Table ronde: la mode belge est-elle durable?

Tessa Borrenberghs, Griet Blondeel et Ségolène Jacmin. © Damon De Backer

La mode durable est à la mode. Et c’est un sujet suffisamment complexe pour le prendre au sérieux. Surtout quand il nous touche de près: que font nos labels belges pour répondre à l’urgence climatique? La création noir-jaune-rouge est-elle verte? Réponses dans cette conversation à trois, en une table ronde engagée mise sur pied par Le Vif Weekend.

S’il est un sujet complexe qui donne du fil à retordre à l’industrie de la mode depuis quelques années, c’est bien la durabilité. Parce qu’ils étaient convaincus de l’urgence climatique ou parce qu’ils étaient poussés dans le dos par les consommateurs militants, les créateurs et les entreprises se sont mis en quête d’alternatives éthiques et écologiques. En versant quelquefois dans le greenwashing. A l’échelle de notre pays, la question se pose également: dans quelle mesure la mode noir-jaune-rouge est-elle durable? Pour engager la conversation, nous avons réuni autour d’une table trois jeunes femmes qui prennent la durabilité très au sérieux:

  • La créatrice Tessa Borrenberghs, à l’engagement radical. En 2020, après s’être formée chez Natan et auprès du label danois de lingerie durable Underprotection, la Limbourgeoise fondait sa marque, qui porte son nom. Sa façon à elle de s’inscrire dans une démarche vertueuse repose sur une garde-robe intemporelle, sans saisonnalité et produite à petite échelle dans son atelier. Tout en veillant à réduire son impact environnemental, à proposer comme consultante son know-how écoresponsable.
  • Griet Blondeel, Sustainability Manager depuis mai dernier chez Claes Retail Group, l’une des plus grandes entreprises de confection en Belgique. Elle y façonne notamment l’avenir durable de JBC.
  • Ségolène Jacmin, en parfaite représentante du duo qu’elle forme avec sa sœur Alexandra à la tête de Façon Jacmin. En 2016, elles fondaient leur label «éco-conscient», où elles mettent l’accent sur le denim, pour la beauté qu’il acquiert en se patinant et pour la possibilité de sa transmission de génération en génération. Elles privilégient le coton bio, le denim produit sans eau et des ateliers basés en Europe.

La durabilité est un terme fourre-tout. Sa définition englobe des thèmes environnementaux et climatiques mais aussi des modes de production éthique et respectueuse. Elle évolue avec les exigences des consommateurs et avec les innovations du secteur. Comment la définissez-vous?

Tessa Borrenberghs: La durabilité implique de réfléchir à toutes les étapes du processus dès le départ. Dès la conception, je garde à l’esprit qu’une pièce doit pouvoir être portée le plus longtemps possible et rester intemporelle. J’adore innover et je suis constamment à la recherche de nouveaux matériaux. A l’avenir, je ne veux travailler qu’avec des tissus naturels, sans plastique. Il y a quelques années, le polyester recyclé était considéré comme le tissu durable de l’avenir, mais il s’avère que ces tissus libèrent beaucoup de micro plastiques. Ce domaine évolue constamment.

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Griet Blondeel: Ann et Bart Claes, nos CEO, ont toujours accordé beaucoup d’importance à la durabilité. Nous avons été le premier grand acteur belge à signer l’accord Bangladesh (voir aussi notre encadré) après l’effondrement du Rana Plaza. Nous avons également déjà à maintes reprises rappelé aux autorités l’importance d’une législation qui rendrait les entreprises responsables de ce qui se passe dans leur chaîne de production. Comparé à Borrenberghs et Façon Jacmin, JBC est un acteur de la fast fashion car nous lançons plusieurs collections par an. Le développement durable prend une forme différente, mais la motivation est la même.

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Ségolène Jacmin: Pour moi, c’est un engagement de la part de la marque et du client à aborder la mode de manière consciente. Façon Jacmin est une marque de slow fashion, nous privilégions la qualité plutôt que la quantité. Nous avons choisi de travailler avec le denim car il s’embellit avec les années. Nos clients admettent souvent espérer pouvoir toujours porter une pièce dans vingt ans.

