Le plus grand département français se trouve en Amérique et il s’appelle Guyane. Nous avons promené notre sac à dos à travers ses forêts, ses villages et ses rivières, le temps d’une expérience pure et dure.

Situé en bord de plage, en peu en dehors de la ville, le reposant Novotel donne à Cayenne, chef-lieu du département, l’allure d’une destination balnéaire. A tort : dans cette partie nord-est du continent sud-américain, les alluvions charriées par l’Amazone transforment régulièrement la côte en mangrove, avant qu’un autre courant ne fasse oeuvre inverse. Impossible de jouer la carte de la plage quand celle-ci disparaît pendant 10 ans. Reste donc celle de la nature, de cette forêt tropicale qui couvre plus de 95 % du territoire. Les Guyanais aiment s’y évader le week-end, mais là, chalets confortables et hôtels de charme ne sont pas de mise. C’est à la dure, sous un  » carbet « , un abri composé de quatre piquets supportant un toit, que l’on accroche son hamac. Et c’est tout ? Souvent, oui, c’est tout. On fait sa toilette dans la rivière, celle par laquelle on est arrivé en pirogue. Scout un jour, scout toujours ! Nous profitons donc de notre chambre climatisée avec salle de bains, avant une première expérience en forêt…

LA FORÊT, DE NUIT ET DE JOUR

Quand notre guide Bruno Le Vessier arrive le lendemain, son identité crève les yeux : il arbore jusqu’au chapeau du coureur de bois. Direction Cacao, village situé à 65 km seulement de Cayenne. Nous rangeons notre minimum vital dans une touque, l’indispensable bidon étanche, pendant que Bruno prépare la pirogue. Après une bonne demi-heure de navigation, nous atteignons Kimbé Kio, petite clairière en bordure de rivière. Son carbet est sophistiqué : un dortoir bien abrité, une cuisine et un espace à manger, des sanitaires. Du trois étoiles ! Au programme ce soir-là : repas chaud et balade en forêt. Mais seulement après le sacro-saint ti-punch, apéritif au rhum et citron vert qui semble encore plus incontournable ici que dans les Antilles.

En route ! Ne rêvons pas au jaguar, que très peu de Guyanais ont eu la chance d’apercevoir. Nos découvertes nocturnes seront beaucoup plus modestes : un scorpion sur un arbre, des araignées cavernicoles aux pattes démesurées, ou encore ces fourmis bizarrement nommées  » flamandes « , énormes, dont la mandibule est aussi redoutable que le venin.  » Attention : la douleur est épouvantable ! », prévient Bruno. Les Amérindiens les appliquaient sur le dos des ados dans les rites de passage à l’âge adulte. Cette fourmi compte un sympathique prédateur : le crapaud feuille, au camouflage prodigieux. Tout le contraire de ses cousines grenouilles, parées de couleurs très vives, que la Guyane abrite en nombre.

Première nuit en hamac. Plutôt confortable… sauf pour ceux qui doivent changer de côté dix fois avant de s’endormir. La forêt s’avère calme, avant les cris des oiseaux, au petit matin, accompagnés par ceux des singes, plus lointains mais puissants. Nouvelle escapade en forêt, cette fois pour en découvrir la flore. Dans cette partie du monde, on compte en moyenne 280 espèces d’arbres par hectare, alors qu’il n’en existe que 180 dans l’ensemble de l’Europe. Ici, le maria congo, dont le tronc nu présente de curieuses fentes et cavités – il serait un remède prometteur contre le cancer. Là, un balata franc, dont on extrayait naguère la gomme, alternative à celle de l’hévéa. Autodidacte passionné, Bruno est une véritable encyclopédie vivante.

