La mode comme invitation au voyage

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Autrefois, le luxe consistait à déployer un maximum de mètres de tissus précieux pour réaliser de somptueux vêtements. Aujourd’hui, il se mesure en kilomètres, parcourus ou pas. Le chic ultime : voyager et faire voyager.

Il suffit de jeter un oeil aux calendriers des défilés de prêt-à-porter pour comprendre que la mondialisation est devenue un véritable prétexte créatif. Depuis quelques saisons, les grandes maisons, fortes de leur place privilégiée sur les podiums à Paris ou Milan, prennent un malin plaisir à embarquer la presse, leurs clients, les acheteurs et quelques VIP, pour des expériences totales à l’autre bout de la planète.

Défilé Chanel à La Havane
Défilé Chanel à La Havane© Chanel

Une ambition économique ciblée : quand, en mai dernier, Chanel défilait à La Havane pour sa collection Croisière, c’était forcément avec l’idée en tête que Cuba, seconde plus grande île des Caraïbes, s’orientant vers une ouverture commerciale, devenait aussi un nouvel eldorado.

Des chemises anciennes brodées évoquant des destinations lointaines, mais revendiquées comme les Saint-Trop' de demain. Telle est l'idée derrière la marque Kilometre.
Des chemises anciennes brodées évoquant des destinations lointaines, mais revendiquées comme les Saint-Trop’ de demain. Telle est l’idée derrière la marque Kilometre.© HUGO MAPELLI

Même chose avec Gucci quelques jours plus tard, qui faisait parader sa collection Cruise dans l’abbaye de Westminster, à Londres, alors même que l’avènement de son directeur artistique, Alessandro Michele, a augmenté les résultats de la boutique de Bond Street de 300 % en un an.

 » C’est franchement incroyable « , s’enthousiasmait à la sortie du show François-Henri Pinault, président du groupe Kering. Le propriétaire de la griffe confirmait par là  » l’excitation exceptionnelle autour de la marque  » qui était en déclin, il y a deux ans de cela. Et autant dire que si les lignes Croisière prennent le temps de s’exporter et sont si chouchoutées, ce n’est pas pour rien : adaptées à la météo de la plupart des fuseaux horaires, elles sortent en novembre dans les boutiques et y restent jusque mai, ce qui en fait les collections les plus longtemps en magasins mais également les plus fructueuses. Entre 60 % et 80 % des ventes de la saison en prêt-à-porter.

Mais derrière ces événements orchestrés en dehors des capitales mondiales de la mode et des calendriers officiels, il y a par ailleurs l’ambition de repositionner les maisons dans des imaginaires forts. C’est le rêve absolu, le luxe ultime, une chasse aux clichés qui font waouh et une course évidente au  » toujours plus « . Depuis 2010, Chanel a ainsi fait défiler ses collections Croisière à Saint-Tropez, à l’hôtel Cap Eden Roc à Antibes, au Château de Versailles, à Singapour, à Dubai, à Séoul et à La Havane donc, et ses Métiers d’art à Dallas, Edimbourg, Salzbourg ou encore Rome. Cela dit, la marque, après avoir officié au Ritz, à Paris, pour les Métiers d’art en décembre dernier, vient d’annoncer qu’elle serait à Paris pour la prochaine Croisière. Comme un retour aux sources après l’escalade.

Ces dernières années, Dior a de son côté emmené son petit monde à Shanghai, New York, Monaco, dans le palais futuriste de Pierre Cardin à Théoule-sur-Mer ou encore, dernier en date, dans un château du XVIIIe au nord-ouest de Londres, à Blenheim, poussant le luxe jusqu’à organiser le voyage à bord du Dior Express, un train très haut de gamme à l’ancienne. Une expérience totale menée en parallèle de l’ouverture d’un nouveau Q.G. sur New Bond Street. De l’art de combiner spots glamour et lieux de croissance.

Tant à travers ses défilés - ici dans la baie de Rio de Janeiro - que dans ses City Guides, Carnets de Voyage ou Fashion Eye, Louis Vuitton érige l'ailleurs comme must absolu.
Tant à travers ses défilés – ici dans la baie de Rio de Janeiro – que dans ses City Guides, Carnets de Voyage ou Fashion Eye, Louis Vuitton érige l’ailleurs comme must absolu. © GRÉGOIRE VIEILLE

De son côté, Louis Vuitton, enfin, s’en est allé de la place du palais à Monaco au musée d’art contemporain de Niterói, dessiné par Oscar Niemeyer dans la baie de Rio de Janeiro, en passant par la résidence de Bob et Dolores Hope à Palm Springs. Et la maison annonce déjà que ses tops arpenteront le catwalk au Japon, le 17 mai prochain. Ville et lieu encore inconnus. On fait mousser ces shows démesurés bien plus encore que les ritournelles parisiennes qui se noient dans le flot des très nombreuses présentations.

