Quatre hommes de mode. Quatre styles. Quatre histoires. Pierre Degand, Tony Delcampe, Luc Duchêne et Niels Radkte nous racontent la relation qu’ils entretiennent avec le vêtement ou l’accessoire qu’ils ne jetteront jamais.

TONY DELCAMPE PARKA C’EST LUI

Comment élire la pièce qu’on ne jettera jamais quand on garde tout, au point d’archiver ses vieux vêtements dans des caisses en carton ? Face à sa garde-robe où pendent une cinquantaine de vestes type perfecto Margiela première édition, le directeur de La Cambre Mode(s) avait l’embarras du choix. Il n’a pourtant pas hésité longtemps : sa parka militaire, pour ceux qui le fréquentent, fait partie intégrante du personnage, elle le signe, carrément. Bien qu’il en possède plusieurs modèles, celle-ci, millésimée 1943 et désormais réservée aux balades à la Côte pour cause d’usures et déchirures, a une valeur particulière puisqu’il s’agit de la première, achetée aux puces, il y a quinze ans.  » À l’époque, je m’habillais exclusivement créateur, je mettais beaucoup de Xavier Delcour, un ami. Il dessinait de très belles choses, mais je ne me sentais pas toujours à l’aise avec moi-même, j’avais parfois l’impression de me déguiser.  » Pour alléger la crème parfois un peu éc£urante du total look griffé, Tony Delcampe se rabat sur la version originale et no logo de ce classique intemporel et iconique du vestiaire masculin. Petit à petit, puis de plus en plus, sa parka se greffe  » naturellement  » à son image, prend la valeur d’un vieux tee-shirt fétiche, rassurant et protecteur.  » Quand je la passe, j’ai la sensation d’affirmer mon propre look, du coup, c’est comme si je m’appropriais les autres pièces créateur que je porte encore. Celles-ci prennent alors une autre dimension, se mettent à vivre au contact de ma personnalité.  » L’idée ? Twist with a classic, en fait, pour détourner la célèbre devise de Paul Smith (classic with a twist). Hors-mode, la parka traverse en tout cas les saisons sans risquer la ringardise. Achetée à l’époque où le grunge l’avait remise au goût du jour –  » j’avais les cheveux clairs, on disait que je ressemblais à Kurt Cobain  » – elle profite du regain actuel dans le prêt-à-porter masculin pour le workwear et les vêtements dits  » Heritage « . Moralité : le basique, c’est la base, coco.

PIERRE DEGAND NOUÉS À VIE

La boutique de Pierre Degand est dans son genre un modèle d’exquisité. Voilà bientôt trente ans que ce professionnel du luxe masculin a transformé ce bâtiment feutré et cossu des années 1910 en vaisseau amiral de l’élégance old school bruxelloise. Sur- mesure Brioni, chaussures John Lobb, chapeaux Borsalino… toute la panoplie de l’homme du monde trouve sa place dans cet univers où les mots exclusif, qualité et tradition semblent gravés dans le marbre et le discours du personnel. Impeccablement apprêté –  » je porte un veston tous les jours même le dimanche  » – le maître des lieux nous reçoit dans son bureau, salon bourgeois qui raconte le goût pour les voitures de collection et le mobilier d’époque.  » Cela n’a pas été une tâche facile de choisir une pièce, nous explique-t-il, en sortant précieusement une cravate de sa poche. Il y a tellement de choses auxquelles je tiens, j’aurais pu vous parler d’un complet hérité de mon père, ou d’une de mes paires de boutons de manchette qui ont toutes un lien avec une histoire affective.  » La cravate qu’il nous met maintenant sous les yeux, est de marque anglaise (Drakes), elle a été montée à la main. Chaque jour, il la voit pendre dans sa garde-robe,  » elle me fait un clin d’£il « . Elle est comme neuve, il ne l’a mise  » qu’une fois comme on dit en Belgique « . C’est celle de son mariage,  » le 10 janvier 1991 « . Ce jour-là, Pierre Degand portait  » forcément  » une jaquette grise et un gilet en lin crème.  » Le code  » aurait voulu qu’il arbore une cravate de cérémonie couleur grisaille.  » Mais regardez de plus près : elle comporte des points brodés gold et mauve… À l’époque, c’était totalement avant- gardiste !  » Lui voit dans cette  » audace pas banale « , l’expression d’une personnalité  » sobre et secrètement fantaisiste, discrète mais raffinée dans le détail, avec cette touche d’originalité – il claque des doigts – qui fait la différence « . Et donne apparemment une sacrée confiance en soi.

