Ce que la faillite de Terre Bleue et Gigue dévoile d’un secteur de la mode belge en crise
Après la faillite de Duror Fashion Group, la société mère de Terre Bleue, Zilton et Gigue, la question se pose : pourquoi tant de marques européennes doivent-elles mettre la clé sous la porte ? On a parlé mode belge, crise et durabilité avec Annick Schramme, professeure de gestion de la mode, et à Eva Koninckx, de Flanders DC.
« Il est très regrettable que Duror Fashion Group ait fait faillite », déclare Annick Schramme, professeure affiliée à l’Université d’Anvers et à l’Antwerp Management School. C’est qu’il s’agit d’un groupe de mode belge ayant une longue histoire, et qui avait récemment procédé à des expansions et à certains ajustements, mais en vain. Il faut dire que la concurrence est féroce dans le secteur. Et cette faillite entraîne la perte d’emploi de 150 employés de Duror Fashion Group, une entreprise familiale qui a vu le jour en 1938 et qui, sous la direction de Peter Perquy, en est à sa quatrième génération. La marque de mode Terre Bleue a vu le jour au sein de l’entreprise en 2002 et en 2017 et 2018, Gigue et Zilton ont rejoint le groupe Duror. Trois marques aujourd’hui en liquidation en raison de la faillite de leur société mère.
Duror n’est pas la première entreprise de mode à faire faillite récemment. « Tout le secteur de la mode belge est actuellement en difficulté, des acteurs du luxe aux chaînes de fast fashion », explique Eva Koninckx, coordinatrice mode à Flanders DC, l’organisation qui soutient les créateurs de mode et de design du royaume. La chaîne belge de chaussures Bristol cherche ainsi un acquéreur, tandis que la marque néerlandaise Scotch & Soda a également jeté l’éponge récemment et que la branche belge d’Esprit a fait faillite. Un préoccupant signe avant-coureur pour d’autres marques locales, ou bien faut-il garder espoir tout de même?
Les conséquences du Covid
« McKinsey publie chaque année un rapport, The State of Fashion, dans lequel il analyse le secteur et fait des prédictions et des recommandations. Le rapport 2024 prévoyait une année difficile, où toutes les crises se conjugueraient pour former un terrain stérile. Comme d’habitude, ils ont mis dans le mille », pointe Eva Koninckx. Annick Schramme constate également que les marques de mode doivent actuellement absorber d’énormes chocs, notamment la crise énergétique et l’inflation, pour éviter de sombrer. Il y a donc plusieurs raisons à la faillite de Duror, et elles affectent également d’autres labels: « au cours des prochaines années, le secteur va se transformer, ce qui aura pour conséquence que les marques vont passer par-dessus bord » prédit-elle.
Les marques du segment intermédiaire ont accéléré leur pari sur les ventes en ligne pendant la pandémie, ce qui a permis de compenser certaines pertes. Néanmoins, elles n’ont pas pu rivaliser avec les marques de fast fashion qui ont beaucoup plus d’expérience avec le commerce en ligne.
Pr Annick Schramme
« La pandémie de Covid a sans aucun doute eu un impact majeur sur le secteur de la mode. Pendant la crise, il était déjà clair qu’il y avait des gagnants et des perdants », explique encore l’Anversoise. « On a pu constater que les acteurs du secteur du luxe ont réalisé de gros bénéfices. Est-ce parce que les gens, enfermés chez eux, voulaient se faire dorloter pour compenser la limitation de leur liberté ? En étant également présentes en ligne, les marques de luxe se sont démocratisées, non pas en termes de prix, mais en termes d’accessibilité. Ceux qui avaient un peu d’argent pouvaient commander un article de prestige depuis le confort de leur canapé ».
« Pour le marché intermédiaire, la période a été beaucoup plus difficile. Les marques locales de milieu de gamme, telles que celles de Duror Fashion Group, se situent entre les marques de luxe et les acteurs de la fast fashion. Elles offrent une qualité abordable mais sont plus chères que la mode rapide et ultrarapide. Ces marques ont accéléré leurs paris sur les ventes en ligne pendant la pandémie, ce qui a permis de compenser certaines pertes. Néanmoins, elles n’ont pas pu rivaliser avec les marques de mode rapide qui ont beaucoup plus d’expérience des webshops. Ces dernières années, des acteurs tels que Shein et Temu, qui s’appuient entièrement sur les ventes en ligne, sont également devenus très populaires ici. Grâce à leurs prix bas et à leurs techniques de vente agressives, ils attirent un large groupe de consommateurs », décrypte Annick Schramme. En ligne, les gens sont constamment attirés par la publicité, via différents canaux. Les réseaux sociaux jouent un rôle important à cet égard.
