Dans les pays en voie de développement, une jeune fille sur trois est donnée en mariage avant son dix-huitième anniversaire. Au Bangladesh, ce pourcentage est plus élevé encore. Le Vif Weekend a suivi l’ONG Plan Belgique dans le cadre de sa campagne  » Stop aux mariages d’enfants « .

Le minibus qui nous emmène vers le nord du pays se fraie un chemin à travers les troupeaux de chèvres, les maisons en tôle ondulée et les épaves de voitures. Un camion bloque l’accès à un pont. Problème de moteur. Notre chauffeur se range patiemment sur le côté de la route.  » Five minutes « , marmonne-t-il. En observant les champs de riz, notre regard s’arrête sur un grand panneau d’affichage. Une photo montre un groupe de mômes occupés à étudier. De chaque visage part une flèche reliant un mot : docteur, professeur, pilote.  » Les enfants rêvent. Ne les mariez pas trop tôt « , peut-on lire en lettres rondes.

Shampa nous attend dans une cour poussiéreuse. Le bétail paît à l’extérieur. Une chèvre est attachée à un cyclomoteur et des gerbes de jute sèchent au soleil. Ici et là, une pantoufle solitaire. Les cheveux tirés vers l’arrière et le regard grave, la jeune fille de 18 ans, nous raconte qu’enfant, elle rêvait de devenir médecin. Mais sa vie a basculé en mars 2012.  » Je me rappelle précisément de chaque seconde.  » La façon dont les membres de la famille ont envahi la maison parentale, le massage sur sa peau au curcuma, la décoration des lieux et le bus de location qui l’a emmenée à la noce. Ce jour-là, elle a rencontré pour la première fois le jeune homme avec lequel elle allait partager le reste de sa vie. Elle nous fixe  » J’avais 16 ans à l’époque.  »

 » C’EST COMME MOURIR  »

Les mariages d’enfants ont toujours été une réalité au Bangladesh. Dès qu’elles jouent à la poupée, les petites filles s’imaginent la manière dont elles seront épousées. Dans la rue, les femmes témoignent spontanément. Pour Dilruba, cela s’est passé à l’âge de 13 ans, avec pour conséquence l’arrêt de la scolarité.  » Ce que j’ai ressenti ? C’était comme si je mourais. Car après, il faut réapprendre à vivre.  » Sa mère, Monora, a été forcée de convoler à 9 ans. Elle a eu ses premières règles deux semaines après la noce.  » C’est bien entendu beaucoup trop jeune, dit-elle. Mais il faut comprendre. Notre espérance de vie est faible et les gosses représentent une lourde responsabilité. En mariant tôt nos gamines, celles-ci bénéficient d’une sécurité financière et d’une protection contre les hommes et la criminalité.  »

Ces unions résultent d’un mélange de croyances personnelles, de normes sociales, de pauvreté et d’un manque d’information. De nombreuses sociétés y voient une façon d’éviter les rapports sexuels et les grossesses hors mariage. En outre, plus une fille est mariée jeune, plus faible est le montant de la dot. Quelque 128 000 taka (1 280 euros) de service et de bijoux : c’est la somme déboursée par la famille de Shampa. Celle-ci n’a été mise au courant qu’une fois la transaction effectuée. Furieuse, elle s’y est d’abord radicalement opposée.  » J’ai menacé mes parents de me suicider.  » Sa famille lui a fait comprendre que l’hypothèque sur leurs terres était déjà importante.  » Il était impossible de faire marche arrière. J’accepte désormais la situation en pensant qu’il s’agit de mon destin. Mais cela reste un point noir dans ma vie.  »

 » CE N’EST JAMAIS VRAIMENT VIOLENT  »

 » Toutes les mariées pleurent le jour de la noce « , poursuit Shampa. Surtout lorsqu’elles quittent la maison parentale pour rejoindre celle de leur époux. Elle-même n’a cessé de verser des larmes,  » à cause de l’injustice « . Ses amies et l’école lui manquent beaucoup.  » Tout comme mon propre lit et mes coussins.  » Mais elle est catégorique : c’est comme cela que les choses devaient se passer. Son mari est éduqué et leur relation est agréable.  » Ce n’est jamais vraiment violent. Naisrul avait lui-même 16 ans au moment de notre union. Tout a d’ailleurs été arrangé à sa demande. Cela explique sa douceur envers moi.  »

A contrario, il n’est pas rare que les mariages forcés soient accompagnés de violence physique et psychologique. Les filles de moins de 18 ans ont plus de risques d’être victimes de brutalités dans leur couple et au sein de leur belle-famille. Plus grave : elles ont tendance à penser qu’il est légitime qu’un homme batte sa femme. Une forme d’esclavage moderne, disons-le franchement.  » De combien de temps avez-vous encore besoin ? « , nous demande Shampa, que le travail attend. A quatre reprises, elle interrompt notre conversation, son beau-père réclamant à boire ou à manger. Le bétail, la lessive et le nettoyage : toutes les tâches domestiques reposent sur ses épaules.  » Je veille à être attentive à ma belle-famille, pour gagner leur respect et mériter ma place auprès d’eux. Depuis que je suis ici, le ménage est bien organisé et je suis appréciée pour cela. Mes deux belles-soeurs sont arrivées à un âge plus précoce encore. Je m’occupe de tout jusqu’à la fin de leurs études. Je ne veux pas entraver leur éducation.  »

