Ferran Adria, le chef de file de la nouvelle gastronomie espagnole, fait sa rentrée culinaire… au printemps. Cette année, il a encore allégé son  » monde de textures et de saveurs « . Zoom, en avant-première, sur une cuisine en apesanteur.

Lorsqu’on pénètre à El Bulli Carmen, un des bureaux barcelonais de Ferran Adria, un long mur de briques rouges est utilisé comme tableau d’affichage, exposant la multitude de couvertures de magazines du monde entier qui ont été consacrées au génial cuisinier catalan. C’est au premier étage de ces anciens entrepôts situés à deux pas de la Boqueria, le marché couvert de Barcelone, que sont réunis les collaborateurs qui supervisent les projets de consultance. On travaille tantôt pour les cafés Lavazza, tantôt pour la chaîne d’hôtel NH, sans oublier les huiles Borges ou le linge de table signé Armand Bassi… On ajuste aussi les formes de quatre nouvelles collections d’ustensiles de cuisine, développées chacune par un designer différent. C’est ici que l’on peut au mieux palper l’influence grandissante de la griffe El Bulli sur le quotidien culinaire de tout un chacun et jauger le succès commercial des couteaux El Bulli gravés au laser ou de ces nappes qui ont pour motifs des images macroscopiques des plats sortis de l’imagination de Ferran Adria.

A moins de deux cents mètres de là, de l’autre côté de la Rambla, une autre équipe de collaborateurs s’affaire en cuisine. Oriol Castro a le redoutable privilège de faire partie, avec Ferran et Alberto Adria, de ce trio créatif qui révolutionne, millésime après millésime, l’art culinaire. En cette seconde moitié de mars, ce collaborateur émérite a été rejoint par une demi-douzaine de cuisiniers.  » Dans une semaine, nous commençons notre déménagement à Rosas, se réjouit Oriol. Certains de mes collègues rentrent de stages qu’ils ont effectués dans d’autres restaurants qui pratiquent la cuisine de Ferran, comme l’Hacienda Benazuza à Séville ou le Casino de Madrid.

Pour rappel, Ferran Adria a créé El Bulli, à Rosas, sur la Costa Brava en 1983. Autodidacte, il prend rapidement ses marques pour réaliser, durant dix ans, la plus inventive des cuisines de la Méditerranée. Dès 1994, l’excellent chef qu’il est devenu conceptualise son rapport à la nourriture et invente, notamment, la déconstruction. Ses préparations nécessitent des techniques et des instruments qui leur sont spécifiques. Dans les années 1990, on voit souvent Ferran Adria poser avec son siphon au gaz carbonique lui permettant de confectionner ses espumas, ces écumes qui ont fait sa renommée aux quatre coins de la planète gourmande.

El Bulli est ouvert six mois par an : d’avril à fin septembre. Les six autres mois Ferran Adria et son équipe planchent dans leur taller (atelier) de Barcelone sur les nouveaux concepts à mettre en £uvre. Pour mettre au point le menu 2005, c’est Ingrid, la chimiste, qui semble le plus peiner dans la résolution de son équation.  » Aux Etats-Unis, les petits instruments qu’utilisent les enfants pour faire des bulles de savon ont été appliqués au bubblegum, explique-t-elle. Ferran a pensé qu’on pourrait adapter cette technique à des saveurs de tous les jours : carottes, petit pois… Mais la substance tensioactive qui permet la formation des bulles n’est pas autorisée en Europe. Alors, je lui cherche un substitut.  » Lorsque Ingrid l’aura trouvé, on pourra voir les convives du Bulli se heurter, bouche ouverte, dans l’espoir de gober une de ces saveurs aussi légères que l’air.

Jamais au repos

Ferran Adria s’extrait de temps à autre de la relecture de son prochain livre û  » El Bulli 03-04  » û pour une séance de dégustation sur le pouce. Non content de prodiguer appréciations et commentaires, son esprit, jamais au repos, rebondit sans cesse pour ouvrir d’autres voies à ses collaborateurs. Josep Maria Pinto, la  » plume  » maison, connaît particulièrement cette mécanique intellectuelle qui force l’admiration. Avec la parution du quatrième volume de l’aventure culinaire commencée en 1983, Josep aura ainsi rédigé plus de 6 500 pages que, de surcroît, il traduit du castillan au catalan.  » Lorsque nous sommes en panne d’inspiration, confie-t-il, que nous n’arrivons pas à expliciter de manière adéquate une technique, un concept, Ferran sait immédiatement où nous nous trouvons et où nous devons aller. Tous ces schémas théoriques, ces milliers de recettes sont organisés dans sa tête.  »