Et de rappeler que « durant la pandémie, le gouvernement a pris de nombreuses mesures pour aider les entreprises. Elles ont permis de maintenir artificiellement l’économie locale en vie, mais ces mesures d’aide ont récemment expiré, laissant les marques voler à nouveau de leurs propres ailes. Sauf que si les banques ne veulent plus leur accorder de prêts, il ne leur reste plus qu’à déposer le bilan. En fait, nous commençons seulement à voir l’impact de la pandémie sur les entreprises. Et je crains que les faillites ne suivent ».
La goutte d’eau (de pluie) en trop
Le temps pluvieux a peut-être été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase chez Duror ? Mode Unie, la fédération des détaillants de mode indépendants, et UNIZO ont fait le point sur les ventes de printemps par le biais d’une enquête auprès de 143 détaillants de mode indépendants. Il en ressort que 97 % des détaillants de mode indépendants ont désigné le temps pluvieux persistant comme responsable des ventes de printemps décevantes. En moyenne, les détaillants de mode indépendants ont ainsi vendu 11,4 % de moins par rapport à la saison printemps-été 2023.
C’est que forcément, lorsque la météo ne coopère pas, cela a un impact direct sur les ventes. Les clients ne veulent pas de manteaux épais lorsque l’hiver est doux, ni de robes estivales lorsque l’été est pluvieux et froid.
Voyager plutôt qu’acheter
Une autre raison de la crise qui frappe le secteur de la mode belge et d’ailleurs est la forte concurrence de différents autres secteurs d’activité. « Par exemple, le rapport sur l’état de la mode a proclamé 2024 comme « l’année du voyage ». Selon les chercheurs, c’est là que les gens dépenseront leur argent. D’après le rapport, les marques pouvaient réagir en se concentrant davantage sur les vêtements de plein air et les vêtements de voyage pratiques, mais cela signifiait aussi qu’il restait moins de budget pour le shopping », explique Eva Koninckx.
« Les expériences deviennent de plus en plus importantes », confirme également Annick Schramme. « Outre les voyages, les gens dépensent aussi leur argent pour des concerts, des sorties au restaurant ou des soins de beauté : autant de concurrents pour le secteur de l’habillement. Nous constatons également que les consommateurs sont beaucoup plus omnivores qu’auparavant et qu’il est devenu normal pour beaucoup d’entre eux de combiner la mode de luxe avec des articles de seconde main. Le client super fidèle est devenu une espèce en voie de disparition ».
Les clients ont commencé à faire leurs achats en tenant davantage compte des prix qu’auparavant, expliquent nos expertes. « Ils s’attendent également à pouvoir acheter les nouvelles tendances immédiatement et les marques de mode rapide répondent à cette demande. Les chaînes de fast fashion peuvent proposer des micro-tendances à bas prix, tandis que les marques du segment intermédiaire travaillent par saisons. Leurs collections sont conçues et commandées longtemps à l’avance », pointe aussi Eva Koninckx.
Quel espoir pour la mode belge?
Autant d’obstacles à surmonter. Les autres marques et entreprises belges survivront-elles ? Nos deux expertes affirment qu’il ne faut pas désespérer. Il existe en effet des marques belges qui se portent bien.
« Il est vrai qu’il y a beaucoup plus de concurrence aujourd’hui, mais nous ne pouvons pas nous contenter de blâmer les marques de fast fashion lorsque les marques moyennes s’eefondrent », estime Eva Koninckx. « En tant qu’entreprise, vous devez également être à l’écoute de vos clients. En échange de leur argent, ces derniers attendent un service personnalisé et convivial. Il y a des marques qui l’ont compris et qui tiennent bon, voire qui réalisent de beaux bénéfices ».
Les deux expertes sont unanimes: deux des défis auxquels sont confrontées les marques de mode belge peuvent également être considérés comme une opportunité de se démarquer : les nouvelles réglementations européennes en matière de durabilité et la numérisation croissante du secteur.
La lente avancée vers plus de durabilité
Le nom Duror vient de Durable comme de l’or. « L’entreprise avait déjà pris de nombreuses mesures en faveur de la durabilité, et en termes d’ADN, elle était également très attachée à une mode intemporelle, de qualité et durable. De ce point de vue également, il est vraiment dommage que ses marques n’aient pas réussi à s’imposer », regrette Eva Koninckx.
