Jo devient membre d’une église locale, où elle rencontre Gary Wilcox.  » Il ressemblait à Robert Redford, avec l’humour de Bill Nighy. J’ai toujours su que je voulais un homme honnête, drôle et chaleureux.  »

La mère de Jo a encore besoin d’elle dans son salon, mais elle n’apprécie guère les nouveautés que sa fille apporte. Une chute grave lui vaut une lésion cérébrale qui ne fera qu’accentuer l’écart entre les deux femmes. Comme c’est souvent le cas, cela provoque un changement de personnalité. Sa mère se met à critiquer le travail de Jo en présence de clientes.  » Je m’accrochais, parce que je n’avais pas le choix. Et parce que j’ai appris que notre commerce était dans le rouge, il fallait bien que quelqu’un éponge les dettes.  » Le carnet de clientes de Jo ne cesse de s’étoffer, et elle est même conviée au mariage princier de Sarah Ferguson. A cette époque, Jo est mariée à Gary. L’atmosphère entre mère et fille se détériore et Gary lui suggère de partir.  » Cette décision impliquait que mes parents et ma soeur disparaîtraient de ma vie. Ils ne me pardonnaient pas de vouloir voler de mes propres ailes. Je les aimais, mais c’en était trop. Je devais partir pour me protéger.  »

Citron vert et mandarine

Elle lance finalement son propre business, avec à peine douze clientes dans son carnet d’adresses… Mais pas n’importe lesquelles : outre Sarah Ferguson, des personnalités de la télé, des chargés de relations publiques et des designers réclament ses soins. Et toutes ces personnes recommandent Jo à leurs connaissances.  » Elles étaient une sorte d’équipe RP naturelle.  » Au début, Jo se rend au domicile de ces femmes, aux quatre coins de la ville. Ensuite, elle ouvre un salon dans un appartement de Chelsea. Elle vaporise une fragrance citronnée, diffuse des effluves de romarin cuit au four à basse température et aménage une pièce dans de luxueuses teintes crème. Très vite, elle devient LA référence secrète des Londoniennes sophistiquées.  » Pour offrir de la sécurité à ma famille, je bossais du matin au soir. Mais cela signifiait aussi que nous n’avions pas de vie. Gary et moi trouvions le rythme de croissance de mon activité absurde. Stars de la pop, tops et membres de la famille royale, les nombreux rendez-vous et commandes de produits nous donnaient le tournis. Mais nous n’avions pas d’autre choix que de foncer.  » En 1991, elle part même à Paris pour convaincre un ami parfumeur de créer un jus.  » Je tenais à ce qu’il soit à base de citron vert, une douce réminiscence des bonbons de mon enfance. Lime, basil and mandarin devient son premier jus.  » Ce parfum m’ouvrait la porte d’un univers.  » Un soir, dans leur appartement transformé en grande usine de cosmétiques, la pizza de Gary s’imprègne du goût de la célèbre huile de bain au gingembre et à la noix de muscade de Jo. Il lui propose de laisser tomber son job dans l’industrie de la construction pour ouvrir une boutique avec elle. Celle-ci voit le jour en octobre 1994.  » En un mois, chaque jour, des files se formaient devant la porte, et en six semaines, nous avions vendu le stock prévu pour six mois, écrit-elle. Très vite, je n’avais plus le temps de donner des soins et je travaillais à temps plein sur le développement de produits. Pendant toutes les années 90, les ventes ont augmenté de façon exponentielle, et nous avons emménagé dans un plus grand espace. Je suis même passée dans l’émission d’Oprah Winfrey aux Etats-Unis. Comme nous avions l’impression que les événements nous dépassaient, nous avons commencé à négocier avec le groupe Estée Lauder en 1996. Trois ans plus tard, nous avons vendu l’activité. L’expansion internationale a démarré, et bien entendu j’étais la directrice créative.  » Le jour de l’annonce de la nouvelle, Jo s’est baladée à Central Park.  » Je n’avais presque plus aucun contact avec ma mère, mais ce jour-là, je me suis dit :  » Maman, regarde ce que j’ai réalisé.  » J’ai repensé à cette petite fille de 11 ans, dans sa chambre sans chauffage, et j’ai su que je n’aurais plus de soucis financiers. Mais, plus que tout, je voulais que ma mère soit fière de moi.  »

Jungle de béton

Les années qui ont suivi ont filé. En 2000, Jo et Gary ont un fils, Josh, et le commerce connaît un succès international.  » J’étais aux anges. Je réalisais ce que je préférais, à un niveau inespéré. Quand on a grandi dans une habitation sociale, on se sent privilégié de pouvoir voler en première classe et d’aller à des dîners de gala. Mais l’argent ne fait pas le bonheur et ne rend pas les gens meilleurs. Si je n’avais pas d’argent, je me ferais encore un plaisir de donner des soins visage et de préparer des huiles de bain. Mais Gary dit toujours : nous l’avons mérité, profitons-en.  »