Une enquête récente de Thomas More montre qu’un tiers des consommateurs n’achètent pas de vêtements durables. 78% d’entre eux estiment que les entreprises ne sont pas assez transparentes et près de la moitié jugent la communication autour de ce sujet peu crédible…

S.J.: Pour le coton bio par exemple, les certificats ne sont pas tous fiables. C’est à nous d’informer suffisamment le client sur les vêtements qu’il souhaite acheter. Les étiquettes nous permettent de donner des informations sur les ateliers où une pièce est fabriquée, sur la composition du tissu… Mais je me demande parfois si c’est vraiment ce que le client recherche…

G.B.: Les gens ne savent plus où donner de la tête. L’expérience sur le terrain nous apprend que les consommateurs apprécient une communication claire. Ils choisissent souvent JBC plutôt que d’autres acteurs parce que nous nous soucions de la durabilité. Mais un fossé persiste entre ce que les gens pensent et ce qu’ils font. Laissez-leur le choix, vous verrez que le portefeuille reste le facteur décisif.

Comment restaurer cette confiance?

T.B.: Ce n’est pas facile. En tant que consultante, j’insiste sur l’importance d’une communication claire et transparente avec les clients. Il ne suffit plus de travailler avec du coton bio. Vous annoncez reverser une partie de vos recettes à une ONG? Il faudra le prouver à vos clients. Il n’existe aucune autre industrie où les clients insistent autant sur la transparence que dans la mode, justement parce que le secteur est problématique.

G.B.: Le coton bio ne suffit plus? Je ne suis pas tout à fait d’accord. Le coton durable est objectivement meilleur que le coton traditionnel. Pour moi, la durabilité réside dans l’amélioration des méthodes conventionnelles. On ne peut pas changer le monde en un jour.

Made in Europe

Cette dernière décennie a été marquée par un glissement de la production de vêtements de l’Asie vers l’Europe, en partie, en raison de catastrophes comme l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh. Le label «Made in Europe» est ainsi devenu un label de qualité presque automatique…

S.J.: A l’époque, j’ai été bouleversée par les documentaires qui ont suivi la catastrophe. Cela nous a beaucoup fait réfléchir lorsque nous avons créé notre entreprise: par où commencer? Nous ne travaillons qu’avec des ateliers en Italie, au Portugal et en Bulgarie pour éviter ce genre de situation. «Made in China» est lourd de sens.

G.B.: En tant que Sustainability Manager, j’ai remarqué une prise de conscience des conditions de travail dans les usines ces dernières années. Ce n’est pas parce que la production a lieu près de chez nous qu’elle est plus équitable. A un moment donné, l’Italie était un pays à risque car de nombreux réfugiés y travaillaient des heures durant pour des salaires bien trop bas.

T.B.: L’ombre de la catastrophe du Rana Plaza plane toujours sur la réputation des usines en Asie. Les images des ateliers clandestins insalubres ont marqué les esprits. On entend rarement parler des progrès. Pour ma marque, et pour l’instant, j’assure toute la production moi-même, mais je recherche des ateliers familiaux en Europe pour externaliser mes collections. Mes critères: énergie verte, salaires équitables, attention portée à la biodiversité, connaissance des tissus durables… Je sais que je ne trouverai sans doute pas un atelier qui remplira toutes ces conditions, mais celui avec lequel je m’associerai doit partager mes ambitions.

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JBC a délocalisé sa production en Asie en 2000, et a ainsi quitté la Belgique. Quel est l’impact des transports sur votre fonctionnement durable?

G.B.: Les consommateurs pensent directement au transport lorsqu’il s’agit de mesurer l’empreinte d’une entreprise, mais pour JBC, ce point représente moins de 10% de la totalité. Nous préférons nous concentrer sur les matériaux, car leur qualité et leur provenance ont un impact sur la biodiversité, les travailleurs, l’eau, etc.

S.J.: Nous avons cessé d’utiliser du denim japonais car les conséquences du transport étaient considérables. Ce n’était pas une décision facile, car le denim japonais est le plus délicat du monde. La seule option d’acheminement réaliste était l’avion, et ce n’était pas responsable de notre part. Par voie maritime, les délais montaient vite à quatre mois, ce qui n’est pas tenable pour notre production.

G.B.: Nous optons autant que possible pour le bateau ou le train, en fonction du lieu de départ. Nous n’utilisons l’avion qu’en dernier recours, quand nous devons revoir nos plans en urgence, par exemple.

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Tessa, quels sont les défis auxquels sont confrontés les labels que vous accompagnez vers plus de durabilité?

