Le luxe après la tempête: passé et futur d’une industrie résiliente
Crashs boursiers, attentats et autres catastrophes… Crises après crises, ce monde à part, centré sur l’exclusivité des produits et services, prouve sa capacité à rebondir. Les années à venir s’annoncent difficiles. Mais les maisons préparent déjà la suite.
Les données chiffrées sont éloquentes. Le secteur du luxe a connu, en 2020, une baisse de son chiffre d’affaires sans précédent, la plus importante de l’histoire de l’après-guerre. Près de 40 000 licenciements ont été relevés dans le monde et la crainte plane que d’autres icônes ne s’effondrent, à la suite des géants américains Neiman Marcus et Lord & Taylor. Selon les analystes de Bain & Co, le marché des produits de luxe personnels – maroquinerie, cosmétiques, parfums et montres – a diminué de 23% l’année dernière, pour atteindre 217 milliards d’euros. En Europe, on parle même d’un recul de 36%. L’origine de ce déclin? Les fermetures de magasins suite au lockdown, l’incertitude économique, ainsi que l’implosion du tourisme international qui, en période de prospérité, génère 40% des ventes.
La question n’est donc pas de savoir si l’industrie est résiliente, mais d’où vient cette résilience
Certes, le bilan final n’est pas si terrible par rapport aux bouleversements du deuxième trimestre 2020, lorsque l’Europe et les Etats-Unis sont entrés en confinement. Mais tout de même, les ventes internationales de LVMH, Kering, Hermès, Burberry et Prada ont chuté d’environ 40%. Pire encore pour Salvatore Ferragamo et Ralph Lauren, qui ont subi une diminution de plus de 60%. Un revers considérablement plus grand que celui qui avait suivi la crise financière de 2008. A l’époque, le secteur avait été touché à 8%. En outre, cette fois-ci, aucune reprise rapide n’est attendue: les ventes devraient revenir au niveau de 2019 au plus tôt fin 2022, voire début 2023…
Les phénix modernes
« L’histoire du secteur du luxe n’a jamais été un long fleuve tranquille, avertit Eric Briones, cofondateur de la Paris School of Luxury et rédacteur en chef du Journal du Luxe, en France. Au début de l’année, il a rédigé Luxe & Résilience, un livre dans lequel des initiés abordent la « résilience extraordinaire » du secteur. « Des maisons comme Chanel, Dior et Gucci ont déjà connu tous les revers et les drames possibles. Des fondateurs et créateurs qui meurent inopinément, sont assassinés ou se déchirent, jusqu’aux collections qui passent complètement à côté de l’air du temps ou qui provoquent un véritable boycott. Pensez aussi à la manière dont Hermès s’est diversifié face à la popularité croissante de l’automobile dans les années 20. Ou encore à la renaissance créative de Gucci dans les années 30 et 40 en raison de la pénurie de cuir. Les maisons de luxe s’avèrent souvent être des phénix modernes: elles renaissent constamment de leurs cendres, parfois contre toute attente », analyse-t-il.
L’histoire nous apprend également que les catastrophes, telles que les guerres et les récessions, ne ralentissent le secteur que temporairement. Rien qu’au cours des trente dernières années, les acteurs du luxe ont bravé les conséquences de la bulle Internet, à la fin des nineties, du 11 septembre, de l’épidémie de SRAS, d’une crise bancaire et de la catastrophe nucléaire de Fukushima. Néanmoins, entre 1990 et 2019, leurs ventes ont augmenté en moyenne de 6% par an. Selon Eric Briones, la question n’est donc pas de savoir si l’industrie est résiliente, mais d’où vient cette résilience.
Les maisons de luxe s’avèrent souvent être des phénix modernes: elles renaissent constamment de leurs cendres, parfois contre toute attente »
Des valeurs durables
La remise en question de nos habitudes et priorités est une conséquence évidente des crises économiques. Ainsi, les achats de luxe, par définition discrétionnaires et motivés par le désir plutôt que par la nécessité, sont les premières dépenses mises de côté. Lors de la Grande Dépression dans les années 30 ou la crise financière de 2008, dans un premier temps, les dépenses ont été restreintes. Et on n’en attend pas moins de la pandémie actuelle. Beaucoup ont perdu leur emploi ou ont vu leurs revenus diminuer au cours de l’année écoulée. Tandis que d’autres s’inquiètent pour leur avenir financier et leur pouvoir d’achat. De plus, les confinements nous ont donné le temps de nous interroger sur nos habitudes de consommation, alors que le besoin de nouveaux articles s’estompait, faute de fêtes ou autres événements sociaux. Ou comme l’a dit un chercheur du Global Wellness Institute dans le magazine Forbes l’année dernière: l’interruption forcée de notre consommation effrénée nous a fait comprendre que le shopping ne fait pas le bonheur.
