1997, l’année où tout a basculé dans la mode

Bono U2 1997 Werchter Walter Van Beirendonck.
Bono, le chanteur de U2, sur la scène Werchter le 25 juillet 997 , habillé par Walter Van Beirendonck. © Belga Images

Cette année-là, la mode a connu son big bang et les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. La nouvelle expo du Palais Galliera, à Paris, Fashion Big Bang, nous explique pourquoi le XXIe siècle a commencé à ce moment précis.

1997 fut une année charnière, un portail magique vers l’an 2000 et le nouveau millénaire. Cette année-là, les créateurs qui font désormais la pluie et le beau temps dans la fashion sphère découvraient les catwalks parisiens: Raf Simons et Hedi Slimane, Nicolas Ghesquière et Marc Jacobs. Sous la direction de ce dernier, Louis Vuitton est passé de marque de maroquinerie vieillotte à la maison de luxe la plus puissante de la planète.

Pour notre pays aussi, ce fut une période en or, avec les débuts notamment d’Olivier Theyskens et Veronique Branquinho, la nomination de Martin Margiela chez Hermès et la révélation d’Ann Demeulemeester, Walter Van Beirendonck et Dries Van Noten.

Un nouveau New Look

«Quand on regarde en arrière, on voit que les bases du paysage actuel ont été posées en 1997. Ce fut une succession fiévreuse de shows, de nominations et d’événements dont les conséquences sont encore visibles, explique Alexandre Samson, curateur de 1997: Fashion Big Bang, l’expo qui à voir du 7 mars au 16 juillet au Palais Galliera, le musée de la mode parisien. Selon moi, on peut uniquement comparer 1997 à 1947, cinquante ans plus tôt, lorsque Christian Dior a catapulté l’industrie textile vers l’avenir avec son New Look.»

STELLA MCCARTNEY, VERONIQUE BRANQUINHO ET NICOLAS GHESQUIÈRE SE LANCENT À PARIS.
STELLA MCCARTNEY, VERONIQUE BRANQUINHO ET NICOLAS GHESQUIÈRE SE LANCENT À PARIS. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

Mais bien sûr, cette année exceptionnelle ne sort pas de nulle part. «On voit toujours dans la mode des mouvements de balancier, les nineties étaient une réaction aux eighties, observe Patrick van Ommeslaeghe, qui avait sa propre ligne au tournant du siècle et qui travaille à présent comme créateur freelance. Les années 80 étaient opulentes, spectaculaires, avec beaucoup de fioritures. Les vêtements montraient ce que l’on valait. Les années 90 se sont opposées à cela. Elles étaient sobres et minimalistes. A posteriori, cette décennie a été ma période préférée, un moment de liberté entre les excès des années 80 et 2000, quand les grands groupes ont débarqué avec leur soif de domination mondiale. On pensait beaucoup moins en termes commerciaux avant.»

RAF SIMONS FAIT SES DÉBUTS SUR LES CATWALKS À PARIS.
RAF SIMONS FAIT SES DÉBUTS SUR LES CATWALKS À PARIS. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

La carte de l’intime

Au milieu des années 90, Patrick van Ommeslaeghe a travaillé successivement chez Balenciaga comme bras droit de feu Josephus Thimister, chez Jean Paul Gaultier, et chez la très influente mais sous-estimée Adeline André.

«Le secteur de la mode était beaucoup plus petit à l’époque, se souvient-il. Il n’y avait rien sur Internet, la plupart des défilés n’étaient même pas filmés. A Paris, tout le monde se connaissait. Je me souviens d’un défilé du créateur Jean Colonna. J’avais un ami qui m’accompagnait? Pas de problème! Cet ami avait un vélo? On trouvait une place pour son vélo quelque part dans la salle. Je suis allé au défilé d’Ann Demeulemeester et je lui ai dit que je ne savais pas encore où loger ce soir-là. «Tu n’as qu’à dormir dans le showroom», m’a-t-elle répondu.»

JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC HABILLE LE PAPE ET 5 000 PARTICIPANTS AU WORLD YOUTH DAY À PARIS.
JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC HABILLE LE PAPE ET 5 000 PARTICIPANTS AU WORLD YOUTH DAY À PARIS. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

La légendaire attachée de presse parisienne Michèle Montagne explique, elle, qu’au cours de cette décennie, elle a eu «la chance et l’honneur de représenter trois grands talents créatifs qui ont changé ensemble les codes du secteur: Ann Demeulemeester, Helmut Lang et Jean Colonna. Exit l’extravagance, bonjour l’intime. Ce n’était plus nécessaire de mettre la mode en scène dans des décors gigantesques où la femme était un objet sublimé. Il ne fallait plus exagérer les formes du vêtement. La nouvelle génération de créateurs cherchait l’essentiel. Ils mettaient leur âme sur le catwalk, chacun à sa manière.»