Pour l’heure, autour des plaques de cuisson à induction, tous s’appliquent à confectionner une gelée chaude.  » La gélatine, le gélifiant le plus employé en cuisine, est figé à basse température et fond lorsque l’on atteint une trentaine de degrés, commente Oriol. Grâce au méthyle cellulose, nous allons pouvoir servir un produit gélifié à 60 °C et davantage. On peut recourir à cet additif pour réaliser l’enrobage d’une dragée de fèves, par exemple. Pour notre £uf à la coque version 2005, nous prélevons le blanc à l’aide d’une seringue et nous le remplaçons par du méthyle cellulose mêlé à un autre ingrédient blanc, mais qui possède d’autres arômes, comme de la crème fraîche parfumée au bacon, par exemple.  »

Cette innovation technique se base sur les propriétés du méthyle cellulose, un dérivé de la cellulose du bois qui a la propriété de se solidifier vers 60 °C. Plusieurs types de méthyle cellulose sont actuellement utilisés dans l’industrie alimentaire, pharmaceutique et cosmétique, ainsi que dans les… colles pour papiers peints. L’introduction de ce nouvel additif s’inscrit dans la suite logique des expérimentations effectuées au Bulli depuis une dizaine d’années. Après avoir eu recours à la simple gélatine, pour stabiliser les écumes obtenues grâce à son fameux siphon, Ferran Adria a employé l’agar agar, extrait d’une algue typique de la cuisine japonaise. Puis il s’est aussi tourné vers les hydrocolloïdes auxquels appartiennent les additifs alimentaires à base d’algues. C’est ainsi que sont entrés en lice les alginates qui ont donné, entre autres, les caviars imitation El Bulli (le caviar de melon par exemple). Et ce n’est pas fini ! La liste des ingrédients culinaires va s’élargir au kappa, au iota, à la gomme gellane ou encore la gomme xanthane. Appartenant à la famille des carraghénanes, les deux premiers sont tirés d’une algue rouge. Ils furent utilisés dès 1770 par les Irlandais qui se servaient de ladite algue pour préparer des pommades ou des flans. Les deux seconds sont synthétisés par des bactéries.

On retrouve déjà tous ces additifs dans l’alimentation  » industrielle  » sous le nom de E407, E415 ou E418. Et sous le label  » Texturas « , Alberto et Ferran Adria préparent une ligne de produits destinés aux chefs qui rendront plus accessibles toutes ces substances.  » Texturas  » devrait être lancée à la fin de cette année en même temps que le livre  » El Bulli 03-04  » qui contient, notamment, les modes opératoires de recettes incluant ces additifs.  » Depuis quelques années, les choses ont beaucoup évolué, souligne Ferran Adria. La génération montante de jeunes cuisiniers avides de connaissances, capables d’assumer l’innovation d’avant-garde, est là. J’estime qu’ils sont 5 000 en Espagne.  »

Tout droit de la Nasa

Reste cependant à savoir comment les chefs intégreront dans leur cuisine la grande innovation technique de 2005 : une imposante machine venue tout droit de la Nasa. Il s’agit d’un appareil destiné à lyophiliser, c’est-à-dire dessécher un mets en respectant au mieux ses qualités nutritionnelles. Pour ne citer qu’un exemple, prenons le gaspacho lyophilisé. Le potage andalou est surgelé, puis soumis pendant deux jours à l’extraction de son eau sous vide. Vidé de l’essentiel de son poids, le glaçon devient une petite barre d’une incroyable légèreté. Si d’aventure, vous la croquez en fermant les yeux, vous aurez l’impression de déguster une étrange biscotte à… la tomate. Et Ferran Adria aura atteint un de ses buts : faire découvrir d’autres saveurs, basées sur un exercice de textures et mises en scène surprenantes.

Les privilégiés qui s’assoiront à la table de Rosas (le restaurant peut accueillir 8 000 personnes par an pour 20 à 30 fois plus de demandes venues du monde entier) vivront cette expérience inédite dès la fin de ce mois d’avril.  » En fait, lorsque nous ouvrons fin mars, nous continuons à servir le menu de l’année précédente, poursuit Ferran Adria. Il n’est pas possible, durant les deux à trois semaines de notre rodage, d’introduire d’un coup 35 nouveaux plats. Jusqu’à la mi-avril, nous n’acceptons que des personnes qui ne sont pas venues au Bulli en 2004. De jour en jour, nous intégrons 2 à 3 plats du nouveau millésime. J’estime que nous avons 200 éléments de recettes validés, que ce soit ce gaspacho lyophilisé ou l’£uf mollet de caille 2005. Mais ce ne sont pas encore des plats. Ils doivent être intégrés dans un tout puis, à leur juste place, dans la succession du menu.  »

Comme les grands couturiers, le gourou de la cuisine mondiale pourra alors communiquer et créer le débat sur son avant-garde du moment. Où s’arrêtera-t-il donc ? Personne ne le sait. Mais Ferran Adria, lui, songe à une pause. Une année sabbatique durant laquelle El Bulli restera porte close.  » En 2006, en 2007 peut-être. Je prendrai le temps de voyager. Cet hiver, je ne me suis accordé que deux jours de congé.  »

Jean-Pierre Gabriel

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