Naisrul et Shampa souhaitaient attendre avant d’avoir des enfants, pensant retourner à l’école après leur mariage. C’était sans compter sur les nausées rapidement ressenties par Shampa.  » L’avortement n’est pas une habitude ici.  » Elle a accouché un mois avant son examen final, rattrapée par le destin. Le petit Sayem a aujourd’hui 2 ans et il est tranquillement assis sur ses genoux, jouant avec une épingle à cheveux enlevée du chignon de sa maman. Un constat s’impose : la plupart des jeunes mariées n’ont que peu, voire pas, de contrôle sur leurs corps. Elles ne choisissent pas le moment où elles souhaitent avoir des rapports sexuels. Les interprètes n’aiment pas poser de questions sur les abus, et les réponses restent souvent très vagues. Shampa accepte néanmoins d’évoquer son accouchement, un moment douloureux. Sayem a été mis au monde après une opération délicate, plus de six jours après la rupture de la poche des eaux. Les risques médicaux en cas de grossesse d’ado sont bien réels. Chaque année, dans le monde, 70 000 adolescentes meurent des suites de complications pendant qu’elles portent leur bébé ou lors de la naissance. C’est même la cause de mortalité la plus importante chez les jeunes femmes entre 15 et 19 ans.

 » PAS DE TEMPS POUR LES ÉMOTIONS  »

Lipi Ara, 20 ans, a réussi à échapper à cette tradition. A l’âge de 16 ans, un entremetteur professionnel a tenté de la marier à l’unique fils d’une riche famille. Séduit par la perspective d’une vie prospère qui s’offrait ainsi à lui, son papa n’a pas tardé à accepter la proposition. A travers de grosses gouttes de pluie, nous rejoignons l’abri de bambou jouxtant la maison de Lipi. Aucune émotion sur son visage.  » Des émotions ? Je n’ai pas le temps pour ça.  » Pour elle, une seule issue était possible : tout annuler. Elle a catégoriquement refusé et a pu compter sur le soutien de sa mère. Un groupe d’amis lui a apporté des brochures informatives, imaginées par Plan International. C’est un peu grâce à celles-ci que son père a fini par céder. Deux membres de l’association sont venus discuter avec lui.  » Ils l’ont convaincu de plutôt investir son argent dans le bétail ou dans l’éducation de ses enfants, en lui expliquant qu’à terme, cela serait plus rentable. Ils lui ont aussi rappelé que les mariages d’enfants étaient illégaux.  »

Aujourd’hui, Lipi étudie les sciences humaines et la littérature. Elle gagne de l’argent en effectuant quelques travaux de couture et s’est engagée en tant qu’activiste. Elle organise notamment des cours d’autodéfense pour les jeunes filles et joue avec un enthousiasme débordant le rôle d’une belle-mère excessive dans des représentations théâtrales éducatives. Son père ne regrette pas sa décision et évoque la  » pression sociale  » qui l’avait poussé à vouloir marier Lipi.  » Lorsque vous vivez dans une petite communauté, vous devez écouter les dirigeants locaux. Aujourd’hui, c’est elle qu’on écoute, et son travail est très important.  » Dans ce quartier-là, plus aucun enfant n’est marié si tôt…

 » ELLE POURRAIT ÊTRE MA SoeUR  »

Depuis 2009, le Bangladesh a pour Premier ministre une femme : Sheikh Hasina. Mais cela n’empêche pas les stéréotypes sexistes de perdurer et de continuer à conférer un statut inférieur aux Bangladaises. Le système patriarcal est profondément ancré et très difficile à renverser. Lors des campagnes contre les mariages d’enfants, les hommes manquent toujours à l’appel, car les ONG, bizarrement, se concentrent très peu sur eux. Lipi et sa mère sont pourtant convaincues que cette tradition pourrait être plus facilement éradiquée en se battant pour un changement de mentalités du côté masculin. C’est-à-dire en modifiant la structure même de la société.

A 16 ans, Mohammed en semble convaincu.  » Les hommes doivent être impliqués dans le débat.  » Ecolier ambitieux, il s’est engagé auprès de Plan International dès l’âge de 7 ans.  » Je pense toujours au fait que l’une de ces jeunes filles pourrait être ma soeur, c’est aussi simple que cela.  » Cette année, il est intervenu contre neuf unions, dont deux ont été annulées. Lorsqu’on le félicite, il réfute de la main en nous expliquant qu’il s’agit d’une réussite commune et que cela n’a rien d’héroïque.  » Pour dissuader d’autres jeunes gens d’avoir des comportements inacceptables, il faut réagir. C’est ce que j’essaie de faire.  » A sa manière. En apportant sa petite pierre à un immense édifice…

PAR LAURA VAN BOUCHOUT / PHOTOS : BAS BOGAERTS – IMAGEDESK.BE

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