Si une marque emploie des mannequins de toutes tailles, sachez que c’est bon pour vous et pour la planète

L'impact important des suggestions de taille - Illustration réalisée par Aylin Koksal à l'aide de l'IA (Midjourney, DR Roularta Media Group)
L'impact important des suggestions de taille - Illustration réalisée par Aylin Koksal à l'aide de l'IA (Midjourney, DR Roularta Media Group)
Lotte Philipsen

« Cette robe m’irait-elle aussi bien qu’au mannequin mince et élancé de la photo ? » Lorsque nous faisons des achats en ligne, nous jouons souvent aux devinettes au moment de choisir la taille à mettre dans le panier. Un problème qui peut être résolu grâce à une diversité des tailles représentées, aussi bénéfiques pour l’environnement que pour l’estime de soi, révèle une nouvelle étude.

La diversité dans la mode est et reste un problème. Même sur les plateformes de vente en ligne, nous voyons toujours principalement le même type de corps mince, conforme à l’idéal de beauté dominant. Ne serait-il pas préférable de montrer un peu plus de diversité ? C’est sur cette question que se sont penchés simultanément des chercheurs de l’université VU d’Amsterdam, de l’université de Bath et de l’université de Groningue.

Yerong Zhang, doctorant à la School of Business and Economics (VU Amsterdam), et la Professeure Jiska Eelen (VU Amsterdam) ont collaboré avec plusieurs collègues sur l’étude fascinante One size does not fit all, qui analyse l’influence de la taille des mannequins sur les consommateurs. Nous nous sommes entretenus avec elles de leurs conclusions.

Comment avez-vous abordé cette étude ?

Jiska Eelen : « En tant que psychologues, nous nous intéressons à la manière dont les gens réagissent à ce qui les entoure. Pour cette étude, nous voulions savoir ce que les consommateurs pensent des vêtements portés par les mannequins sur les photos des boutiques en ligne. Cependant, il n’est pas possible de prendre la question au pied de la lettre, car les gens réfléchiraient alors trop au sujet et pourraient réagir différemment que lorsqu’ils font du shopping en ligne sans se préoccuper de rien ».

Yerong Zhang : « En plus de passer au crible les études existantes sur le sujet, nous nous sommes donc entretenus avec des détaillants et nous avons aussi mené nos propres expériences, dans lesquelles nous avons réussi à impliquer quelque 10.000 participants ».

Eelen : « Grâce à ces expériences concrètes, nous évitons que les sujets se livrent à une introspection trop poussée et donnent une réponse « socialement souhaitable » au lieu d’une réponse sincère. Un groupe de sujets est exposé à des mannequins minces. Un autre groupe est exposé à des mannequins de leur taille ou d’une taille supérieure. Nous pouvons ainsi comparer leur réaction et leur comportement en direct, sans arrière-pensées ».

Comment la prévalence de mannequins (très) minces impacte-t-elle l’estime de soi et l’environnement ?

Eelen : « Des méta-analyses montrent qu’il est néfaste de ne voir que des mannequins très minces. Bien sûr, tout le monde ne sera pas affecté par les photos de mode avec des mannequins filiformes, mais il a été démontré que cela pouvait être mauvais pour l’image de soi et que cela favorisait les troubles de l’alimentation.

En montrant principalement des mannequins minces, la société en fait la norme. En tant qu’êtres humains, nous devons invariablement traiter de grandes quantités d’informations. C’est pourquoi nous essayons de simplifier autant d’informations que possible. Par exemple, nous classons les choses en deux catégories : bonnes ou mauvaises, familières ou dangereuses. Cela conduit également à des stéréotypes.

La même chose se produit lorsque vous êtes constamment exposé à un type d’image spécifique. Les humains, comme les animaux, ont une folle tendance à percevoir ce qu’ils voient le plus comme étant le plus positif. Ainsi, un corps mince devient inconsciemment la norme à atteindre. Si vous ne correspondez pas à cette norme, cela peut avoir un impact négatif sur votre bien-être mental ».

Zhang : « Il est donc bon que les consommateurs soient exposés à une plus grande diversité de tailles. Cela permet de normaliser le fait que chaque corps est différent et qu’il n’est pas nécessaire de rechercher la ‘perfection' ».

