« Il est possible d’avoir une voix unique »: Rencontre avec Glenn Martens et Pierre Debusschere

Pierre Debusschere © 254Forest
Anne-Françoise Moyson

L’un est créateur de mode, l’autre artiste visuel, les deux sont belges. Pour avoir fait les 400 coups ensemble, Glenn Martens et Pierre Debusschere se connaissent bien et s’admirent mutuellement. En octobre prochain, ils seront présidents de jury au Festival international de mode, de photographie et d’accessoires à Hyères. L’occasion de les réunir via Zoom et de dresser avec eux un état de la mode et de la jeune création. Conversation.

Ça se passe un 21 juillet, une rencontre au sommet de deux grands de la mode, label noir jaune rouge. L’un est à Milan, l’autre à Paris, ils se parlent par écrans interposés, ce qui n’empêche ni la connivence ni les rires. Ils vivent au rythme d’une industrie qui ne s’arrête pratiquement pas et enchaîne les Fashion Weeks, les défilés, les collections et les pré-collections.

Ceci explique en partie pourquoi ils ont carrément oublié qu’en Belgique, c’est jour de fête nationale, que les troupes défilent devant le roi Philippe et que les chasseurs F16 survolent le ciel de Bruxelles, destination la Place des Palais. Vu de loin, ce pays est si petit mais ses racines profondes pourtant.

‘J’ai appris à être radical: quand on a une idée, il faut y aller à fond. Et croire en soi. ‘ Pierre Debusschere

On les a réunis virtuellement, parce qu’ils sont chacun président de jury du 37e Festival international de mode, de photographie et d’accessoires à Hyères, que les habitués appellent plus intimement «Hyères» et qui aura lieu du 13 au 16 octobre prochain. Très logiquement, Glenn Martens pour la mode et Pierre Debusschere pour la photo, rapport à leurs compétences, à leurs savoir-faire, à leur métier, à la façon dont ils marquent de leur empreinte contemporaine ces deux domaines. «Hyères et moi, c’est une longue histoire», disent-ils en chœur.

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Etudiants, ils ont fréquenté le festival, vécu de près les émois de ceux et de celles qui y concouraient puis ils y sont revenus, sur l’invitation toujours généreuse du fondateur Jean-Pierre Blanc, c’est devenu une famille. Pour cette édition, ils sont passés de l’autre côté de la barrière puisqu’il leur faudra désigner des lauréats parmi une sélection de deux fois dix candidats venus du monde entier. Pour faire le job, ils ont rassemblé autour d’eux un jury de professionnels, qui ont aussi le mérite de faire partie de leur cercle intime – l’amitié est si précieuse à leurs yeux.

Que demandez-vous à des jeunes créateurs en général et aux finalistes de Hyères en particulier?

Glenn Martens: I want to be surprised! Et je cherche l’intégrité dans le travail. Très naturellement, quand j’ai sélectionné les dix finalistes, j’ai été attentif à ce qu’il y ait de la diversité, que tout et tous soient représentés dans le monde de la mode. Pour le reste, ce jury, c’est une démocratie, on sera onze à décider! Et à la fin, the best wins!

Pierre Debusschere: Pour moi, l’essentiel est que les jeunes créateurs soient extrêmement personnels dans leur boulot. J’attache de l’importance à une voix singulière et à la diversité dans les propositions. Comme Hyères est aussi un festival de mode, j’avais envie de sélectionner ceux qui font de la photo de mode, mais on n’a pas vraiment eu ce genre de dossiers… Alors je suis parti sur l’idée de la représentation du corps. Tout cela avec un œil et une qualité photographique. Comme le dit Glenn, nous sommes épaulés par un jury, avec d’autres avis et d’autres points de vue sur les travaux ; parfois les uns adorent et les autres pas mais la discussion est toujours intéressante.

G.M.: C’est vrai qu’on a la chance d’avoir des jurys sublimes, très professionnels. Et on voit très vite quand il y a un potentiel, c’est clair. J’estime qu’il importe de représenter l’éventail de la mode. J’aime donc l’idée d’avoir un ensemble, avec des projets plus conceptuels, d’autres plus esthétiques, plus crafty ou couture, les uns pour l’Homme, les autres pour la Femme… Ce qui est cool avec la mode, c’est que c’est très divers dans la manière de s’exprimer et de créer des collections. Par contre, ce serait un peu nul de choisir des candidats qui me ressemblent… En termes de diversité, de goûts et de couleurs, ils ont tous leur place.

Glenn Martens
Glenn Martens © Arnaud Lajeunie

Mais dans ce monde saturé d’images, parviennent-ils à se démarquer?