CACAO SAUVÉ PAR LES HMONGS

Retour dans les alentours de Cacao, au riche passé. Dans l’Habitation Eléonore, 158 esclaves produisaient du manioc, du clou de girofle et de la canne à sucre au début du XIXe siècle. L’activité périclita rapidement et le site devint bagne… pour quelques années seulement. Exploitation éphémère, aussi, pour les gisements aurifères (à nouveau exploités aujourd’hui). La bourgade joue décidément de malheur. C’est l’arrivée des Hmongs, en 1977, qui sauve Cacao. Ces réfugiés laotiens lancent des cultures maraîchères qui vont rapidement approvisionner Cayenne. Leur marché dominical attire de nombreux touristes à Cacao, qui en ramènent légumes, fleurs et broderies, après s’être sustentés de plats typiques. Nous nous régalons de ceux mitonnés par Tchia, l’épouse hmong de Bruno, en compagnie de quelques autres convives.

Après l’expérience du carbet en forêt, changement de régime avec la coquette chambre d’hôtes. Ouverte sur l’extérieur, la salle de bains réserve cependant une surprise, classique dans la région : les grenouilles. Il en bondit presque toujours une du rebord intérieur des toilettes quand on tire la chasse. Au moment de quitter l’endroit, deux paresseux semblent nous saluer du haut des eucalyptus qui bordent le jardin. Notre première expérience guyanaise est franchement concluante. Bruno et Tchia sont des hôtes chaleureux que l’on quitte réellement en amis.

MARACUJA ET CUPUAÇU

Deux nuits à Cayenne sont les bienvenues avant de repartir dans la jungle. Surtout au Ker Alberte, hôtel de charme situé derrière le marché, mais au calme. Exotique à souhait, ce dernier est la principale attraction de la ville pour un Européen, avec ses fruits et épices, dont le fameux bois bandé (réputé aphrodisiaque, faut-il le préciser ?) qu’une matrone nous recommande dans un grand éclat de rire. On ne s’y prive pas d’une solide salade créole à midi, et encore moins d’un imposant jus de fruits : le délicieux maracuja (fruit de la passion), bien sûr, mais aussi le méconnu cupuaçu, plus acidulé, ou encore le corossol.

Cayenne, c’est aussi la petite colline du fort Cépérou, berceau de la ville, et l’incontournable place des Palmistes, dont les rues voisines regroupent les commerces. Les bird watchers iront rejoindre les pêcheurs au vieux port, en fin d’après-midi, pour observer les ibis rouges revenant dans la mangrove.

CHEZ LES BUSHI-NENGÉ, SUR LE FLEUVE

La forêt, encore elle, nous attend le jour suivant. Direction l’aéroport Félix Eboué pour un vol sur Air Guyane. Après une escale à Maripasoula, descente sur Grand-Santi. Le look aussi rasta qu’annoncé, Séké Fania nous y attend. Ce grand gaillard un peu énigmatique emmène les touristes sur le Maroni, fleuve-frontière entre la Guyane et le Suriname. Une des trois étapes est Belikampoe, son village. Nous y passerons trois jours pour une initiation à la vie dans la région.

 » Voilà votre carbet. J’ai dressé une bâche du côté ouest, celui d’où vient le vent.  » Sympa, mais ce plastique déchiré n’améliore pas vraiment le côté plus que sommaire du lieu. Pourquoi pas en bois, comme les jolies maisonnettes du village ? Une petite paroi de côté, pour un brin d’intimité ? Voire un réservoir d’eau de pluie, comme chez les voisins ?  » Je vais, le mois prochain, faire construire des douches « , ajoute notre hôte. Rassurant : comme Bruno, il a compris que, même s’il reste résolument vert et routard, le tourisme ne peut espérer un élan en Guyane en n’offrant que le minimum dont les scouts devaient se contenter voilà un demi-siècle. Nos repas n’ont, eux, rien de sommaire. Avant de remonter le fleuve, l’ami Séké a dévalisé un supermarché pour que nous ne manquions de rien. Il y a même du beurre au sel de Guérande !