Toutefois, les marques de luxe puisent leur résilience dans cette façon de jauger nos dépenses, explique Eric Briones. En ces temps incertains, les gens désirent en effet consommer moins, mais mieux. Une plus grande attention est portée à la qualité, au savoir-faire ainsi qu’à la longévité du produit. « Les achats de luxe deviennent davantage une question d’investissement raisonné. L’explosion du marché de la seconde main renforce encore ce phénomène: les consommateurs savent à présent qu’ils pourront toujours revendre une belle pièce. Peut-être même en faisant un bénéfice. »
Selon le rédacteur en chef, cela expliquerait pourquoi Hermès, entre autres, qui se concentre sur des produits durables et intemporels, a enregistré une hausse de ses ventes à la fin de l’année dernière. Des sacs à main emblématiques comme le Birkin et le Kelly d’Hermès, mais aussi le Classic Flap Bag de Chanel et le Brillant de Delvaux connaîtraient une période d’essor.
En revanche, les experts ne sont nullement étonnés de la perpétuelle dégringolade des chiffres de Gucci. « Les labels de luxe qui sont plus sensibles à la mode ou qui misent sur l’accessibilité, comme les maisons américaines, n’offrent pas ce réconfort. Par ailleurs, le style opulent de Gucci n’aide pas non plus la marque en ce moment. En temps de crise, les consommateurs préfèrent le luxe discret au tape-à-l’oeil et au bling-bling », observe notre interlocuteur.
« Le vrai luxe dépasse l’ici et le maintenant et se transmet d’une génération à l’autre. Cela en fait un symbole puissant et presque spirituel d’invulnérabilité et de résilience, surtout lorsque le monde qui nous entoure semble s’effondrer.
Un besoin de compensation
Un autre facteur entre en jeu: la valeur immatérielle du luxe est presque tout aussi importante que sa valeur matérielle, souligne Eric Briones: « Le vrai luxe dépasse l’ici et le maintenant et se transmet d’une génération à l’autre. Cela en fait un symbole puissant et presque spirituel d’invulnérabilité et de résilience, surtout lorsque le monde qui nous entoure semble s’effondrer. Acheter du luxe aujourd’hui est une façon de montrer sa résistance et de sentir que nous sommes vivants, et non pas des survivants. » Et de pointer cette volonté de vivre chez les consommateurs chinois qui ont pu retourner dans les magasins dès mars 2020. Dans les semaines suivantes, des records ont été battus à la boutique Hermès de Guangzhou et chez Louis Vuitton à Shanghai.
Les analystes ont qualifié cette frénésie « d’achat de revanche ». Un terme qui, dans les années 80, faisait référence à l’enthousiasme avec lequel les Chinois avaient adopté les produits de luxe occidentaux après la révolution culturelle. Selon le cofondateur de la Paris School of Luxury, quelque chose de similaire est en train de se produire: « Une partie de ce regain d’intérêt, dans une moindre mesure chez les consommateurs occidentaux, est liée aux économies faites pendant les mois de confinement. De plus, actuellement il est impossible de dépenser cet argent pour des voyages, des restaurants ou des spas, mais bien pour des produits de luxe. Et puis, il ne faut pas oublier l’aspect psychologique. Nous savons, par exemple, que les consommateurs chinois et les consommateurs américains fortunés accordent désormais plus d’importance au luxe dans leur vie quotidienne qu’avant, pour compenser toutes les inquiétudes et les pertes subies l’année dernière. »
Pour la nouvelle génération, les objets de luxe sont des totems, des manifestations visibles de leurs valeurs personnelles.
Jean-Paul Agon, PDG de L’Oréal, mise également sur une telle reprise: « Je suis convaincu que nous nous dirigeons vers une période similaire aux Années folles, a-t-il déclaré. La population aura une envie irrépressible de faire la fête, de sortir et de se rencontrer, ce sera une célébration du maquillage et des parfums. »
Du numérique sur mesure
Néanmoins, la plupart des experts s’accordent à dire que le secteur va considérablement changer. Et que, sous leur forme actuelle, tous les acteurs ne survivront pas à la tempête. Par exemple, la Covid-19 a énormément accéléré la digitalisation. Alors que le commerce numérique représentait encore 12% des transactions en 2019, les ventes en ligne ont atteint 23% (49 milliards d’euros) l’année suivante. Le Web est désormais en bonne voie pour devenir le principal canal de vente du luxe d’ici 2025.
Cependant, nombres d’acteurs ne sont pas prêts pour cette révolution, indique Eric Briones. Ainsi, l’horloger Patek Philippe a autorisé ses revendeurs à mettre ses montres sur la Toile l’année dernière seulement. La raison? La crainte que cela porte atteinte à l’image de marque et à l’aura d’exclusivité. De nombreuses maisons sont à la traîne en matière de collecte de données et de nouvelles technologies – livestreaming, 3D, chatbots, intelligence artificielle… L’aspect « service personnel » des boutiques physiques manquent donc encore la plupart du temps sur le Net.
Les investisseurs asiatiques s’en frottent déjà les mains
Or, « les Millennials et la génération Z représenteront la moitié des acheteurs en 2025. En termes d’expérience numérique, ils ont été élevés par Amazon et Alibaba. Pour eux, le sur-mesure est plutôt une chose relationnelle que matérielle.