LUC DUCHÊNE SMOKING’S SPEECH

Importateur de Chipie et Chevignon avant de rencontrer le succès que l’on sait avec Mer du Nord et Chine dans les années 90, Luc Duchêne s’est lancé un nouveau challenge il y a un peu plus d’un an : remercier Chine et créer une marque qui porte son nom, plus mode, plus rock, plus sexy. Il nous reçoit dans le showroom de sa boutique de l’avenue Louise. Au mur, des photos sensuelles et pétillantes d’Elettra Rossellini, ambassadrice de la nouvelle image maison. Lui débarque, forcément en phase avec le sursaut fashion qu’il entend donner à ses créations, tout de sombre vêtu –  » je n’aime pas les demi-tons  » -, boots de biker vintage aux pieds, petit cachemire Hermès bleu marine porté à même la peau, froc cinq poches Dior et veston noir Marc Jacobs sur les épaules.  » Le type de veston que je ferais, si je dessinais pour l’Homme « , dit-il, un brin hâbleur, en ajustant la pièce à la taille debout devant un miroir. Fitting droit, revers subtilement satiné, texture légèrement brillante, elle le suit à peu près partout depuis cinq ans.  » Avec un tee-shirt la journée, une chemise et une cravate pour un effet smoking le soir, elle s’adapte à toutes les situations. Et puis j’ai l’impression qu’elle me porte chance.  » Un peu comme Bécaud et sa cravate à pois qu’il arbora du premier à son dernier concert, Luc Duchêne se sent en confiance avec ce basique chic dont il ne se sépara pas pendant les dix jours d’interview qu’il donna lors du lancement de sa griffe à Paris en février 2011.  » Je ne suis pas de nature superstitieuse et pourtant je l’ai toujours avec moi dans les moments-clés.  » Adopter l’allure érigée en signe de reconnaissance par la nomenclature branchée –  » des copains à moi, comme Daho à Paris, ils sont habillés comme ça  » – peut effectivement aider quand on lui tend les bras.  » Au vu de mon CV, pas mal de journalistes parisiennes pensaient tomber sur un homme d’affaires sapé Church et Brioni. Elles étaient toutes étonnées par ma dégaine rock’n’roll. « 

NIELS RADTKE HOODIE, TOI !

En deux ans, Niels Radtke et son associée Aude Gribomont ont inscrit les vingt lettres de leur select store bruxellois, Hunting and Collecting, au fronton de la coolitude. Boutique pluridisciplinaire axée fringues et objets pointus mais pas (trop) snobs, H&C fait dans l’anti-H&M tranquille et malin. Soit : un esprit créateur, un décalage, une qualité qui se paient, certes, mais restent dans le domaine du plaisir abordable. Leur espace ? 300 m² de blancheur à la déco inventive et facétieuse sauvant l’enseigne du côté White Cube prise de tête et intimidant. Un biotope taillé main pour Niels, le mètre 80 relax et débonnaire, le genre de gars avec qui on boirait bien des bières sans se soucier de l’horaire du dernier train.

Il a posé l’objet de notre conversation sur une table de pique-nique installée en vitrine. Carte d’identité : Parka coupe-vent kaki terminée par un hoodie en cuir noir, appellation d’origine américaine contrôlée, griffée 3.1. Phillip Lim.  » Je l’ai depuis un an, je ne la lâche plus. Dès que je l’ai vue, je m’y suis identifié. C’est vraiment moi. Elle est légère, tout-terrain. Je me sens libre et crédible avec elle « , confie-t-il en chipotant la fermeture Eclair de la capuche détachable.  » Cet empiècement lui donne un petit air voyou, un peu street, ça la rend moins sage sans tomber dans le côté bling et clinquant. « 

On n’est effectivement pas dans le registre gangsta. Si la parka avait une bande-son intégrée, on entendrait plutôt une chanson des Babyshambles, et, renchérit Niels, amusé par ce jeu d’association  » on trouverait dans la poche un bouquin de Jeff Noon, écrivain de Manchester à l’écriture hallucinante et saccadée comme un beat fou « . Une pièce à la fois urbaine et arty, donc. Un appendice parfaitement raccord avec le parcours de ce garçon honnêtement créatif qui, avant de se poser rue des Charteux, tailla un jour du marbre à Carrare et fit du cyberthéâtre à la préhistoire d’Internet.

PAR BAUDOUIN GALLER

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