Votre étude va plus loin, en étudiant la réaction des consommateurs qui voient un vêtement porté par une personne ayant la même corpulence qu’eux.

Eelen : « En effet. Pour le bien-être mental, il est bon de voir différents types de corps, mais pour prendre des décisions d’achat intelligentes, il est encore mieux de voir un modèle qui vous ressemble en termes de physique.

Dans l’une de nos études, on montre un vêtement à des sujets en leur disant qu’ils peuvent gagner le vêtement ou une somme d’argent. Supposons qu’un ordinateur détermine qu’ils peuvent recevoir 5, 10 ou 15 euros au lieu du vêtement : à quel moment trouvent-ils l’argent plus intéressant à gagner que le vêtement ? De cette manière, nous apprenons quelle est la valeur d’un produit pour les gens. Si un mannequin mince porte le produit, les personnes de plus grande taille trouvent que le produit a moins de valeur. Nos recherches montrent que cela s’explique par le fait qu’elles ne peuvent pas évaluer correctement si l’article leur conviendra ».

Zhang : « La taille est souvent un problème lors des achats en ligne, car celles-ci varient d’un détaillant à l’autre. Une taille M peut être plutôt petite chez une marque, alors qu’elle peut être beaucoup plus grande chez une autre. On constate également des différences entre les pays. Si j’achète un T-shirt en Chine, il me le faudra probablement en taille M ou L, alors que je l’achèterai en S ici. Comment puis-je savoir quelle taille me conviendra ? La photographie de mannequins est très importante pour aider à déterminer exactement quels vêtements je devrais acheter ».

Les hommes réagissent-ils différemment que les femmes aux mannequins minces ?

Zhang : « Notre étude s’est principalement concentrée sur les femmes, car elles sont en moyenne plus intéressées par la mode que les hommes. Mais dans l’une de nos études avec des participants masculins, nous avons constaté la même chose : ils étaient également moins fans des mannequins aux tailles « parfaites ». Cela s’explique aussi par le fait qu’ils ne peuvent pas évaluer avec précision si les vêtements leur iront. Nous observons le même schéma pour les différents sexes ».

Eelen : « Nos entretiens avec des professionnels du secteur et nos groupes de discussion avec des acheteurs masculins montrent que leurs réactions sont encore plus fortes. Il ne s’agit pas seulement de la minceur, mais aussi de la taille, qui est également très difficile à estimer. En fait, cela va au-delà de la taille du corps. La couleur de la peau, la forme et la longueur du corps, le fait d’être musclé ou non et l’évolution du corps avec l’âge sont autant d’éléments qui influencent la façon dont un vêtement vous va ou pas ».

Et votre étude démontre également que le fait d’avoir une plus grande diversité de tailles est tout aussi bénéficiaires pour les clients que pour les marques.

Zhang : « Dans notre étude, nous n’avons trouvé aucune conséquence négative pour le détaillant qui présente des modèles à la taille du consommateur au lieu d’un modèle mince. Il est donc illusoire de penser que les ventes s’en trouveraient réduites. Au contraire, cela pourrait même jouer en leur faveur. Par exemple, un plus large éventail de mannequins contribue à renforcer l’image de la marque. Il suffit de penser à Victoria’s Secret, marque de lingerie qui a été largement critiquée pour n’avoir utilisé que des mannequins très minces, qui a dû changer complètement d’approche.

En outre, il est financièrement avantageux pour les détaillants de recevoir moins de retours de la part de clients qui n’ont pas pu estimer correctement leur taille. L’UE veut freiner la destruction des textiles pour réduire les émissions toxiques. Les détaillants envisagent donc de ne plus offrir de retours gratuits. Les consommateurs pourraient donc bientôt devoir supporter des coûts supplémentaires s’ils achètent un article dans une mauvaise taille. Si les consommateurs doivent payer pour leurs propres retours, ils seront moins satisfaits lorsqu’un vêtement ne leur convient pas. Il pourrait alors être moins enclin à faire à nouveau ses achats dans la même entreprise ».

Malgré tout, l’image du « corps idéal » persiste…

Zhang : « L’image de rêve que véhicule la mode peut contribuer à susciter l’intérêt des gens pour votre marque. Mais lorsqu’il s’agit d’acheter des produits, cela ne sert pas à grand-chose. Une belle robe peut être magnifique sur une photo, mais si elle ne vous va pas, cela ne sert à rien de l’acheter ».

