Ne plus craindre que le gel

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Pendant le premier confinement du printemps 2020, j’avais écrit un conte poétique sur la sororité mise à mal par la crise. Cette version originelle porte la trace de ma peur de voir la claustration détricoter les liens patiemment tissés dans les réseaux associatifs et militants. Le recueil a comme figé mon inquiétude que nous perdions notre capacité à continuer à faire corps social. Au fil des mois, il a bien fallu constater les dégâts sur les organismes, tant institutionnels qu’individuels. Il a bien fallu acter qu’il ne s’agissait pas d’une simple secousse des habitudes. La Terre a fait le tour du Soleil et nous voilà à nouveau aux portes du printemps!

L’avantage d’être une poétesse de l’oralité est de considérer le livre comme un état transitoire du texte et pas comme une finalité en soi. On peut toujours modifier des passages pour la scène, ajouter, retirer, pour rester au plus près de l’évolution de nos ressentis, de la vibration du public et de la pulsation du monde. Aujourd’hui, le conte se termine par ces mots: « C’est pas grave de vouloir sauver son cul, de vouloir sauver son âme, de vouloir sauver sa peau. Dis-toi bien que c’est pas grave! » Je souhaitais pouvoir redire qu’au coeur de la tempête, il n’y avait pas une seule bonne manière de garder la tête hors de l’eau et que le « chacun.e pour soi » n’avait pas, non plus, à être méprisé. Se mettre en boule, faire le gros dos, déployer ses ailes pour protéger son foyer, c’est aussi une stratégie de survie.

Y avait-il ru0026#xE9;ellement une concentration anormale d’oiseaux sur mon passage ou les ai-je convoquu0026#xE9;s par l’attention particuliu0026#xE8;re portu0026#xE9;e u0026#xE0; leur u0026#xE9;gard?

Dans ce conte, il était question d’oiseaux à sauver du carnage… La semaine passée, sur la route entre Liège et Namur, j’ai été interpellée par le nombre d’oiseaux que j’apercevais le long de l’autoroute: buse, héron, corbeaux… Sur le chemin du retour, un moineau, je pense, s’est écrasé sur mon pare-brise. Bruit sourd de la vie stoppée net. En début de soirée, au-dessus de nos têtes, des étourneaux et le fascinant phénomène de murmuration… Et puis, cette question pour la balade du lendemain: y avait-il réellement une concentration anormale d’oiseaux sur mon passage ou les ai-je convoqués par l’attention particulière portée à leur égard? Difficile de noter la synchronicité des événements si l’on est continuellement dans l’obligation de se hâter.

Je me mets donc en marche, le lendemain de cet épisode des oiseaux, avec l’envie de provoquer une rencontre. A un carrefour, la magie opère. Je précise que cette chronique n’est ni une fiction, ni une autofiction mais l’occasion d’expérimenter un nouveau rapport à l’impromptu et d’éveiller mes sens à une poésie-philosophie de trottoirs, au sens noble du terme. Je suis une femme métisse. J’aperçois, au volant de son véhicule utilitaire floqué aux couleurs d’une entreprise d’infirmières indépendantes, une femme, métisse. J’ai 42 ans. En la regardant, en essayant d’imaginer les contours de son métier en temps de pandémie, j’ai l’impression de sentir une force de travail qui était mienne dix ans auparavant. De l’autre côté du passage pour piétons, une autre femme, métisse, elle aussi, la cinquantaine. Toute la scène semble se jouer au ralenti. J’entends une fillette demander à sa mère si les enfants peuvent aussi mourir du Covid. La mère répond: « Non, non, les enfants ne peuvent pas mourir du Covid! » Je me retourne. La mère est blanche, la fillette métisse.

Il aurait suffi que je parte trente secondes plus tard, que la conductrice roule 1 km/h plus vite ou plus lentement, que la femme de l’autre côté de la rue se soit arrêtée devant une vitrine ou que la fillette ait posé sa question un rien avant pour que cette vision n’ait pas eu lieu. Il y a d’autres voitures, d’autres passants, d’autres passantes. Nous ne sommes pas seules mais je dois être la seule à faire des liens entre nous, entre nos couleurs, nos générations. C’est moi qui veux nous extraire du brouhaha et de l’anonymat. C’est moi qui cherche des miroirs de mon passé et de mon futur en pleine heure de pointe. C’est moi qui imagine que les revendications du 8 mars et ce « Nous, les femmes! » résonnent ici, à ce carrefour. Moi qui suis en quête de sens, moi qui aimerais tant être comme les bourgeons. Et ne plus craindre que le gel.

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