Mais où sommes-nous donc ? Chez les Bushi-Nengé (littéralement : les gens de la forêt), que les Français s’obstinent à qualifier de Noirs marrons. Rien à voir avec les Créoles de la côte. Ces derniers descendent des esclaves affranchis au XIXe siècle et sont depuis toujours intégrés au monde occidental. Les gens de la forêt, eux, ont pour ancêtres les esclaves évadés au début du XIXe siècle, voire au XVIIIe. Venant surtout du Suriname, ils ont remonté le fleuve pour fonder, sur ses rives, de nombreux villages sur le modèle africain. Les Bushi-Nengé ne sont qu’assez récemment entrés dans le monde moderne. Certes, les enfants sont aujourd’hui scolarisés, les femmes accouchent en ville et des supermarchés chinois sont apparus partout. Mais les aînés ne savent pas lire et ne parlent que le bushi-nengé toko, la langue du fleuve. Dans lequel tout se lave encore souvent : le linge, la vaisselle et les corps. Le Maroni, c’est l’Afrique traditionnelle !

ENTRE JOIE ET MÉLANCOLIE

Confirmation le lendemain. Séké nous emmène dans quelques villages situés de l’autre côté du fleuve. Stoelmanseiland est l’équivalent surinamais de Grand-Santi : écoles, hôpital et aéroport. Benanou, par contre, est un village fantôme, où les portes peintes des cases abandonnées se délavent comme s’étiole la culture des anciens. Y subsiste la chambre mortuaire où le chef défunt était, pendant deux mois, veillé par ses épouses. Grande animation à Tabiki, en raison d’une cérémonie funéraire. Un notable y a fait construire un véritable palais de bois. C’est que la richesse commence ici à côtoyer la pauvreté, comme la modernité taquine l’archaïsme. Avant de revenir à Belikampoe, un détour par le saut (c’est-à-dire les rapides) de Gran Ponougou. Question de comprendre pourquoi le fleuve n’est navigable qu’en pirogue : il est parsemé de rochers, parfois invisibles, et de passages torrentueux étroits. Fin connaisseur du fleuve, le piroguier est l’homme indispensable dans ces contrées.

Arrivée au village. Les enfants nous rejoignent sous notre carbet et entament une ronde. Au milieu d’une chansonnette, un prénom est lancé, dont le titulaire doit se trémousser quelques instants.  » Comment tu t’appelles ? » Aïe, je n’y coupe pas. Après Loriana, Florine, Cyrano, Marianne, Juliano et Melitcha, c’est au tour de Puchanella, petite fille aux traits fins et au sourire réservé. Tout en souplesse et en élégance, son déhanchement est adorable. Les enfants sont joyeux, mais les ados sont plus graves et les femmes mélancoliques. Une certaine inquiétude de l’avenir ? Sans doute. D’ailleurs, il n’y a aucun homme ici. Ils travaillent dans la forêt ou sur le fleuve, quelque part, plus loin… Un rendez-vous plus solennel est prévu le soir avec Oti Fania, la capitaine du village. Elle n’est pas maire, plutôt shérif : choisie pour sa sagesse, c’est elle qui tranche les conflits. Une personne respectée, mais d’une grande simplicité, absolument charmante. Nous lui laissons un dessin et un message.

Le lendemain, avant de quitter Belikampoe, nous voulons assister au départ des enfants pour l’école. Deux groupes, deux pirogues. Les uns vont à Grand-Santi, les autres à Stoelmanseiland. Les premiers s’instruisent en français, les seconds en néerlandais. Un petit parfum bruxellois. Sauf que les seconds passent une frontière… qui n’existe pas pour les Bushi-Nengé. Ici appelé Lawa, le fleuve Maroni est au contraire le centre de ce petit monde multiculturel. On est pourtant bien en France, comme en témoigne le vol de retour vers Cayenne. A l’escale de Maripasoula, un Transall nous suit de peu sur la piste. Il débarque des militaires et du matériel, la relève de la compagnie basée ici pour lutter contre les orpailleurs clandestins. Tout un symbole de la Guyane : un parfum d’Asie et un coeur d’Afrique, mais une langue et un uniforme qui assurent (et rassurent ?) qu’on n’est pas perdu au bout du monde…

PAR PIERRE LECOMTE / PHOTOS : SYLVIE BRESSON

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