Eldorado virtuel: le métavers, nouveau terrain de jeu des griffes

© ROBBIE VAN MIERLO
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste & Coordinatrice web

Après Paris, Londres ou Milan, la prochaine Fashion Week aura lieu dans le métavers. Un eldorado virtuel dont les retombées pour l’univers du luxe sont déjà bien réelles s’il faut en croire l’engouement avec lequel les plus grandes maisons s’y installent.

Lors de la présentation des collections printemps-été 22, Balenciaga a fait sensation en tournant le dos aux défilés traditionnels au profit d’une présentation orchestrée dans un épisode des Simpsons, avec avatars de VIP et amis de la marque dans le public de ce show virtuel. Et si d’aucuns n’y ont vu qu’une manière supplémentaire pour Demna Gvasalia, le créateur du label, de bousculer les codes du luxe, il s’agissait en réalité d’un avant-goût du futur du secteur. Non pas parce que les personnages de Matt Groening sont appelés à devenir indissociables de la haute couture, mais bien parce que celle-ci est en pleine colonisation des terres encore relativement vierges – et donc, pleines de promesses – du métavers. Preuve de cet engouement: alors que le monde de la mode vient tout juste de renouer avec les présentations physiques après deux ans de pandémie, la première Fashion Week du métavers est annoncée pour fin mars 2022. Au programme de l’événement, qui se tiendra sur la plate-forme Decentraland, la présentation des collections virtuelles qu’on verra bientôt sur tous les avatars les plus branchés du métavers, mais aussi, comme lors des semaines de la mode qui se tiennent dans le monde réel, un tourbillon d’after-parties et autres boutiques éphémères. Signe des temps, lors de l’annonce du bilan 2021 du groupe Kering, son CEO, François-Henri Pinault, a révélé que l’entreprise avait désormais une équipe entière dédiée au métavers, ainsi que deux teams supplémentaires au sein des maisons Gucci et Balenciaga. Mais comment donc en est-on arrivés là?

Ouvrir le champ des possibles

C’est qu’à l’origine, rien ne prédestinait le métavers à devenir le nouveau terrain de jeu favori des acteurs du luxe, au contraire. Décrit pour la première fois en 1964 dans le roman Simulacron 3 de Daniel Galouye, le concept est étoffé trente ans plus tard par l’auteur de science-fiction américain Neal Stephenson, qui en fait le cadre de son Samouraï virtuel. Soit un roman dystopique dans lequel un riche entrepreneur crée un univers mêlant réalité virtuelle et réalité augmentée pour mieux contrôler les esprits de ceux qui l’utilisent. Une vision a priori bien éloignée de ce à quoi ressemble le métavers aujourd’hui, entre laboratoire de tendances pour les marques, lieu de rassemblement des mordus de technologie et formidable eldorado pour les acteurs d’un secteur où les entreprises ne connaissent décidément pas la crise.

Eldorado virtuel: le métavers, nouveau terrain de jeu des griffes
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En pleine pandémie, les géants du luxe ont enregistré des résultats record en 2021, avec une hausse des profits allant jusqu’à 44%. Un formidable élan qui se poursuit désormais aussi dans le métavers: tandis que les grands noms de la mode s’y pressent, la maison d’enchères Sotheby’s vient de lancer une antenne qui lui est consacrée, et dans cet univers virtuel, le mètre carré se négocie encore plus cher que sur la planète Terre. Tokens.com, une entreprise spécialisée dans la finance décentralisée, vient en effet d’y faire l’acquisition d’un terrain de 566 m2 pour la modique somme de 2 millions de dollars, tandis que l’entreprise new-yorkaise Everyrealm a pour sa part dépensé la somme record de 4,3 millions de dollars pour l’achat d’un terrain sur la plate-forme The Sandbox. Plus proche de chez nous, le bureau de tendances parisien NellyRodi a lui aussi décidé de s’implanter aux confins du réel, et vient d’ouvrir son agence dans le métavers. Une évidence pour ceux dont le quotidien est dédié à l’anticipation de ce qui sera incontournable demain, et qui y voient une manière de s’amuser, mais aussi et surtout de montrer l’exemple à leurs clients. « C’est impossible de comprendre le métavers sans se frotter à sa réalité, parce que cela reste très abstrait. Or on constate un intérêt grandissant chez nos clients. Ils sentent que quelque chose se passe, mais ils ne savent pas si ça va faire « boom » ou « pschit », si ce n’est pas que de la spéculation ou de la frime », décrypte l’agence parisienne. Où le consensus est que le métavers représente des enjeux financiers et médiatiques très importants pour le luxe. « Déjà, parce que ça permet de coolifier son image en adoptant les pratiques de la nouvelle génération. Mais aussi parce que ça ouvre le champ des possibles avec de nouvelles sensorialités et sensibilités très intéressantes. » Dont acte au Printemps, à Paris, lequel, après son bâtiment emblématique du boulevard Haussmann et sa boutique en ligne, vient également de prendre possession d’une boutique virtuelle.