Eelen : « Sur Instagram, on voit des photos « parfaites » et on veut instinctivement posséder ce qu’on y voit. Impulsivement, vous cliquez sur la photo ou suivez le lien vers la boutique en ligne. Mais avant de procéder à l’achat d’un produit, en tant que consommateur, vous bénéficiez d’un processus de décision plus rationnel au cours duquel vous vous demandez si vous porteriez vous-même l’article et s’il vous irait bien. Les détaillants ne devraient pas se contenter de vendre du rêve, mais devraient aussi aider les consommateurs à faire de meilleurs choix d’achat.

Même dans la phase de publicité, il est préférable de montrer différents types de corps. Si nous changeons la norme, peut-être que l’idée de ce qui est parfait changera aussi. Cependant, la plupart des marques et des détaillants ne veulent pas être les premiers à tenter l’expérience. Ils craignent que les gens continuent à préférer l’image idéalisée à une image plus réaliste.

Il se peut que les gens achètent moins parce qu’ils ne veulent pas du produit lorsqu’ils le voient sur leur propre corps, mais l’inverse est également possible. Si vous voyez un crop top sur un mannequin de la même taille que vous, vous pouvez vous dire : « Elle a l’air bien, alors je vais le porter moi aussi ». Ces effets devraient faire l’objet d’une étude plus approfondie ».

Qu’est-ce qui empêche les marques de montrer leurs vêtements sur une plus grande diversité de tailles ?

Zhang : « La première raison est que peu de détaillants effectuent ce type de recherche. Ils ne sont donc pas conscients des avantages. Ils perçoivent la tendance à l’inclusion, mais ne savent pas quelle est la meilleure approche. Nos conversations avec les détaillants nous ont appris qu’ils sont ouverts au changement, mais qu’ils ne savent pas comment le mettre en œuvre. C’est là que notre étude peut, je l’espère, les aider ».

Eelen : « On peut avoir l’impression que les détaillants sont lents à s’adapter, mais en réalité, les changements technologiques sont très rapides. Il n’est pas toujours facile pour les détaillants de suivre le rythme. Il y a une dizaine d’années, les boutiques en ligne ne proposaient pas de photos de mannequins parce que cela consommait trop de données. Le fait qu’aujourd’hui la plupart des boutiques en ligne utilisent des photos de mannequins est donc déjà nouveau. Peut-être n’ont-ils pas réalisé que les mannequins minces sont encore plus montrés aujourd’hui que par le passé.

Le coût joue évidemment un rôle dans la décision de passer à plusieurs modèles pour un article. Un shooting avec un seul modèle coûte moins cher qu’un shooting avec plusieurs modèles. Dans le secteur de la mode rapide, la rotation des articles est très rapide. Si vite, en fait, qu’il serait très coûteux de faire photographier chaque article par différents mannequins.

D’autre part, les retours coûtent également beaucoup d’argent aux détaillants. Ils pourraient les éviter en misant sur l’utilisation de mannequins de différentes tailles. Nos recherches montrent que des mannequins à la taille des consommateurs peuvent les aider à faire de meilleurs choix en matière d’ajustement, ce qui pourrait entraîner une diminution des retours ».

Sur base de vos recherches, quels seraient vos conseils aux détaillants?

Zhang : « Il est intéressant d’expérimenter avec les possibilités de l’IA. Cette technologie peut aider à mettre en œuvre des images de vêtements montrés sur des mannequins de différentes tailles. Cela permet d’économiser beaucoup de temps et d’argent sur la photographie individuelle des mannequins.

Si l’utilisation de l’IA en tant que solution est trop coûteuse pour certains détaillants, ils peuvent envisager de montrer davantage de modèles de différentes tailles sur leur boutique en ligne. Il peut s’agir d’une solution intermédiaire, car les consommateurs peuvent déjà voir différents types de corps ».

Eelen : « Nous ne voulons certainement pas non plus inciter les détaillants à passer obligatoirement des mannequins très minces contre des mannequins de taille plus moyenne. Bien que les tailles moyennes soient meilleures pour le bien-être que les modèles minces, cela établirait encore une nouvelle norme. Pour les grands acteurs de l’e-commerce, qui mettent de toute façon beaucoup de nouvelles pièces sur leurs boutiques en ligne, nous recommandons de rechercher des mannequins de tailles différentes à chaque prise de vue. Vous obtiendrez ainsi une plus grande diversité dans la présentation de vos vêtements.