G.M.: Il me semble que c’est plus compliqué qu’avant, quand nous sommes sortis de l’école. Aujourd’hui, trouver son identité, une voix unique, c’est difficile. Mais ils y arrivent cependant et quand ils y parviennent, ils le font très bien.

P.D.: Je ne suis pas pessimiste même si, à cause des réseaux sociaux, c’est effectivement compliqué. C’est pour ça que, dans la sélection du Festival, on a décidé de se concentrer sur quelque chose de plus vrai. Je constate un retour au print hyper intéressant. C’est une façon pour les jeunes photographes de se battre et de se démarquer par rapport au digital… Beaucoup font de vrais tirages, travaillent en argentique et même en sténopé. Ils ont le respect du medium. C’est flagrant et impressionnant. Et c’est beau.

G.M.: En mode, je constate aussi une volonté d’un retour à l’artisanat, au geste, à la main, au travail lent. Chaque créateur, parmi les cinquante que nous avions sélectionnés en amont, a un engagement social ou durable. En 2022, l’important est d’essayer de construire un monde meilleur dans la créativité. Ils ont cette volonté-là et c’est beau à voir. Quand on adore la mode, que l’on est obsédé par elle, on est conscient que l’on ne peut pas continuer à la faire comme on la faisait d’antan. Mais chacun à sa manière. Chez Diesel, la première chose que j’ai faite, c’est un Manifesto sur la durabilité: tout ce qui y est fondamental, tous les basiques doivent être «as green as possible». Quand on a un chiffre d’affaires dans le denim de 1,5 billion, you can’t continue as it was before. J’adore que les jeunes créateurs et les étudiants d’aujourd’hui soient imprégnés par ce modèle de pensée.

‘ Quand on adore la mode, on est conscient que l’on ne peut pas continuer à la faire comme on la faisait d’antan. ‘ Glenn Martens

Dans votre parcours personnel, avez-vous eu un mentor?

G.M.: Bruno Pieters. Entre lui et moi, c’est une longue histoire d’amitié. J’ai dessiné les deux premières collections de Honest by. C’était la première marque de luxe entièrement certifiée, avec une vraie politique de transparence. Pour chaque pièce, on avait constitué un dossier, tout y était détaillé, le prix du moindre bouton, même le coût du développement. C’était il y a douze ans, on était beaucoup trop tôt, personne n’en avait rien à foutre. C’est grâce à cette expérience-là que depuis, j’essaie que les marques pour lesquelles je travaille soient «evergreen». Chez Y/Project, tout est certifié GOTS.

P.D.: Je n’ai pas vraiment de mentor. Parce que je n’ai pas vraiment eu de référents visuels et que mes inspirations sont plutôt musicales. Cela dit, je pourrais citer Raf Simons, qui m’a proposé la direction artistique au niveau de l’image, c’était assez fou et super de sa part de me laisser autant d’espace et de liberté. A ses côtés, j’ai appris à être radical: quand on a une idée, il faut y aller à fond. Et croire en soi. Bien sûr, dans une industrie comme la mode, il faut parfois faire des concessions mais il est cependant possible d’avoir une voix unique et, avec l’équipe avec qui on travaille, porter ensemble un message et le pousser jusqu’au bout.

La radicalité, est-ce aussi l’un de vos critères?

G.M.: Cela ne doit pas toujours être radical pour moi, pour autant que ce soit honnête. Oui, honnête, c’est le bon mot. Et s’il y a des références, il faut les réinterpréter, ne pas être une copie conforme.

Mais n’est-ce pas normal que les jeunes générations se trouvent des références?

P.D.: Oui, c’est en regardant et en aimant que l’on peut trouver sa voix. Dans les écoles, où il y a beaucoup d’images et des référents, les jeunes copient parfois, c’est presque logique… De toute façon, on le voit dans la mode, cela devient un langage aussi, et quand cela devient personnel, c’est bien. Malgré tout, c’est difficile de se battre contre ça… D’ailleurs, Glenn, tu es copié tout le temps…

G.M.: Au début cela m’énervait qu’on me copie mais c’est aussi la preuve que l’on marque notre temps. Et puis il y a copie et copie! On a vu des créateurs copier de A à Z l’identité de Martin Margiela, par exemple. Mais Margiela, c’est presque une école ; et je suis l’un de ceux qui en sont issus, dans la manière de conceptualiser le vêtement notamment. Est-ce que je copie Margiela pour autant? Non, pas du tout…

P.D.: Il s’agit véritablement d’une école. Chez Bottega Veneta, dans l’équipe de Matthieu Blazy, on a tous cette manière de penser, cette perspective apprise grâce au travail de Margiela. Il a ouvert des portes. Alors, c’est vrai, certains le font plus littéralement que d’autres. Chez Glenn, je trouve de l’honnêteté et de l’intégrité. Il y a un vrai travail sur le vêtement, pas juste un logo sur un tee-shirt. En plus d’avoir une voix unique, il y a chez lui un rapport à la culture et un vrai sens de la mode dans la rue − sa mode est vivante.