Alpha Méta

Parlez-vous métavers? Petit lexique pour traduire ce nouvel univers en concepts compréhensibles.

  • Avatar: Représentation informatique d’un internaute, que ce soit sous forme 2D ou sous forme 3D.
  • Blockchain: Mode de stockage et transmission de données sous forme de blocs liés les uns aux autres et protégés contre toute modification.
  • Métavers: Espace virtuel partagé comprenant la somme de tous les mondes virtuels, de la réalité augmentée et de l’Internet.
  • NFT: Abréviation de « non-fungible token », ou jeton non fongible en français, soit une unité de données stockée sur une blockchain, qui garantit qu’un actif numérique est unique et authentique.
  • Second Life: Métavers en 3D gratuit lancé en 2003 et permettant à ses utilisateurs d’incarner des personnages virtuels dans un monde qu’ils créent eux-mêmes.
  • Skeuomorphe: Mot désignant des éléments d’interface informatique reproduisant des objets physiques. Autrement dit, dans le métavers, les objets virtuels de conception skeuomorphe ressembleront aux objets réels.

Retour aux sources

L’occasion pour le grand magasin de perpétuer une tradition d’innovation entamée au XIXe siècle, mais aussi de se réinventer. Ainsi que l’explique Stéphane Roth, directeur de la communication pour le Groupe Printemps, « le métavers offre une nouvelle forme de réalité qui complète les réalités physiques et digitales existantes, et nous permet d’offrir à notre clientèle quelque chose de magique et onirique ». En l’occurrence, en jouant sur le nom du multimarques haussmannien et en l’imaginant dans une version virtuelle en pleine éclosion, où le magasin a été pensé comme un jardin doté de présentoirs végétalisés et de papillons qui s’envolent sur votre passage. Une manière pour le Printemps de rappeler que le virtuel ne dénature pas le luxe, loin de là – du moins si, comme Stéphane Roth, on envisage celui-ci comme « l’exigence, le sens du détail et la capacité à créer une expérience immersive ».

Le métavers permet d’offrir à notre clientèle quelque chose de magique et onirique. » Stéphane Roth

Un point de vue que partage Ann Claes, cofondatrice de l’agence de couture digitale Mutani. « Le luxe est lié à la valeur qu’on attribue à une chose, et ce n’est pas parce qu’elle est digitale qu’elle n’en a pas. D’autant que l’exclusivité est une autre manière d’envisager le luxe, et que le métavers se prête particulièrement bien à la création du sentiment de posséder quelque chose d’unique, qu’il s’agisse de NFT ou d’événements réservés à celles et ceux qui les possèdent », assure-t-elle. Chargé de l’immersion de NellyRodi dans le métavers, Vincent Grégoire rappelle pour sa part que « tout ce qui est devenu iconique dans le luxe était disruptif à l’origine, et le métavers permet de régénérer le système et de retrouver cette prise de risques. Le luxe était devenu chiant, arrogant, suffisant, il tournait en rond à coups d’hommages tirés des archives, alors que l’essence même du secteur est l’avant-garde et la prise de risques.« 