Il est à espérer que, sur base de notre recherche, les détaillants en ligne ne concluront pas non plus qu’ils ne doivent montrer aux consommateurs que des modèles à leur taille. Ou même aller plus loin et ne leur montrer que des articles qui correspondent à leurs goûts. Une personnalisation aussi extrême exposerait beaucoup moins les gens à différents types de corps et de styles. À long terme, cela pourrait avoir pour effet de rendre les gens moins ouverts à la diversité et aux différents styles vestimentaires. Ce qui n’est évidemment pas ce que nous souhaitons accomplir avec notre étude ».

Walmart est un pionnier en matière de présentation de mannequins à la taille des consommateurs. Dans quelle mesure cette approche fonctionne-t-elle ? Nous l’avons mise à l’épreuve.

Lotte Philipsen, journaliste: « Je remplis quelques informations de base sur ma taille et on me montre des mannequins parmi lesquels je peux choisir. Le modèle que je sélectionne s’appelle Rachel et, comme moi, elle a la peau assez pâle, des hanches larges et des jambes pas très longues. La robe verte que je lui fais enfiler est de la même coupe qu’une robe de ma garde-robe. Je compare le tombé de la robe sur son corps et sur le mien : c’est très similaire. Dix robes plus tard, je suis convaincue. Rachel a la même morphologie que moi et me montre parfaitement comment les robes de la boutique en ligne me vont. Par curiosité, bien sûr, je regarde aussi ce que donnerait un modèle plus mince ou plus rond dans ma sélection de robes.

Même si je pense qu’il faut porter ce que l’on veut, sans se soucier de savoir si notre type de corps « convient » au modèle en question, je trouve toujours utile de savoir quelles parties de mon corps sont mises en valeur grâce à Rachel. Ainsi, si je suis à la recherche d’une nouvelle tenue et que je n’ai pas le temps de faire du shopping, je pense qu’il pourrait m’être très utile de voir non seulement un tableau des tailles, mais aussi un exemple visuel de l’apparence d’un mannequin ayant une morphologie similaire à la mienne dans les vêtements d’une boutique en ligne, afin de faire un choix informé – et d’éviter les retours ».

Sunset Dream de Mango: une campagne réalisée avec l’intelligence artificielle.

L’utilisation controversée de mannequins IA

Levi Strauss & Co. a dévoilé l’année dernière sa collaboration avec Lalaland.ai, une entreprise digitale qui crée des mannequins IA. Objectif: remplacer les mannequins humains par des versions artificielles afin de pouvoir agrandir la diversité des corps représentés. Une approche qui leur a valu des critiques virulentes, à commencer par des accusations de pratiques contraires à l’éthique. Parmi les principaux reproches, celui que la généralisation de campagnes similaires pourrait mener à une pénurie de travail pour les mannequins, et plus précisément pour les personnes qui ne correspondent pas aux canons de beauté actuels. Dans un communiqué diffusé en réponse aux critiques, Levi’s avait assuré que son objectif n’était pas de remplacer virtuellement les actions menées actuellement niveau diversité et inclusion, mais bien de proposer « plus rapidement une diversité de visuels » grâce à l’IA, « sans toutefois diminuer la quantité actuelle de shootings photos prévus et de mannequins bookés ». But ultime: « améliorer l’expérience clients », sans toutefois « remplacer les initiatives menées pour plus d’inclusion et de diversité » au sein de l’entreprise.

Plus récemment, Mango a également expérimenté avec l’IA pour la campagne de sa ligne pour ados, Sunset Dream, présentée non pas avec des mannequins qui sortent des normes mais plutôt avec une adolescente (virtuelle) filiforme sur fond d’une (vraie) photo de Marrakech. Objectif: jouer un rôle de pionnier, et appuyer les efforts entrepris par le groupe espagnol pour être à la pointe des nouvelles technologies et de l’innovation. Ce qui n’a pas séduit les critiques, qui ont notamment posé la question suivante: pourquoi donc avoir recours à l’intelligence artificielle pour promouvoir un peu plus encore un idéal de beauté déjà virtuellement impossible à atteindre?

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