Le poids de la presse féminine

Ce que confirme Patrick van Ommeslaeghe: «Chaque créateur avait sa propre voix. Aujourd’hui, quand on regarde toutes les collections, on ne voit souvent guère de différence. Mais à l’époque c’était très clair. Helmut Lang était immédiatement reconnaissable. Yohji Yamamoto aussi.»

Le moment préféré de Michèle Montagne de la fin des années 90 a été le défilé où Ann Demeulemeester a laissé libre cours à son obsession pour Patti Smith. Elle a conservé un scan de la couverture du quotidien de la mode WWD, encore sur papier à l’époque, avec une photo d’une top portant la Mount Olympus-meets-CBGB’s goddess dress de la collection été 97 de cette créatrice. Et au-dessus, le titre: «The Rock Goddess».

THIERRY MUGLER S’ESSAIE À UNE COLLECTION COUTURE.
THIERRY MUGLER S’ESSAIE À UNE COLLECTION COUTURE. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

«Les carrières des créateurs étaient faites et défaites par la presse féminine, et pas par les réseaux sociaux et les influenceurs, souligne-t-elle. Je me rappelle du premier défilé d’Helmut Lang. La journaliste du Figaro, paix à son âme, a quitté son siège au première rang en me disant ne pas avoir de temps à perdre pour voir défiler un tee-shirt sur un pantalon!»

Margiella le hippie

Pour Patrick van Ommeslaeghe, Martin Margiela, Helmut Lang et Jil Sander sont les créateurs les plus importants des nineties. Aucun des trois n’est encore actif dans la mode en 2023.

«Margiela a été le premier couturier à aborder la question du recyclage. Je le considère comme un hippie. Il laissait réutiliser et transformer les vêtements. C’était nouveau. Son premier défilé n’a pas été un grand succès. C’était trop avant-gardiste. Je me souviens d’un tattoo-shirt, porté par mon amie Graça Fisher. Au départ, Martin ne voulait pas montrer cette pièce parce qu’il trouvait que ça ferait peut-être penser à Jean Paul Gaultier. A ce moment-là, les mannequins choisissaient encore quels vêtements elles voulaient porter pour un défilé et Graça, qui avait un bon goût incroyable, a choisi ce dessus-là. Marie Claire, qui était alors encore un magazine très puissant, l’a publié, et le mouvement était lancé.»

COLETTE OUVRE À PARIS. LE CONCEPT STORE EST POUR VINGT ANS UNE VALEUR SÛRE DANS LA MODE.
COLETTE OUVRE À PARIS. LE CONCEPT STORE EST POUR VINGT ANS UNE VALEUR SÛRE DANS LA MODE. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

Lorsque Margiela a été désigné en 1997 pour la collection Femme de Hermès, avec un show au flagship store de la rue du Faubourg Saint-Honoré, c’était la première fois qu’une maison de luxe française traditionnelle se rapprochait d’un créateur de l’avant-garde.

La haute couture ressuscitée

Michèle Montagne décrit les années 90 comme «dix ans de bonheur, suivis du choc du nouveau millénaire». Et 1997 a donc été le couronnement de la décennie, le début de la fin, mais aussi et surtout le début de quelque chose de nouveau.

Ce fut pour commencer une année importante pour la haute couture, le médium le plus ancien et le plus extrême de la mode, qui semblait alors condamnée à mort. Jean Paul Gaultier et Thierry Mugler ont lancé leurs collections couture et John Galliano a présenté sa première ligne pour Dior.

JOHN GALLIANO PRÉSENTE SA PREMIÈRE LIGNE POUR DIOR.
JOHN GALLIANO PRÉSENTE SA PREMIÈRE LIGNE POUR DIOR. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

A l’époque, Vogue a considéré que la semaine de la couture pour l’été 97 était un «big bang» qui replaçait Paris à l’avant-plan. Au sein du groupe de luxe LVMH aussi, ça secouait.

«Presque tous les créateurs ont été remplacés cette année-là, constate Alexandre Samson. Bernard Arnault a rebattu les cartes et choisi exclusivement des Américains – Marc Jacobs chez Vuitton, Michael Kors chez Céline, Narciso Rodriguez chez Loewe – et des Britanniques sortis de Central Saint Martins – John Galliano chez Dior et Alexander McQueen chez Givenchy.»

SOUS L’ÈRE MARC JACOBS, LOUIS VUITTON PRÉSENTE SA PREMIÈRE LIGNE DE VÊTEMENTS.
SOUS L’ÈRE MARC JACOBS, LOUIS VUITTON PRÉSENTE SA PREMIÈRE LIGNE DE VÊTEMENTS. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

Un vent nouveau venu de Belgique

Comme nous l’avons dit, ce fut aussi une année cruciale pour la Belgique, avec l’arrivée de la deuxième génération de créateurs sortis d’Anvers et la première formée à La Cambre, la consécration de Margiela et des Six d’Anvers. Ann Demeulemeester et Dries Van Noten sont désormais connus du grand public.