Pour répondre à cette demande, les maisons de luxe devront réaliser des investissements. Les petits labels auront de plus en plus de mal à s’adapter seuls et de nouveaux rachats seront effectués, et pas que par de grands groupes européens comme LVMH et Kering. Les investisseurs asiatiques s’en frottent déjà les mains. »
La Chine toute-puissante
En outre, la Covid-19 modifie de manière significative les relations avec la Chine. En effet, plus que le retour des consommateurs chinois, les records de ventes dans les villes comme Shanghai révèlent avant tout une évolution de leurs dépenses: ils acquièrent aujourd’hui chez eux les articles qu’ils achetaient autrefois lors de leurs voyages à Paris ou Londres. Et cette tendance devrait s’intensifier, prédit Eric Briones: « L’offre de shopping, de tourisme et de divertissement là-bas a explosé, tandis que le pouvoir d’attraction de Hollywood a diminué. Les films et les séries télévisées locaux les attirent maintenant plus que le cinéma occidental.
L’hyperdépendance à la Chine est problématique
Certes, l’Europe restera une destination attrayante, mais je ne pense pas que le tourisme en provenance de Chine reviendra un jour au niveau d’avant la crise. Il n’y a plus ce besoin. »
Ainsi, les marques de luxe dépendront à l’avenir non seulement des consommateurs chinois – la classe moyenne croissante de la République populaire représentait déjà plus d’un tiers des ventes totales ces dernières années, voire la moitié en 2025 – mais aussi du succès de la griffe en Chine même. « Cette hyperdépendance est problématique, insiste notre expert. L’une des forces du secteur du luxe au cours des dernières décennies a précisément été sa présence mondiale et la répartition des risques. Lorsque la Chine a affronté la pandémie fin 2019, l’Europe et les Etats-Unis ont tenu le secteur en haleine ; l’année dernière, c’était exactement le contraire. Cette source de résilience est en train de disparaître. La Chine devient si dominante qu’une décision du président pourrait plonger toute l’industrie dans la crise. »
De plus, il est difficile de cartographier la demande dans l’empire du Milieu, estime Eric Briones: « Le marché chinois n’existe pas, c’est une myriade de tribus et de groupes. Le pays est aussi plus avancé en ce qui concerne le développement du commerce en ligne et la fusion des mondes numérique et physique. Il suffit de se promener dans Shanghai: Alibaba est partout. Les influenceurs y jouent un rôle plus important que chez nous, de sorte que les consommateurs ont une relation instable avec les marques. Chaque semaine, un label est attaqué, souvent par ses propres fans. »
La confiance en soi et le nationalisme croissants de la clientèle chinoise, ainsi que leur sensibilité aux préjugés et aux stéréotypes occidentaux, augmentent le défi, avertit l’expert: « Il ne suffit plus de donner du pouvoir aux équipes locales, la prochaine étape consiste à permettre aux employés asiatiques d’atteindre le sommet de la direction et de devenir PDG de LVMH, par exemple. Les maisons de luxe françaises peuvent encore s’appuyer sur leur ambition universelle à cet égard, mais avec, par exemple, les acteurs italiens, l’inclusion devient une question plus difficile. »
Un travail d’introspection
Selon les observateurs, le plus grand défi des maisons de luxe ces prochaines années sera leur rôle social. La pandémie actuelle n’est pas seulement une crise économique et sanitaire. Sous la pression du coronavirus, nous avons pris conscience des limites de la délocalisation et de la surproduction, de l’impact environnemental de nos habitudes, des inégalités croissantes sur la planète. Les consommateurs attendent donc que les entreprises prennent leurs responsabilités. Elles devront non seulement limiter les dégâts, mais aussi avoir un véritable impact positif. La Génération Z modifie la définition même du luxe, explique Eric Briones. De manière croissante, il ne s’agit plus seulement des caractéristiques des produits, mais de ce qu’ils disent de nous et des valeurs qui nous sont chères: « Pour la nouvelle génération, les objets de luxe sont des totems, des manifestations visibles de leurs valeurs personnelles. Arborer une marque qui ne porte pas préjudice aux personnes ou à la nature est une façon pour eux d’exprimer qui ils sont. »
Selon lui, ce n’est donc pas un hasard si LVMH et d’innombrables autres acteurs ont presque immédiatement commencé à fabriquer des gels pour les mains et des masques buccaux, à cofinancer la recherche sur les vaccins et à venir en aide aux gouvernements et aux services médicaux dans les régions durement touchées.
Des créateurs tels que Giorgio Armani et Dries Van Noten ont, quant à eux, demandé des changements structurels. « Au cours de l’année écoulée, personne ne s’est autant interrogé sur sa raison d’être dans le monde d’aujourd’hui que ce secteur. Et l’histoire nous apprend que les maisons de luxe adorent cela: les événements tragiques sont toujours suivis d’une introspection, puis les marques se réinventent. Voyez aussi le népotisme éclairé d’un Bernard Arnault chez LVMH, qui avec ses fils Fréderic et Alexandre a mis des jeunes aux commandes de Tag Heuer et Rimowa: comprendre les jeunes générations et être dans le présent est désormais une véritable obsession. En même temps, ne rien faire n’est pas une option: les maisons de luxe ne naissent pas résilientes, elles le deviennent au fur et à mesure. »
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