G.M.: On a ça tous les deux, ce désir d’aller voir ce qui se passe dans la rue, on adore le refléter d’une manière conceptuelle.

Quel conseil donneriez-vous à un.e jeune qui débute?

G.M.: Il faut être persévérant. Et radical. Il faut travailler, beaucoup, avoir des contacts, des connexions et un peu de chance, c’est un mélange de tout cela. Mes grands-parents sont militaires, cela m’a façonné. J’avais idéalisé la mode mais en même temps, c’était très organisé dans mon esprit et j’ai fait ce que j’avais en tête. Est-ce parce que je suis un taureau? En tout cas, je suis assez obsessionnel. A part ça, il y a eu des hauts et des bas. Quand je suis arrivé à Paris, je vivais dans un 11 m2, mon lit touchait le frigo, j’y suis resté pendant quatre ans… C’est un long chemin pour arriver où l’on est aujourd’hui mais c’est extrêmement excitant. C’est un secteur tellement vivant et coloré même si ce n’est pas toujours rose, il est bon de le rappeler. Je m’avance peut-être mais Pierre, tu as eu cette chance d’être projeté tout de suite dans la lumière, en sortant de l’école. Et avec raison, tu es un génie, ton travail a toujours été sublime. Mais quand on est créateur de mode, il y a de nombreuses étapes à franchir, c’est un business qu’il faut apprendre – les tissus, le patronage, la production, le marketing… Le chemin est plus lent et sans doute plus compliqué. On peut devenir un bon designer seulement quand on en connaît les différentes étapes.

P.D.: Dans nos métiers, on apprend tous les jours, c’est ça qui est fou. On avance, on rencontre des gens… Et on ne fait pas ce boulot seul. J’ai toujours mis mon équipe en avant, c’est important.

G.M.: Et cela me semble normal. Chez Diesel, au quartier général, on est 900, cela en fait du monde mais cela reflète bien la réalité: on ne travaille jamais tout seul, on travaille ensemble!

Pour être reconnu, faut-il quitter la Belgique?

En chœur: Non, tout est mondial dorénavant. Cette conversation en est la preuve: on est tous les trois dans des endroits différents de la planète…

G.M.: Par contre, il est important de s’ouvrir au monde. Il y a tant à voir et à découvrir… A l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, on prend moins le temps d’approfondir les choses mais le côté positif, c’est qu’on peut voyager en deux secondes.

P.D.: Le monde est à la fois vaste et petit… La première personne que j’ai croisée la dernière fois que je suis venu à Paris, c’était Glenn.

En quoi êtes-vous fidèle à vous-même?

G.M.: J’essaie toujours de me surprendre moi-même à chaque défilé, à chaque collection. J’essaie d’être «unbalanced». Sinon, je me fais chier.

P.D.: En continuant à apprendre, à découvrir les gens et à écouter ce qu’ils ont à dire.

Quel est le meilleur conseil que l’on vous ait prodigué?

G.M.: «Just go for it.» C’est-à-dire écouter ce que les gens vous disent et, à d’autres moments, ne pas les écouter, apprendre à trouver la balance.

P.D.: Celui que Raf Simons m’a donné: «Trust your guts» (NDLR: fiez-vous à vos tripes).

EN BREF Glenn Martens

Né à Bruges en 1983, il a été formé à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, promotion 2008. Il est ensuite passé par Jean Paul Gaultier et Honest by.

Il a lancé sa marque à son nom avant de se consacrer à Y/Project, dont il est le créateur à part entière depuis 2013.

En 2022, il est devenu directeur artistique de Diesel.

EN BREF Pierre Debusschere

Né à Courtrai, en 1984, ce photographe et artiste visuel a été formé à l’Ecole de Recherche Graphique, à Bruxelles. Très vite, il emprunte les chemins de traverse, fonde 254Forest, un studio créatif qui embrasse d’autres champs.

Il collabore notamment avec Beyonce, Alicia Keys, Vogue Italia, Dazed & Confused, AnOther Magazine, Dior, Chanel, Nike, Comme des Garçons et Raf Simons.

Il est aujourd’hui directeur de l’image et de la musique pour Bottega Veneta, un poste cousu sur mesure pour lui, désormais chargé de créer l’environnement sonore et visuel d’une vénérable maison confiée au créateur Matthieu Blazy.

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