Aux frontières du réel

Des risques contre lesquels Ingrid Poncin, spécialiste du digital marketing et professeure à l’UCLouvain-FUCAM Mons, met toutefois en garde. « L’idée du luxe est de permettre de vivre des expériences extraordinaires placées sous le signe de l’exclusivité et de la rareté, donc en ce sens, les métavers et les technologies qui y sont associées offrent la possibilité d’émerveiller les clients. Mais encore faut-il savoir si ces derniers seront prêts à l’abandon de données nécessaire pour pénétrer dans ces univers. Le métavers est une superbe opportunité pour les marketeurs, mais pas tant pour les consommateurs. Les technologies d’intelligence artificielle permettant en effet d’inférer énormément d’éléments relatifs aux caractéristiques individuelles des utilisateurs du métavers, en ce compris des choses qu’ils n’ont peut-être pas envie de révéler. » Et pour les marques qui s’y précipitent, la transition dans le métavers n’est pas non plus sans risque.

Eldorado virtuel: le métavers, nouveau terrain de jeu des griffes
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Cyberattaques, vente de fakes, bashing ou encore, plus grave, « perdre son âme » ne sont que quelques-uns de ceux contre lesquels NellyRodi met les marques qui veulent se lancer dans le métavers en garde. Le plus important? « Prendre les bonnes décisions dès le départ, savoir qui on est, pourquoi on est là, et comment on veut y être. » « Le public du métavers n’est pas forcément celui des acheteurs de luxe traditionnels », explique Ann Claes, qui y voit de belles opportunités de toucher de nouveaux clients potentiels, à condition de communiquer intelligemment: « Il ne faut pas que l’arrivée des marques dans le métavers ait l’air d’un simple moyen de se faire de l’argent. Pour le moment, les utilisateurs principaux du métavers sont des investisseurs crypto et non des fashionistas, et les marques doivent prendre ça en compte car c’est un public pour lequel l’authenticité prime. » Et Ann Claes de souligner que dans un monde étouffé par la fast fashion, « les gens ont envie d’être à nouveau surpris, et l’avantage du digital est qu’il n’y a pas de frontières, ni sur la forme, ni sur le matériel, ni sur la taille ». Un rêve pour les créateurs de mode qui peuvent y faire preuve d’une créativité libérée de toutes les contraintes du monde réel, et profiter « d’énormément de possibilités, tellement qu’on ne les connaît pas encore toutes ». Il s’agit désormais de s’offrir le luxe de les explorer.

Le cadre légal

« La loi qui régit le métavers est celle des conditions générales d’utilisations proposées par l’entreprise qui le met sur pied, donc a priori, ce n’est pas évident de savoir si la justice traditionnelle peut y opérer », met en garde la spécialiste du digital marketing Ingrid Poncin. Ce qui n’empêche pas certains pionniers de veiller à y faire appliquer la loi, voire d’y faire figure de fers de lance de la jurisprudence. Ainsi, Hermès vient d’engager une action en justice contre Mason Rothschild, un artiste numérique ayant lancé le projet MetaBirkin sur la plate-forme OpenSea. Soit une collection de 100 répliques virtuelles du sac culte du sellier, dont le premier modèle s’est vendu 42 000 dollars, soit six fois le prix moyen de son équivalent dans le monde réel. Et si l’artiste a assuré adopter une démarche semblable à celle d’Andy Warhol avec ses lithographies Campbell’s, le maroquinier a toutefois décidé de l’attaquer pour atteinte à son image de marque et à ses droits de propriété intellectuelle. Nike, lui, a assigné en justice le revendeur de sneakers StockX, dont le nouveau système d’achat et vente de NFT des modèles est selon lui une contrefaçon de ses produits. Et si les procédures sont toujours en cours, il semblerait que la loi soit du côté des griffes, assure le cabinet Beaubourg Avocats. Qui rappelle que l’émetteur d’un NFT « doit être en possession d’un contrat de cession de droits d’auteur qui autorise la transformation de l’oeuvre originale en NFT afin d’éviter de voir sa responsabilité engagée ». Quant à la défense de la démarche artistique, celle-ci semble irrecevable, dès l’instant où « le NFT ne peut être assimilé à une oeuvre de l’esprit dès lors que sa création passe par un processus informatique de tokenisation et de « minting » ne faisant appel à aucune originalité et ne relevant pas d’un processus créatif portant l’empreinte de la personnalité de son auteur », rappelle le cabinet.

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