Foulards d’évasion

Depuis longtemps, Hermès surfe sur l'imaginaire du voyage, notamment à travers ses foulards en soie.
Depuis longtemps, Hermès surfe sur l’imaginaire du voyage, notamment à travers ses foulards en soie.© SDP

Il ne s’agit donc plus seulement de s’inspirer de l’ailleurs mais de l’ériger en must absolu. Une maison comme Hermès joue déjà depuis belle lurette sur cet imaginaire du voyage. Quand on cultive ses racines de sellier, autant dire que l’art de vagabonder fait même office d’ADN. Les seuls foulards en soie de la maison suffisent à illustrer cette veine globe-trotteuse. Ils s’appellent Flânerie à Versailles, Aloha, Chemins de corail, Le jardin de la Maharani, Au bout du monde, Balade en berline ou encore Chasse en Inde. Véritables cartes postales, inventées ou réalistes, cultivant un art de vivre de l’exception. Un esprit qu’on retrouve chez Louis Vuitton, notamment à travers ses City Guides, version premium du bon vieux guide touristique, ses Carnets de Voyage qui déclinent une ville ou un pays à travers le pinceau d’un artiste, et ses récents livres Fashion Eye qui captent des contrées dans l’objectif de grands photographes : Miami par Guy Bourdin, Paris par Jeanloup Sieff, l’Inde par Henry Clarke…

Depuis longtemps, Hermès surfe sur l'imaginaire du voyage, notamment à travers ses foulards en soie.
Depuis longtemps, Hermès surfe sur l’imaginaire du voyage, notamment à travers ses foulards en soie.© SDP
La mode comme invitation au voyage
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C’est avec des foulards, encore, que le jeune label français Bonhomme propose de prendre le large. Clémence Bisson, sourceuse matières dans le prêt-à-porter, et Pierre Brissonnet, graphiste, découvrent il y a six ans des cartes d’aviateur en tissu dans un surplus de l’armée. Tombés en amour pour l’objet, ils se mettent à fureter dans des conventions militaires pour en dénicher et finissent par accumuler un stock de six cents foulards.  »

Des cartes d'aviateurs à nouer autour du cou, signées Bonhomme.
Des cartes d’aviateurs à nouer autour du cou, signées Bonhomme.© sdp

A l’origine, ces derniers ont été créés par une cellule des services secrets anglais, baptisée le MI-9, pour aider les futurs prisonniers de guerre à s’évader, explique Pierre Brissonnet. Ils avaient aussi imaginé des boutons-boussoles. Ces cartes imprimées sur de la soie se dissimulaient plus facilement que du papier, et ne se déchiraient pas. Mais avec la Seconde Guerre mondiale, ils ont très vite manqué de matière première et ont fini par créer ces instruments d’évasion en rayonne.  »

C’est de cette période de la Guerre Froide que datent les foulards du duo de Bonhomme, lancé en 2015, qui les détourne en gavroche à nouer autour du cou. Ils ourlent les bords à plat, apposent une étiquette et les glissent dans un packaging contemporain. Rien d’autre, pour conserver leur beauté première.  » Ces documents sont fascinants. C’est beau, graphique, synthétique. Mais ces territoires, noués autour du cou, deviennent abstraits. « L’esprit n’a plus qu’à se balader entre Tunis, Marseille, Bucarest, Leningrad ou Ankara.

La mode comme invitation au voyage
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Spots inattendus

C’est là tout le propos d’Alexandra Senes, ex-rédactrice en chef du magazine Jalouse, à Paris, devenue feu follet inclassable de la hype et créatrice de la marque Kilometre. Ses pièces maîtresses ? Des chemises anciennes qu’elle fait broder de motifs évoquant des destinations plus ou moins lointaines. Mais revendiquées comme les Saint-Trop’ de demain, coordonnées géodésiques à l’appui.

