Manteaux gris, tétons en pagaille et retour à l’art de faire des vêtements: ce que l’on retient de Paris et Milan
Les Fashion Weeks milanaise et parisienne sont venues clore un mois intense de défilés. Les propositions stylistiques s’accordent à l’air du temps. Et dans la garde-robe de la femme moderne, le classicisme revisité n’interdit pas la nudité. L’hiver 23 sera élégant.
Quand vient le temps de l’expectative face à l’avenir tremblotant pour cause de récession, d’escalade guerrière, d’exigences durables, d’e-commerce en piteux état faute d’avoir grossi comme la grenouille de La Fontaine pendant les confinements planétaires, la prudence est de mise. Elle rime désormais avec élégance. Et l’élégance, c’est du boulot.
S’il s’agit également d’une attitude, elle n’est pourtant rien sans la rencontre d’un corps et d’une belle matière bien coupée et cousue pour composer un vêtement qui épouse la silhouette et bouge parfaitement. C’est ici qu’entre en jeu le savoir-faire, le rendez-vous de l’artisanat et de l’innovation, la reconnaissance de ce qui se fit par le passé et l’hommage rendu aux pères et mères spirituels. Toute chose qui solidifie le présent face à ce futur incertain.
«Uniformes de beauté»
A Milan, les propositions stylistiques se condensent en une garde-robe qui «consiste à trouver la beauté partout». C’est ce que revendique Miuccia Prada, précisant sa vision: «Il y a dans la mode l’idée que seul le glamour importe. Je déteste ça, je m’y suis toujours opposée.» Ses tenues inspirées par les uniformes des infirmières («l’acte de prendre soin des autres est une belle chose») ont des allures d’«uniformes de beauté». La créatrice donne ainsi le la, tandis que Fendi, Tod’s, Ferragamo et Max Mara lui emboîtent le pas – l’industrie de la mode italienne entend faire savoir son savoir-faire, et c’est tant mieux.
En chef de file de cet exercice exigeant, Matthieu Blazy chez Bottega Veneta poursuit ses expérimentations textiles proches de la prouesse, où ce que l’on voit n’est pas ce que l’on croit. Avec une infinie subtilité, il a le don de faire passer le cuir pour un jeans cinq poches, une paire de chaussettes-bottes tricotées ou un manteau à effet tweed, comme c’est bluffant et comme c’est beau.
A Paris aussi, les créateurs entendent se concentrer sur l’essentiel en révisant leur classiques. A l’image de Dries Van Noten, en magicien du style et de l’art sartorial, qui dit «le plaisir des tissus et la vie qu’ils prennent au fil des ans ; chéris, utilisés, réparés et remis au goût du jour». A l’image de Nadège Vanhee-Cybulski qui définit ses silhouettes monochromes dans les tons de l’hiver, rouge rutilant, brun, jaune, dans des cuirs, soies et laines qui portent en eux la promesse de caresses.
Aller à l’essentiel
D’autres s’engagent dans la voie de l’essentiel en revisitant les racines élégantes de leurs prédécesseurs. Chez Dior, Maria Grazia Chiuri remonte jusqu’aux années 50 de la maison, l’occasion de mettre sur un piédestal la sœur de monsieur Dior en rappelant que la première robe qu’il créa, ce fut pour elle, Catherine, résistante et plus tard fleuriste ; l’occasion de nourrir le discours féministe qu’elle porte depuis ses débuts en 2017 ; l’occasion de traduire cela en jupes corolle, pied-de-poule, tartan et jeans follement portables. Chez Ann Demeulemeester, pour sa première collection, le trentenaire Ludovic de Saint Sernin met en scène sur un long catwalk de 71 mètres quelques silhouettes emblématiques et très officiellement inspirées des archives de la créatrice belge partie pour d’autres aventures il y a dix ans déjà ; il prouve ainsi son respect, endosse à sa façon très sensuelle la poésie maison et fait la promesse de «continuer là où Ann s’est arrêtée». Chez Balmain, Olivier Rousteing, enfant de la pop culture, rend hommage au père fondateur et à son «New French Style», rappelle qu’il est «un obsédé de l’histoire de la maison» et qu’il n’est pas uniquement «un compte Instagram».
Certains hélas n’ont pas cette intelligente prétention, tel le jeune Anglo-Américain Harris Reed (26 ans), à la tête de Nina Ricci depuis septembre 2022, qui verse dans le guignol faussement inclusif, ou le duo français Coperni qui tente de réitérer le coup médiatique de la saison dernière (qui fit bugger Internet grâce à Bella Hadid sprayée de mousse) avec une scène ennuyeuse à périr où un robot-chien habituellement utilisé sur les terrains de guerre arrache d’un coup de gueule la cape du mannequin Rianne Van Rompaey et dévoile une robe qui n’en a que le nom.
Chérir un héritage
Fort heureusement, d’autres voix, venues d’outre-tombe, rééquilibrent le propos. Au féminin, celle de Dame Vivienne Westwood (1941-2022), par l’entremise de son partner in crime Andreas Kronthaler qui fait défiler tous les canons de la créatrice, à jamais punk et militante, et sa petite-fille Cora Corré qui se répétait sans aucun doute ce mantra-héritage: «Your strides only fierceness and grace through everything». Au masculin, celle de Paco Rabanne (1934-2023), convoquée par le directeur artistique de la maison, Julien Dossena, qui n’a cependant jamais rencontré ce maître du «vêtement anti-mode» parti au paradis des couturiers le 3 février dernier. Il connaît par cœur la chanson maison pour y être depuis dix ans, envoie sur le podium des robes tableaux signées Dalí et pour clore le défilé six cottes de maille exhumées des archives qui n’ont pas pris une ride et une bande-son datée de 1968 où Paco Rabanne constate, visionnaire: «Les femmes sont devenues des guerrières, je les habille donc avec des armures pour gagner leur indépendance vis-à-vis des hommes. C’est le reflet de notre époque.»