T.B.: Le premier est de libérer le budget nécessaire. Le prix des tissus durables est environ 25% plus élevé, ce qui représente un coût important. Si les entreprises ont peur de perdre des clients en augmentant leurs prix, je les aide à réduire le coût final. Cela demande beaucoup de réflexion. De plus, de nombreuses entreprises ont toujours du mal à intégrer le concept de durabilité dans leurs systèmes. Elles ne savent pas comment l’aborder de manière créative. Je les aide à lancer de belles collaborations ou à développer des idées intéressantes, mais la durabilité suscite encore souvent une certaine crainte.

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La Belgique devrait-elle endosser le rôle de pionnière?

T.B.: Nous devrions être des précurseurs, à l’instar du Danemark. La mode belge est connue dans le monde entier: les rappeurs nous applaudissent, la réputation des Six d’Anvers n’est plus à faire et nos académies attirent des étudiants du monde entier. Nous sommes connus pour notre style pur, brut et puissant, et pourtant, nous sommes à la traîne dans le domaine le plus important.

S.J.: J’ai aussi l’impression que les Pays-Bas ont toujours une longueur d’avance sur nous dans ce domaine.

G.B.: Peut-être les acteurs belges sont-ils simplement plus modestes?

Passeport, SVP

L’UE exige du secteur de la mode européen qu’il se durabilise d’ici 2030. L’une des idées avancées est de créer un passeport pour les vêtements, avec les informations concernant leur production dans un format numérique. Votre avis?

T.B.: Je n’y vois pas d’inconvénient. Cela revient à communiquer aux clients les informations dont nous disposons déjà. J’espère simplement que les lois seront suffisamment strictes, car les entreprises n’arrêteront pas de faire du greenwashing et de produire des articles non durables. Un tel passeport représentera peut-être plus de travail pour les grandes entreprises?

G.B.: Honnêtement? Nous attendons cette mesure avec impatience. Je pense que ça va juste prendre un peu de temps (rires). Vous parlez à une convaincue, ce passeport va stimuler la circularité. Rassembler toutes les informations disponibles au sujet d’un produit facilite son traitement par la suite. Nous saurons immédiatement ce qui peut ou non être recyclé.

T.B.: Cela pourrait même être intéressant pour les précommandes. Les clients pourront suivre leurs vêtements comme ils peuvent suivre leurs colis aujourd’hui. Les manches sont là, les boutons sont en route…

S.J.: J’espère que tout se passera correctement et que cela n’engendrera pas à nouveau une certaine méfiance. Mais ça vaut le coup d’essayer.

Lorsqu’on compare vos sites Internet, force est de constater que tous les labels ne communiquent pas de manière aussi transparente sur la provenance des vêtements. JBC fournit des documents sur tous les fournisseurs, alors que vous restez plutôt discrets, Ségolène.

S.J.: Je rêve de pouvoir embaucher un sustainability manager qui, comme Griet, pourrait se consacrer pleinement à cela. Nous n’avons rien à cacher. En fait, nous sommes très fiers de nos collaborations, mais la concurrence est rude. Nous sommes fiers des beaux tissus que nous utilisons. Mais si nous devions énumérer tous nos fournisseurs, nous aurions l’impression de divulguer notre recette secrète. Les clients attendent-ils vraiment ça?

G.B.: Non, mais cela facilite la coopération avec d’autres entreprises. Supposons que vous produisiez dans une usine en Turquie qui a été touchée par le tremblement de terre. En annonçant clairement que vous êtes actifs dans cette usine, vous pourrez plus rapidement créer un réseau pour venir en aide aux victimes sur place.

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Place à la circularité

L’une des solutions pour rendre l’industrie de la mode plus durable serait de miser sur la circularité. Il faudrait alors nous affranchir de la mentalité du jetable qui domine la mode…

S.J.: Nous fabriquons des vêtements qui durent très longtemps, mais il est effectivement important de penser, dès le début de la production, au moment où une pièce sera jetée. Il y a quelque temps, nous avons imaginé une collection à partir de vieilles pièces. Les clients ont été séduits par l’idée. Les marques locales et durables ont gagné en popularité pendant la pandémie. Ce succès pourrait être dû au côté tangible de l’upcycling. Les clients peuvent être sûrs qu’il ne s’agit pas de greenwashing. Nous aimerions développer ce point à plus grande échelle, mais peu d’ateliers sont ouverts à cette technique.