« Actuellement, la durabilité est une tendance, mais j’espère qu’elle la transcendera », ajoute le Pr Schramme. « Il y a une prise de conscience croissante et il y a aussi de plus en plus d’options. Les gens se tournent de plus en plus vers les produits d’occasion, il suffit de voir le succès de plateformes en ligne comme Vinted – même si la durabilité n’est pas toujours la motivation principale, c’est plutôt le prix. D’un autre côté, on constate également la popularité des Shein du monde entier. Chaque fois qu’ils ouvrent un pop-up, les gens font la queue. Heureusement, les décideurs politiques se sont réveillés et nous n’avons plus à débattre pour savoir si ce sont les consommateurs ou les entreprises qui doivent s’adapter : rendre le secteur plus durable fera l’objet d’une législation, il faudra donc que cela se produise. C’est un changement de donne très important ».
Selon Koninckx et Schramme, les marques moyen de gamme belges peuvent en profiter. « Elles ne sont certainement pas encore viables à 100 %, mais elles ont déjà un avantage sur les autres acteurs. Je prédis un bel avenir aux marques locales de qualité du segment intermédiaire. Ce sont précisément ces marques qui sont déjà en adéquation avec ce que l’on attend d’elles. Elles sont beaucoup plus proches de leur chaîne d’approvisionnement que les marques mondiales. Les chaînes de fast fashion prétendent travailler sur le développement durable, mais elles sont souvent bloquées en termes de recyclage des matériaux, et leur modèle économique est intrinsèquement non durable. Nous devons nous orienter vers une économie ancrée localement et plus attachée à la qualité. L’allongement de la durée de vie d’un produit est très important en termes de durabilité » déclare Annick Schramme.
En plus de continuer à mettre l’accent sur la qualité, cette durée de vie peut également être prolongée par des interventions d’économie circulaire. Certaines marques belges capitalisent déjà sur ce point en proposant des services de réparation, comme Xandres et e5 mode, ou en intégrant la seconde main dans leurs propres magasins ou boutiques en ligne, comme JBC, Essentiel, Juttu et Bellerose. La plateforme de location Dressr permet quant à elle de louer plusieurs marques belges, dont Gigue et Terre Bleue d’ailleurs.
L’avantage des petites marques du segment moyen est que les personnes à la tête de l’entreprise la dirigent souvent de génération en génération et peuvent s’appuyer sur la stabilité et le savoir-faire. Mais elles doivent aussi se réinventer dans certains domaines, et c’est un défi. S’ils parviennent à relever les défis actuels, tels que les crises économiques et la nouvelle législation européenne, ils sont toutefois plus forts que d’autres segments. Il suffit de penser à une marque comme Xandres, qui a déployé beaucoup d’efforts en matière de durabilité ces dernières années. Cela portera certainement ses fruits à l’avenir.
Même si le chemin qui y mène sera sans doute un peu cahoteux, comme toutes les grandes évolutions. Actuellement, des contrôles sont déjà en cours, notamment de la part du SPF Économie, qui a déjà examiné de plus près certains acteurs belges, mis en garde contre l’utilisation d’allégations de durabilité dans leurs communications. Le contrôle est une bonne chose, mais il serait peut-être plus utile d’utiliser ces ressources pour s’attaquer aux gros poissons.
« En tant que marque, les efforts en matière de développement durable vous permettent de faire la différence », estime toutefois Eva Koninckx. « Cela permet également d’attirer le client conscient. Ce qu’il me semble important de mentionner, c’est que le développement durable doit être la base, et non la seule forme de marketing de votre marque. Votre collection doit également se distinguer des autres marques, il ne suffit pas d’être durable ».
L’intelligence artificielle, amie ou ennemie?
« Dans de nombreux domaines, Temu et Shein ne sont pas de bons exemples. Leur qualité est inférieure à la norme et leur production n’est pas suffisamment contrôlée. Il reste donc à espérer qu’en tant qu’entreprises non européennes, elles seront également concernées par le nouveau règlement. Ce qu’elles font bien, et dont les autres marques peuvent s’inspirer, c’est qu’elles utilisent les données dont elles disposent et la numérisation pour savoir ce que veut le client. Ils commencent par produire un petit lot d’un look et lorsque celui-ci est apprécié, ils en produisent davantage. Leur modèle est intelligent », souligne-t-elle encore.
Et Annick Schramme d’ajouter: « Ne vous lancez pas tête baissée dans l’application de l’IA à tout va, mais n’ayez pas peur non plus de l’utiliser à votre avantage. Dans certains cas, elle peut vraiment être d’une grande aide ». « Vous apprenez à mieux connaître vos clients grâce aux données. L’intelligence artificielle peut être très intéressante pour les marques de mode » reconnaît Eva Koninckx. « Calculer via un modèle d’IA quelles sont les pièces idéales à acheter, quel est le niveau de stock optimal, quand accorder des remises : on peut faire beaucoup de choses avec cela. Il est agréable de voir qu’une marque comme e5 mode, qui a investi dans cette technologie, en profite également. Elle se porte bien en ce moment. En outre, la durabilité et la numérisation peuvent également aller de pair. Elle peut contribuer à la lutte contre le gaspillage, par exemple ».
