Porte-voix

© Antonin Weber

L’auteure de L’éclat de rire du barbare s’affirme comme une des plus grandes plumes du roman turc, dans un style expérimental inclassable où les femmes ont la parole, et les tabous leur place.

La chouette est son animal fétiche.  » Elle représentait la sagesse féminine dans l’Antiquité. Malheureusement, on en a aussi fait un oiseau de mauvais augure « , explique Sema Kaygusuz, qui n’est pas sans partager quelques attributs avec le rapace : un regard noir et vif et, selon ses confidences, des dons divinatoires. C’est sur l’île de Burgazada, au large d’Istanbul, que cette plume singulière se retire pour s’adonner à son art. Historiquement habitée par des communautés juives, arméniennes puis grecques et enfin turques, l’île pittoresque lui ressemble : sauvage et poétique, parcourue par les âmes passées, présentes et futures. Sa littérature est pétrie des traditions anatoliennes, en particulier d’alévisme, un courant minoritaire de l’islam, originaire de l’est du pays et empreint de mysticisme. Dans son précédent roman, Ce lieu sur ton visage (Actes Sud, 2012), la romancière revenait sur ses liens profonds avec sa grand-mère, rescapée du massacre perpétré par l’armée nationale contre cette minorité religieuse en 1937.  » Elle était d’une grande sagesse et très spirituelle. Elle m’a transmis la foi en la vie « , évoque l’écrivaine dont la vocation remonte à l’enfance :  » J’étais très bavarde. Ma mère l’a compris et m’a donné un carnet pour rédiger mes pensées. Quand j’écris, je me sens libre et indépendante. Cela vient de mes entrailles.  »

Pas question dès lors de l’enfermer dans un style orientaliste, qu’elle abhorre :  » On s’attend à ce que les auteurs turcs parlent de l’islam, de la condition de la femme, des problèmes politiques. Mais je crois que le lecteur est à la recherche des détails du quotidien et des questions existentielles. Pour moi, la littérature est proche de la philosophie « , affirme-t-elle. Dans son dernier roman traduit en français, L’éclat de rire du barbare, la Stambouliote, née en 1972 sur les bords de la Mer noire, nous convie à des vacances peu ordinaires dans un motel de la côte égéenne.  » Elle réussit ici à donner vie à un monde bien réel tout en convoquant son arrière-plan mental : la Turquie d’aujourd’hui qui, même lorsqu’elle se situe loin des remous politiques, s’affirme comme un univers complexe et douloureux « , note son éditeur. On y suit plusieurs familles confrontées à un désagréable fait divers dans un huis clos au vitriol.  » Le sarcasme est la meilleure manière de toucher aux tabous, souligne la quadragénaire. Dans cet ouvrage, j’aborde notamment le Vahiy (la Révélation), selon lequel le Coran aurait été dicté à Mahomet par Allah. Dans toutes les religions du Livre, il est dit que les écritures saintes sont forcément la parole de Dieu. Pour moi, Mahomet est un poète qui a rédigé lui-même le texte.  » Un autre sujet délicat évoqué est celui de la sexualité féminine et de ce qui se passe au niveau du clitoris au moment de l’orgasme :  » J’y consacre un long passage, décrit-elle. Et cela dérange beaucoup de femmes de ma génération car j’expose une partie de leur jardin intime. Mais les plus jeunes, elles, m’ont applaudie.  »

Sur le fond, Sema Kaygusuz se sent des affinités profondes avec des intellectuelles comme la philologue et psychanalyste Julia Kristeva, la dramaturge Hélène Cixous et une certaine Virginia Woolf. Même si elle ne se revendique pas féministe, son oeuvre accorde une voix prépondérante à ses paires et à leur cause. Combative, elle n’hésite pas non plus à braver la censure des autorités pour commenter la politique.  » Nous avons tout perdu au cours des cinq dernières années : la paix avec les Kurdes, la mémoire de l’holocauste arménien dont nous commencions à parler ouvertement, la démocratie. Nous sommes au centre de l’islamofascisme. Mais je ne suis pas pessimiste. Dans un an ou deux, notre société va se réveiller et sortir de son silence.  » Nul doute qu’elle en sera une des voix les plus porteuses.

PAR STÉPHANIE FONTENOY

 » Quand j’écris, je me sens libre et indépendante. Cela vient de mes entrailles.  »

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