Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Somptueux musée à ciel ouvert, Prague est aussi une ville tournée vers l’avenir, l’avant-garde, les arts contemporains. Le cour alternatif de la cité bat à tout rompre dans les ruelles de traverse… que Weekend vous invite à emprunter au fil d’une balade anticonformiste.

C’est Klaus, un jeune peintre allemand installé à Prague, qui donne les clés de la cité au détour d’une rencontre fortuite devant un verre de bière.  » Méfiance, Prague n’est pas ce qu’elle paraît. Elle se mérite. Elle a beaucoup à offrir au voyageur exigeant. Mais pour cela, il est impératif de passer derrière le décor, de fuir les clichés. Cette ville est toujours un carrefour culturel européen. C’est normal, elle est la capitale d’un pays qui a choisi, il n’y a pas si longtemps de cela, un dramaturge comme président. Vous en connaissez beaucoup d’autres ? Ce n’est pas anodin « , explique notre interlocuteur alors qu’un serveur empile les chaises en guise de coup de sifflet final à la conversation.

Il est vrai qu’au premier regard on pourrait se méprendre. Deux écueils sont à éviter. D’abord, avec ses allures de bonbonnière, Prague s’affiche gravée dans le marbre. Une photogénie qui en fait le lieu de tournage de prédilection des films de vampires hollywoodiens. Si l’on s’en tient à la visite guidée, on enchaîne alors statues classiques, coupoles baroques, flèches d’églises et bâtiments gothiques. Ce serait dommage, la cité sur la Vltava ayant à faire valoir un présent aussi palpitant que son passé. L’autre interprétation fallacieuse consisterait à ne prendre en compte que les apports contemporains, entre le centre commercial Zlaty Andel signé par Jean Nouvel, la fameuse Maison dansante, alias Ginger & Fred, de Frank O. Gehry et Vlado Milunic ou encore la Galerie Manes, un musée d’art contemporain occupant la pointe sud de l’île Zafin ou le non moins renommé Musée Kampa abritant la collection privée d’art contemporain du Tchèque Jan Mladek. Des bâtiments qui se découvrent comme autant de signes d’une Tchéquie en proie à la mondialisation.

Pour paraphraser Kundera, autre symbole tchèque, on pourrait écrire que  » Le vrai Prague est ailleurs « . A la manière du roman  » Les Aventures du brave soldat Chveik  » de Jaroslav Hasek, un récit fondateur faisant l’apologie de la désobéissance, le mot-clé pour comprendre la ville est sans conteste  » résistance « . Là aussi, Klaus, le jeune peintre, avance une théorie.  » S’il est une notion qui traverse l’histoire praguoise, c’est bien celle de désobéissance, souligne-t-il. Qu’il s’agisse de résistance politique, comme celle qui s’est développée sous la période soviétique… Ou même de résistance économique, comme celle qui pousse aujourd’hui les gens à s’interroger sur la consommation de masse à laquelle ils ont accédé sans transition. A chaque fois, le scénario est le même en période de domination, les Praguois se replient sur une valeur refuge : la culture. C’est elle qui est le ciment de la ville.  » Pour preuve, l’excellente santé de la scène praguoise. Si après la Révolution de Velours elle avait affiché un net recul en raison de la liberté de voyager retrouvée, elle se targue aujourd’hui à nouveau de taux de fréquentation exceptionnels. Dans le même mouvement, galeries d’art, cinémas, salles de spectacles et cafés littéraires ne désemplissent pas.

Cafés brûlants

S’il est un conseil de Klaus à retenir, c’est bien celui de choisir l’hiver pour découvrir Prague. La pression touristique étant un peu plus faible, on peut alors accéder plus facilement à ses richesses cachées. Enveloppé dans la neige et le froid, on se promène en faisant des haltes dans les différents cafés de la ville. Loin d’être une pause anecdotique, ceux-ci racontent la résistance des Praguois. Ils sont à la fois des lieux de refuge et de retrouvailles. Mais il faut connaître les bons endroits. Lucie, une jeune consultante praguoise férue de cinéma et de littérature, détient tous les sésames. On la suit et elle en profite pour analyser le rôle des cafés devant quelques chlebicky, les sandwiches garnis locaux :  » On oublie trop souvent qu’au début du xxe siècle, la Tchécoslovaquie était l’une des grandes puissances économiques du monde, martèle Lucie. Cela s’est traduit au niveau culturel par ce que l’on a appelé l’esprit Mitteleuropa, soit un rôle de carrefour et de centre intellectuel majeur pour toute l’Europe. Malheureusement, après la guerre, le modèle soviétique a fait faire un énorme retour en arrière au pays. Une résistance souterraine a vu alors le jour dans les cafés, c’est là, souterrainement, que Prague a orchestré sa renaissance.  »