Dirk Bikkembergs a édifié en Italie un empire mondial avec son sportswear, ses sneakers et ses sous-vêtements. Walter Van Beirendonck a donné des défilés spectaculaires pour W.&L.T., une ligne «high fashion» pour la marque de jeans allemande Mustang.

MARGIELA PRÉSENTE SA COLLECTION STOCKMAN ET DÉBUTE COMME CRÉATEUR CHEZ HERMÈS.
MARGIELA PRÉSENTE SA COLLECTION STOCKMAN ET DÉBUTE COMME CRÉATEUR CHEZ HERMÈS. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

«En 1997, Van Beirendonck a aussi dessiné les tenues de la tournée de U2, relève encore Alexandre Samson. Ces images ont fait le tour du globe et un peu plus tard, en 1998, on a pu les voir dans un épisode des Simpson que nous montrons dans l’expo. Walter n’y est pas explicitement mentionné mais on voit clairement que les personnages portent ses vêtements. C’est une remarquable préfiguration de la collaboration beaucoup plus récente de la série d’animation américaine avec Balenciaga.»

WALTER VAN BEIRENDONCK CRÉE LES TENUES DE SCÈNE POUR LA TOURNÉE POPMART DE U2. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

Un duel de géants

Le dressing Homme a lui aussi bénéficié d’un nouvel élan en 1997. Raf Simons est un des personnages-clés à ce niveau-là.

«Il a fait son premier défilé à Paris en janvier, mais dans l’expo, je m’attaque plutôt à son deuxième, le 4 juillet, Black Palms, précise Alexandre Samson. Il a introduit alors un nouvel idéal de beauté masculin. Ce n’était rien moins qu’un manifeste. L’élément le plus remarquable, c’était cinq silhouettes de garçons avec des body paintings réalisés par le make-up artist Jos Brands. Pour l’expo, nous lui avons demandé de le refaire sur un mannequin. A peine deux ans plus tard, Hedi Slimane faisait ses débuts, pour Saint Laurent, un avant-goût de ce qu’il allait proposer plus tard pour Dior Homme. C’était beaucoup moins radical que Raf Simons, mais tout de même, une voie était tracée.»

REI KAWAKUBO SIGNE BODY MEETS DRESS, DRESS MEETS BODY, UNE DE SES COLLECTIONS MAJEURES.
REI KAWAKUBO SIGNE BODY MEETS DRESS, DRESS MEETS BODY, UNE DE SES COLLECTIONS MAJEURES. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

Dans les années qui ont suivi, Raf Simons et Hedi Slimane ont envoyé la mode masculine dans une nouvelle direction et se sont risqués plus tard à la mode féminine, dans une sorte de duel sans fin entre deux géants: le premier est devenu directeur artistique successivement pour Jil Sander, Dior, Calvin Klein et Prada.

Le second, qui n’a jamais lancé son propre label, est passé de Saint Laurent à Dior, chez qui il a inauguré la ligne Homme, avant de revenir chez Saint Laurent, puis d’atterrir chez Céline, dont il a fait disparaître l’accent du «é».

2022, future année charnière?

LA « FRENCH TOUCH » HANTE AUSSI LA POP MUSIC. DAFT PUNK SORT SON PREMIER ALBUM, HOMEWORK.
LA « FRENCH TOUCH » HANTE AUSSI LA POP MUSIC. DAFT PUNK SORT SON PREMIER ALBUM, HOMEWORK. © PHOTOS: GETTY IMAGES/ SDP

«Et nous voilà vingt-cinq ans plus tard, rigole Alexandre Samson. Ces gens qui ont été révélés à ce moment-là sont, à quelques exceptions près, toujours au sommet. Et en même temps, la mode se trouve, comme à l’époque, à un tournant. Un nouveau système est en train de se créer. On ne tenait pas compte à l’époque de tout ce que nous trouvons important aujourd’hui: la durabilité, le féminisme, l’inclusivité, le body positivisme. C’est vrai que certains créateurs s’en souciaient déjà, c’était en germes, mais la mode mainstream ne s’en préoccupait pas du tout. Et ça aussi c’est intéressant. C’est encore trop tôt, mais quand on regardera en arrière dans un quart de siècle, nous constaterons peut-être que 2022 aura été aussi importante que 1997: une année charnière, pleine de rebondissements inattendus.»

1997: Fashion Big Bang, Palais Galliera, Musée de la mode de la Ville de Paris, à 75116 Paris, palaisgalliera.paris.fr Du 7 mars au 16 juillet.

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