 » Tout se passait pour le mieux, jusqu’à ce que, en 2003, sous la douche, je sente une petite boule à la poitrine. Cancer du sein.  » La famille Lauder contacte les meilleurs médecins américains, et Jo et les siens partent à New York en vue du traitement. Après une ablation du sein, elle suit une chimio pendant six mois. Après la première thérapie, le cancer ne s’était pas résorbé, et une deuxième session s’est imposée. Elle perdait ses cheveux, son odorat s’étiolait et elle dépérissait.  » Mon approche de la vie est : accroche-toi à ton projet. Mais à ce moment-là, il n’y avait plus de plan. L’amour de Gary était la seule corde à laquelle je pouvais m’accrocher, en dehors des épisodes en boucle de Sex and the City.  » Lorsque, au terme de la première thérapie, les médecins décèlent des cellules cancéreuses à l’autre sein, sans hésiter, elle opte pour une deuxième ablation.  » Je ne voulais pas vivre dans l’angoisse.  » Après cette opération, la famille part en vacances à Antigua, aux Antilles.  » C’était vital après une année dans la jungle de béton de New York. Guérir d’un cancer est une épreuve de rétablissement de la confiance en soi. Lorsque j’observe la cicatrice, je ne pense plus à la maladie, mais à une victoire que j’ai remportée grâce à l’aide d’amis.  »

Mais il y avait un hic.  » Mon odorat revenait petit à petit. C’était plus une petite lueur que la flamme d’avant. Et comme c’est souvent le cas après une période aussi marquante, j’ai commencé à remettre tout en question. J’ai repris le travail, mais j’éprouvais un sentiment mitigé. Comme Gary avait la même impression que moi, nous avons décidé de nous retirer de Jo Malone. Les Lauder ont tenté de nous convaincre de rester, mais notre décision était ferme. L’aventure était finie.  »

L’erreur de ma vie

Comme cela est d’usage avec ce genre de contrat, Jo a dû renoncer à son nom et à travailler dans l’industrie du parfum pendant cinq ans.  » Je me suis dit : d’accord, j’ai survécu au cancer, alors, perdre mon nom, ce n’est pas si grave. Je voulais être présente pour mon fils. Mais les journées m’ont paru vite interminables lorsque Josh était à l’école. C’est seulement à ce moment-là que j’ai compris mon erreur. Créer des fragrances est plus que mon métier, c’est mon identité, et tout à coup, je n’existais plus. J’étais perdue.  » Par la suite, elle a connu quelques années difficiles, pendant lesquelles elle passait son temps à donner des conférences, animer un programme télé sur les jeunes entrepreneurs et réfléchir à l’avenir.  » Je me sentais isolée, j’étais angoissée et perdais confiance en moi. Alors, j’ai cherché de l’aide. La décision de ne plus créer de parfums a été ma plus grosse erreur, mais cela ne m’a pas aigrie, et je n’ai pas de regrets. Aujourd’hui, j’agirais différemment, mais ce n’est pas une catastrophe, car je suis en vie et j’ai redémarré. Ce n’est pas par carriérisme que j’ai lancé Jo Loves, mais parce que cela me plaît, et ce, depuis l’âge de 8 ans. En plus, je suis quelqu’un d’extrêmement volontaire.  »

Lancer une deuxième activité faisait un tout autre effet.  » La première fois, nous étions jeunes et naïfs. Nous avons simplement foncé, et les choses semblaient plus ou moins naturelles. La seconde fois, avec Jo Loves, le monde et nous étions différents. Mais j’avais encore – ou plutôt de nouveau – le nez pour le parfum, et mes relations étaient intactes.  » C’était dur de devoir être en concurrence avec son propre nom, mais Jo progressait. Le 11 octobre 2013, sa nouvelle boutique londonienne ouvre, dans une surface où elle avait travaillé comme fleuriste quand elle avait 17 ans.  » Je me retrouve à la case départ. Et je continue à innover.  » En 2008, la Cour britannique lui a décerné un titre honorifique et, en 2018, elle est devenue Jo Malone CBE, Commandante de l’Empire britannique. Quant au lockdown récent, il ne lui a pas posé de problème.  » Lorsque j’étais atteinte d’un cancer, j’ai vécu isolée de tout pendant quatre mois, déclarait-elle en mai dernier au Times. Alors, je sais comment cela fonctionne. Grâce au confinement, mon mari, mon fils, étudiant universitaire confiné, et moi passons beaucoup de temps ensemble, et ce n’est pas une punition. Une telle situation se présentera-t-elle encore ?  »

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