Rick Owens, lui aussi, habille les femmes guerrières, dans un monde en guerre. Voilà pourquoi le créateur américain ne veut pas faire dans la demi-mesure et se concentre sur l’excellence. Dans une mise en scène brutaliste qui ne laisse pas de marbre, jamais, ses créatures hiératiques marchent comme on psalmodie dans un vestiaire confondant de technicité, d’inventivité et d’étrangeté, de celles qui entrent dans l’histoire. Tandis que Nicolas di Felice, chez Courrèges, se fait le témoin de notre ère, qui veut que l’on avance désormais dans le brouillard, les yeux rivés à nos écrans, le dos légèrement voûté. De sorte que, dans un geste novateur, le créateur belge signe une garde-robe moderne et irrémédiablement désirable qui recèle un art du tailoring et une ligne des épaules pensés pour accompagner le mouvement.
Stop à la surenchère
Pour parvenir à faire entendre sa voix, avec le plus de justesse possible, il importe de cesser la surenchère, surtout quand elle est virale. Se taire, travailler. Revenir au vêtement et à l’art qui consiste à en créer. Demna, pour Balenciaga, l’a parfaitement compris, il est loin d’être idiot. Après le bad buzz de la fin de l’année dernière pour cause de campagnes pub controversées, le créateur géorgien, formé à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, le répète, c’est écrit noir sur blanc: «La mode est devenue un divertissement, qui fait de l’ombre à son essence. Laquelle repose dans les formes, les volumes, les silhouettes, dans la manière dont nous inventons une relation entre le corps et la matière, dont nous dessinons une ligne d’épaule, dont les vêtements ont la puissance de nous changer (…) C’est pourquoi la mode pour moi ne peut plus être vue comme un divertissement mais plutôt comme l’art de faire des vêtements.» Ainsi soit-elle.
Décor onirique
Au Jardin des Tuileries, les 1 600 invités de Dior plongent dans un univers onirique et féminin, pour féministe. A l’invitation de Maria Grazia Chiuri, l’artiste portugaise Joana Vasconcelos y a installé sa Valkyrie Miss Dior en majesté: «J’ai été inspirée par Catherine Dior et par les fleurs, ou plutôt l’idée d’une abstraction de fleurs, on ne sait pas au juste ce que c’est… Mais cela entre en interaction avec le public et les mannequins qui y déambulent.» Quand on zoome sur cette œuvre, on découvre que tout y est matière et savoir-faire ancestral – le fruit d’un labeur de six mois qui patchworke la broderie, le crochet, le tricot, dans un joyeux foisonnement. Car l’artiste s’est faite le héraut des travaux de dames si longtemps déconsidérés, sa pratique artistique est politique.
Free the nipples
Il semble que Meta, la mère de Facebook et Instagram, va changer sous peu sa «politique du téton». Jusqu’ici les images des poitrines nues des femmes y sont considérées comme sexuellement offensantes alors que celles des hommes s’y étalent sans vergogne. Mais le hashtag #freetheniple a fait de la résistance, et la mode lui a emboîté le pas. Peu importe les frimas de l’hiver, on n’a donc jamais vu autant de seins et de tétons à découvert sur les catwalks. Frileuses s’abstenir.
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«For Better or For Worse»
Dans une mise en abyme qui touche à l’intime, le duo Ester Manas, formé par Ester Manas et Balthazar Delepierre, entrelace la fiction et la réalité. Ils se marient cet été, n’est-ce pas la plus romantique de toutes les sources d’inspiration pour leur collection hiver 23?
Dans l’église américaine, au pied du grand orgue fleuri de blanc, et dans une grande envolée lyrique, joyeuse et ludique, ils parent la noce de dentelles majoritairement recyclées, de tulle et de maille bord-côte fusionnés, de traînes comme des rideaux à l’italienne, de volants néo-flamenco qui épousent les mouvements, d’asymétries et de découpes qui bousculent les convenances. Pour la première fois chez Ester Manas, le corps n’est pas le sujet. Parce que, d’évidence, à un mariage, ils sont tous invités. Et tous à la fête. C’est là qu’est la prise de position de ce duo qui trace sa route, avec courage et détermination. Pour le meilleur et le meilleur.
Lire aussi : La révolution Ester Manas
Le manteau gris
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Marie Adam Leenaerdt
Dans cette surabondance, il n’est pas simple de faire entendre sa voix. Marie Adam Leenaerdt ose cependant dire ce qu’elle a à dire. En un premier galop d’essai, dans un salon du Crowne Plaza comme déserté par quelques conférenciers pressés, le jour de ses 27 ans, elle a posé les bases de son vocabulaire et de sa garde-robe qu’elle désire intemporelle. Fraîchement diplômée de La Cambre Mode(s), elle est de cette école, de ce terroir, de cette Belgique qui préfère les approches conceptuelles.
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