Le point de départ est simple :  » Le monde du voyage évolue très peu, à l’exception de quelques compagnies aériennes comme L’Avion (NDLR : aujourd’hui disparue), La Compagnie, Virgin Atlantic ou même Easy Jet ; et de quelques hôtels menés par Starck ou André Balazs (NDLR : propriétaire des mythiques Standard Hotel, du Château Marmont à L.A. ou du Chiltern Firehouse à Londres). Ce sont des univers qui mettent peu à profit les codes graphiques contemporains. On a l’habitude d’associer la mode à la musique, à l’art contemporain, mais c’est une autre paire de manches pour le voyage. Finalement, les tee-shirts Hard Rock Café célébraient bien cette association, mais ils sont devenus très ringards. A la manière des tee-shirts  » I love New York « , j’avais envie de créer mes propres  » I love  » mais brodés main. Une chemise, c’est cinq semaines de travail… « , explique celle qui a ouvert une boutique éphémère à Paris à l’occasion de la Fashion Week.

Des objets décorés de motifs évoquant des destinations plus ou moins lointaines, de la marque Kilometre.
Des objets décorés de motifs évoquant des destinations plus ou moins lointaines, de la marque Kilometre.© SDP

L’envie d’évasion de cette Parisienne ne naît pas de nulle part. Elle a grandi pieds nus au Sénégal, été ado à New York, est devenue jeune fille au pair dès ses 14 ans, a finalement débarqué en France et parcourt aujourd’hui la planète en tant que journaliste. Elle collectionne les boarding pass, les cartes routières, les mappemondes, les assiettes souvenirs, les papiers à en-tête des hôtels… Autant dire qu’elle a la légitimité pour parler de cette thématique tant celle-ci est ancrée chez elle.  » J’ai une forte intuition pour détecter les quartiers et villes de demain. J’aime flairer ces endroits. Ceux qui sont authentiques comme ceux qui vont devenir branchés. Je suis curieuse. J’adore y aller en amont.  » Et d’aligner Procida, petite île non loin de Capri et uniquement connue des gens du coin, Pantin et sa politique de métamorphose attirant les artistes, Inhotim et son centre d’art contemporain à ciel ouvert en pleine forêt tropicale brésilienne, la station de ski japonaise Niseko avec ses cabanes d’architectes et sa future ligne directe de train depuis Tokyo qui va faire exploser l’endroit, Arles et son projet de fondation Luma par l’architecte-star Frank Gehry, le bled suédois d’Are propulsé par le chef étoilé Magnus Nilsson…  » Avec chaque objet brodé, il y a un guide qui donne les adresses où aller, les bons plans des habitués, les fétiches de l’équipe de Kilometre. On se renseigne, on recoupe, c’est mon travail de journaliste « , insiste-t-elle.

Dans ses City Guides, Carnets de Voyage ou Fashion Eye, Louis Vuitton érige l'ailleurs comme must absolu.
Dans ses City Guides, Carnets de Voyage ou Fashion Eye, Louis Vuitton érige l’ailleurs comme must absolu. © SDP

La reporter est un atlas à elle seule. Mais un atlas qui cultive la générosité- elle soutient une fondation permettant à des jeunes de réaliser leurs trips rêvés -, la rareté et l’exception.  » On ne broderait pas « Shoreditch » à Londres, c’est déjà trop tard. Je ne veux surtout pas être la dernière à parler d’un endroit. Je suis boulimique de nouveautés. J’aimerais lever des fonds et ouvrir une boutique pour touristes, dans des lieux comme la rue de Rivoli à Paris ou la Grand-Place à Bruxelles, avec des assiettes, des écharpes de football, des Manneken-Pis, mais tout ça de qualité, en collaboration avec de jeunes artistes… On a déjà créé le foulard de Paris ou des paniers sur lesquels on brode les coordonnées GPS des lieux qui nous sont chers, celui de notre résidence secondaire, celui où on a rencontré son mari ou pris son premier ecstasy ! Finalement, j’aimerais qu’on puisse regarder le site de Kilometre en se disant que c’est à tel ou tel endroit qu’on a envie d’aller. Avec les réseaux sociaux, c’est désormais facile de trouver le Berlin qui n’est plus celui du touriste. Et, qu’on y voyage en rêvant grâce à une chemise ou qu’on y aille vraiment, ça réveille l’esprit d’aventure « , conclut-elle.

Première classe

La mode comme invitation au voyage
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Depuis 2000, le designer Tom Tilleul, créateur du label Airlines, fait voyager ses sacs – et désormais des sweats – au fil des logos de compagnies aériennes en activité ou disparues. Son site Web est une véritable carte du monde marquée d’une cinquantaine de compagnies parmi lesquelles on cherche forcément la rareté : Yeti Airlines, Aeroflot, Nepal Airlines, Air Polynésie ou encore Aloha Airlines.

www.airlinesoriginals.com

PAR AMANDINE MAZIERS

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