Dans le tour des cafés, il faut commencer par le Grand Café Orient. Signe tangible de la grande proximité avec la culture, le bâtiment qui abrite cet établissement accueille également le Musée du cubisme. L’endroit, chéri par les Pragois, a été entièrement décoré par l’architecte rondo-cubiste Joseph Gocar. Les lignes décoratives de ce salon de thé retranscrivent architecturalement les audaces des peintres cubistes. Le tout pour un style qui fusionne une géométrie naïve – cercles, triangles ou carrés – avec des éléments décoratifs expressifs tels que des fresques ou des statues.

Ensuite, c’est au café Louvre qu’il convient de se rendre. Autrefois fréquenté par Franz Kafka et Albert Einstein, c’est l’endroit idéal pour lire le journal, depuis 1902. La décoration très Art nouveau installe le lieu dans une légèreté de bon ton à laquelle répondent les délicieux cafés viennois. Au café Galerie, un espace dédié à l’art contemporain, les jeunes branchés viennent chercher le wifi. Mais le must absolu est sans aucun doute le mythique café Slavia. Le bois sombre des murs et les marbres imposants constituent le repaire attitré des étudiants de la Famu – l’école de cinéma – ainsi que celui des artistes du Théâtre national. Décoré d’un imposant tableau allégorique représentant un artiste maudit buvant de l’absinthe, le Slavia offre une vue imprenable sur la Vltava qu’il fait bon contempler une tasse de chocolat chaud à la main.

Plus underground, les cafés littéraires plongent quant à eux au c£ur du mystère. Qu’il s’agisse du café Rybka, du Velryba ou Rebezova, l’atmosphère est imparable. Ces lieux plutôt exigus sont tapissés de livres de toutes sortes, de Franz Kafka aux manuels de savoir-vivre en passant par Heidegger. La convivialité est totale car le nombre réduit de places impose de partager les petites tables même si l’on ne se connaît pas. On paie le café moins de 1 euro alors qu’ailleurs il peut être facturé 2,50 euros, signe indéniable de résistance à l’alignement des prix sur ceux de l’Europe occidentale.

Baba, quartier non conforme

En plus des cafés, l’architecture est l’autre clé pour ouvrir la porte d’un Prague méconnu. Outre l’Art nouveau et les ornements baroques, un autre courant architectural a laissé de nombreux témoignages dans la ville : le modernisme. Si Paris a eu Le Corbusier et Berlin le Bauhaus, Prague peut également faire valoir un modernisme particulier qui s’est développé entre les deux guerres. Pour l’admirer, on quitte le centre-ville et l’on traverse le fleuve pour se diriger vers les hauteurs qui surplombent Prague. Peu de touristes s’y aventurent. Tant pis pour eux. On met alors le cap sur le petit quartier de Baba. A l’origine de celui-ci, une autre histoire de désobéissance : à la fin des années 1920, 12 000 intellectuels, issus de la classe moyenne, y ont conçu une nouvelle façon de vivre. Anticonformistes, ils ont choisi de rompre les amarres avec les survivances guindées et pompeuses de l’empire austro-hongrois. Leur idée : s’ouvrir au monde et construire un quartier d’habitations dédié à l’architecture moderniste. A la façon d’une utopie devenue réalité, ils ont imaginé une sorte de colonie imprégnée d’un nouveau langage formel. Quelque septante ans plus tard, assez miraculeusement, les villas sont toujours là, en bon état. Un vrai miracle quant on sait que toutes ces maisons avaient été confisquées sous l’ère soviétique en raison de leur  » appartenance réactionnaire « .

L’une d’entre elles a été conservée scrupuleusement et se visite sur réservation. Il s’agit de la superbe villa Müller réalisée par Adolf Loos, célèbre architecte moderniste à qui l’on doit, entre autres, la maison de Tristan Tzara à Paris. Véritable pionnier de l’architecture rationnelle, Loos a signé avec la villa Müller, un des plus remarquables exemples de l’avant-garde moderniste. Un esprit qui frappe encore aujourd’hui lorsque l’on se trouve face à ce cube blanc aux fenêtres jaunes. Conclusion : ce bâtiment atypique conforte l’idée que Prague a plus d’un visage et que le temps ne s’y est pas arrêté au xxviie siècle. Loin d’être un simple et somptueux musée à ciel ouvert, la ville est aussi souterraine, complexe et bien vivante.

Carnet de voyage en page 74.

Michel Verlinden

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