Une question d’émotions
Mais comment les marques peuvent-elles résoudre le problème du « zapping » des clients, selon nos expertes ? « Les mots clés sont émotion et ADN clair. En tant que marque, il est important de rester fidèle à ses valeurs » estime Annick Schramme. « J’espère que les marques ne baisseront pas leur qualité pour faire face à ces temps difficiles, car cela ne correspond pas à l’ADN d’une marque belge de taille moyenne. Je conseille plutôt à celles-ci de s’attaquer à la transition et de se développer par la suite. À une époque où les défis sont nombreux, il est tout simplement intelligent de se stabiliser. En interne, mettez en place les bons éléments de base et oeuvrez à plus de durabilité. Si votre modèle d’entreprise n’est pas encore aligné sur les réglementations européennes en la matière, vous devrez y consacrer du temps et des ressources. L’idée de collaboration que le groupe Duror avait déjà lancée est positive. Pensez à la possibilité de mettre en commun des ressources ou d’offrir des services partagés ».
« Jusqu’à présent, les marques moyennes belges sont restées assez stables. Il s’agit souvent d’entreprises familiales, comme Duror Fashion Group, qui se développent lentement et ont un public local. Elles réagissent moins aux tendances de la mode et se concentrent sur des styles intemporels et élégants. En s’adressant à un groupe cible spécifique, soit un client un peu plus âgé qui aime être habillé avec style, elles ont pu conserver une position stable pendant longtemps. La popularité de Gigue, l’une des trois marques du groupe Duror qui a continué à bien se porter jusqu’à la fin, le confirme également. Ils avaient un ADN clair et ont pu continuer à séduire leurs clientes fidèles. Il est regrettable qu’ils aient également été touchés par cette faillite » poursuit-elle.
« Il y a eu récemment une tentative de repositionnement de Terre Bleue, dont l’ADN n’était pas tout à fait clair, en lui donnant une nouvelle image. Les investissements n’étaient pas assez avancés pour la sauver. Ce que l’on voulait mettre en place était peut-être un peu trop éloigné de l’ADN originel de la marque… » regrette pour sa part Eva Koninckx.
Clientèle choyée
« Si vous voulez aller de l’avant, en tant que marque, vous devez chercher à vous ancrer encore plus dans la réalité locale. Misez sur la fidélité de vos clients et offrez-leur une expérience d’achat personnalisée et de qualité. Choyez-les dans vos magasins, donnez-leur envie de faire leurs achats chez vous. Établissez une relation avec eux et rendez-les coresponsables de la durabilité. Je pense notamment au service de réparation de Xandres, qui est une initiative très intelligente » épingle Annick Schramme.
« Aujourd’hui, il est essentiel pour une marque d’établir un lien émotionnel avec son client. Votre image de marque, votre communication et la fidélité de votre clientèle sont d’une importance capitale », ajoute Eva Koninckx. « Essentiel et Bellerose, deux marques belges de mode de milieu de gamme financièrement saines, sont de bons exemples à cet égard. Elles sont proches de leurs clients. En outre, en tant que marque, vous devez être flexible et capable de répondre aux tendances, et donc aussi aux nouveaux modèles commerciaux ».
Et Annick Schramme de citer également Essentiel comme exemple d’une marque qui place l’émotion au premier plan et qui maîtrise la flexibilité en termes de tendances. « Il s’agit d’une marque très entrepreneuriale, qui s’adresse également à un public international. Elle joue aussi sur la durabilité, mais plutôt sous un angle économique. Elle dispose de sa propre plateforme de seconde main, Re-Essentiel, où en échange de votre ancienne pièce, vous recevez un bon pour acheter quelque chose dans leur boutique ou sur Re-Essentiel. De cette manière, ils peuvent gagner de l’argent ».
La fin de la mode belge n’est donc pas encore en vue, même si les marques devront nager en eaux troubles. En tant qu’amateurs de mode, comment pouvons-nous apporter notre pierre à l’édifice ? « En achetant local. Si vous pouvez vous le permettre, choisissez des produits belges et durables. Nous avons des talents fantastiques ici en Belgique, dans différentes catégories de prix et de styles, et si nous ne soutenons pas ces talents, ils disparaîtront » met en garde Eva Koninckx.
Lire aussi notre table ronde: La mode belge est-elle durable?
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