© Damon De Backer

G.B.: Chez JBC, nous collectons des vêtements en collaboration avec Wereld Missie Hulp depuis un certain temps. Nous encourageons nos clients à ne pas jeter les vêtements usagés à la poubelle. Nous organisons également des swap events où nos clients peuvent échanger des vêtements de seconde main, et nous avons l’intention d’accroître notre engagement en faveur de la seconde main à l’avenir. Nous avons aussi fabriqué un nouveau sac à partir de fils recyclés récupérés des textiles que nous avons récupérés.

T.B.: Je travaille actuellement avec des invendus et des matériaux naturels. La quête de l’approche idéale est sans fin. Travailler avec des tissus qui existent déjà semble optimal, mais comment ont-ils été fabriqués? Contiennent-ils des produits chimiques? Je préfère travailler avec des matériaux naturels. Je ne suis qu’une petite entreprise, le traitement de mes déchets n’est pas un problème. Pour les acteurs plus grands, c’est plus compliqué.

S.J.: Je suis choquée quand je vois que certaines entreprises brûlent leurs excédents, ou que d’autres les jettent dans des décharges dans des pays loin d’ici. Il y a de grands acteurs qui surproduisent délibérément car c’est plus intéressant financièrement. Commander en gros coûte moins cher et ils se débarrassent d’une partie des pièces à des prix bradés. Le reste est jeté dans des décharges en Afrique ou au Chili. Je comprends qu’une entreprise fasse attention à ses finances, mais ce genre de comportement est absurde.

G.B.: Heureusement, ce sont des pratiques que nous condamnons chez JBC. En outre, la stratégie de l’UE en matière de mode stipule que tout ce que vous produisez reste votre responsabilité en tant qu’acteur européen. Vous pouvez le vendre, le recycler ou le valoriser. Si une législation venait à voir le jour, brûler ou jeter des vêtements pourrait être pénalisé.

La nécessité de l’éco-conception s’impose également lorsque l’on évoque la circularité. Les designers devront réfléchir plus en amont à l’impact de ce qu’ils conçoivent et à une seconde vie pour leurs produits.

T.B.: Cela rend notre travail encore plus stimulant et créatif. Le rôle du designer gagne en profondeur et sa responsabilité augmente.

G.B.: Ce concept nous parle. Nos designers y font attention et me posent beaucoup de questions. Il s’agit de combiner nos forces. Tous les collaborateurs de l’entreprise doivent y mettre du leur.

La transition n’implique-t-elle pas de réduire la production?

S.J.: Je pense que la surproduction reçoit trop peu d’attention. On parle souvent des conditions de travail et de l’impact des matériaux, mais qu’en est-il de toutes les pièces produites inutilement?

G.B.: Nous allons continuer à proposer plusieurs collections par an, car c’est ce que demandent les consommateurs. Nous recherchons des solutions durables dans d’autres domaines. En ce qui concerne la législation et le devoir de diligence, nous pouvons montrer l’exemple en nous impliquant au maximum. Nous travaillons déjà avec du coton bio, du coton recyclé et du Tencel, mais les innovations majeures dans le domaine des tissus ne sont hélas pas encore assez rentables pour les grandes marques. C’est là que vous, en tant que petits acteurs, allez devoir être les pionniers, afin que nous puissions finalement prendre le train en marche.

Enfin, avez-vous des conseils à donner à celles et ceux qui veulent acheter et porter de la mode durable?

S.J.: N’achetez rien! Sauf Façon Jacmin (rires). Ne pas consommer n’est pas une obligation, mais il convient de réfléchir plus consciemment avant d’acheter. En avez-vous vraiment besoin? Ne laissez toutefois pas la culpabilité vous paralyser non plus. Chaque petit geste compte.

T.B.: Restez curieux, posez des questions, optez pour la qualité et choisissez des pièces qui vous conviennent vraiment. Je me pose toujours la même question: est-ce que cela sera encore dans ma garde-robe dans trente ans?

G.B.: Ne vous découragez pas. L’industrie y met du sien, et même si c’est parfois lent, nous avançons dans la bonne direction. Avec la législation, tout deviendra plus clair pour les producteurs et le choix des consommateurs sera également plus facile. Ayez foi en la mode belge.

L’accord Bangladesh

L’accord Bangladesh a été créé après l’effondrement dramatique du Rana Plaza en 2013, qui a fait plus de mille morts. Avec cet accord, les grandes marques de vêtements s’engagent à ne traiter qu’avec des usines qui travaillent activement à la sécurité des travailleurs. Les marques signataires sont notamment tenues de faire inspecter leurs fournisseurs.

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