L’âge du merchandising, ou pourquoi on paye pour porter de la publicité
Des chaussettes ornées du logo d’une chaîne de discount au tote bag portant le nom du café du coin, le merchandising est partout, et surtout sur nous. Mais pourquoi payons-nous pour jouer les hommes et femmes-sandwiches?
La sortie de Renaissance de Beyoncé en 2022 a vu les boîtes mystères qui l’accompagnaient se vendre à la vitesse de l’éclair, sans que les fans n’aient la moindre idée de leur contenu. En juillet dernier, Pommelien Thijs – que d’aucuns surnomment la Angèle flamande – a provoqué un embouteillage au Roma, à Anvers, où les fans pouvaient faire imprimer leurs propres tee-shirts dans son pop-up. Et celle qui joue également dans la série à succès Knokke off n’est pas la première à avoir eu cette idée: lorsque Frank Ocean est passé au Lovebox Festival de Londres, son stand de produits dérivés a eu un tel succès qu’il s’est retrouvé à court d’encre. Le merchandising a un succès fou, et c’est d’autant plus dingue que jusqu’à la fin du XXe siècle, cet attrait a été plutôt modéré.
Des débuts animés
Il faut en effet attendre 1955 pour le premier succès commercial, avec l’ouverture de Disneyland et de sa boutique de souvenirs – Walt Disney Company est d’ailleurs toujours en tête des licences, avec un chiffre d’affaires de 57 milliards d’euros par an. Le monde de la musique suit bien plus tard car le merchandising sera longtemps considéré comme peu cool. Des mods aux Teddy boys: les sous-cultures préférent alors se distinguer par leur apparence que par leur appartenance. Cette attitude change dans les années 60, grâce à l’interaction entre le pop art et la mode, mais aussi grâce aux nombreux tee-shirts de protestation qui reflètent le climat social. Les innovations dans le domaine de l’impression textile facilitent simultanément la production de ces articles. Depuis, le merchandising des groupes musicaux n’a cessé d’évoluer. A partir des années 80, il devient même une véritable industrie. Pour les artistes, c’est une garantie de revenus, même si aucun nouvel album ou tournée n’est prévu. Pour les grandes stars, c’est un petit plus. A titre d’exemple, en plus du milliard que Taylor Swift a récolté grâce à la vente des billets de la tournée The Eras Tour en 2023, les Swifties ont acheté pour 185 millions d’euros de produits dérivés. Pour les fans, c’est une façon de se reconnaître – que vous vouliez montrer votre amour pour Rammstein ou pour un lieu de brunch branché, il n’y a guère de différence.
Kate Stockman, stratège commerciale et experte en tendances, explique: «Il s’agit de s’identifier à une personne ou à une marque particulière. Etre fan est un facteur important, mais il faut aussi vouloir faire partie d’un groupe déterminé: on s’associe à un certain engouement et on montre visuellement qu’on appartient au groupe.» Et Tom Palmaerts, lui aussi spécialiste des tendances, de confirmer que ce type de vêtements rassemblent les gens: «Ils créent un sentiment d’appartenance et de reconnaissance, tout en alimentant les conversations.»
Restos à gogo
Selon la théorie de la gestion de la terreur (2015, Greenberg, Solomon & Pyszczynski), issue de la psychologie sociale, le sentiment d’appartenance à un groupe devient plus important en période de turbulences car cela procure un sentiment de sécurité. Comme nous nous identifions moins à la politique et à la religion au cours des dernières décennies, des alternatives émergent sur la base du comportement des consommateurs.
Pour le sociologue culturel Luuc Brans de la KULeuven, l’augmentation récente de l’offre a une autre raison simple: «Il est devenu moins cher de faire fabriquer des produits et de les acheminer rapidement vers l’Europe. Le café du coin peut avoir une boîte de tee-shirts avec son propre logo imprimé en un rien de temps. D’autre part, l’offre suit le désir des gens. Principalement dans les contextes urbains, c’est ainsi qu’ils montrent – dans la rue ou sur les réseaux sociaux – à quel groupe ils appartiennent.»
La chaîne hôtelière Mama Shelter est l’une des premières à avoir adopté ce principe, ajoute Kate Stockman: «Elle a son propre merchandising depuis des années, autour duquel elle est en train d’amasser une véritable base de fans. Maintenant qu’elle a des établissements dans le monde entier, les gens commencent à les collectionner. Le merchandising est également très présent dans les destinations festives comme Ibiza. Pour les initiés, les célèbres cerises de la boîte de nuit Pacha signifient: j’ai été à Ibiza, j’ai le code, j’ai ma place – qu’ils aient ou non visité la boîte. A Los Enamorados, un hôtel branché de l’île, le merchandising a une couleur différente chaque année, ce qui en fait presque des objets de collection.»
Culture à l’étalage
Plus étonnant: le succès du merchandising est aussi dû à… la pandémie: «C’est devenu un moyen d’aider les entreprises locales à maintenir un certain chiffre d’affaires», précise Luuc Brans.
A New York, ce déballage de marchandises hyperlocales provenant d’entreprises indépendantes a un nom: zizmorcore, d’après la publicité clandestine de longue date pour le docteur Zizmor, spécialiste de l’acné. Les New-Yorkais ont craqué pour les casquettes de la quincaillerie ou les tee-shirts du club de basket-ball de leur quartier. Mais notre stratège commerciale estime que c’est surtout le secteur de l’hôtellerie qui mise sur cette tendance: «Le Café Charlot, à Paris, en est un exemple. Leur merchandising est un code pour le groupe limité de personnes qui trouvent ce café cool. Toujours à Paris, vous avez Homer, une petite chaîne qui remporte des prix avec ses lobster rolls. Elle a créé une image de marque accrocheuse, avec des casquettes, des tee-shirts et des tasses. En Belgique, Mission Masala a également conçu ses propres pulls. Le logo avec les deux tigres n’est pas seulement visuellement sympa, il permet à leurs inconditionnels de s’exprimer et de donner du cœur à l’ouvrage.»
Même les musées ne semblent pas pouvoir échapper à la vague. Pour Kate Stockman, «avec un tee-shirt Marina Abramović, vous proclamez: j’en suis, je suis un amoureux de la culture et je sais de quoi il s’agit.» De même, lors de l’exposition du photographe de mode Willy Vanderperre au MoMu, à Anvers, des objets à collectionner étaient proposés à l’entrée, un peu comme le stand de merchandising des concerts et des festivals. «Curieusement, c’est généralement la première chose que l’on rencontre dans ce genre d’événements, observe le photographe. Dans ce cas-ci, le stand annonce ce que vous verrez dans l’expo. Pour chaque événement que nous avons organisé, j’ai créé des objets différents.» Les recettes sont reversées à l’association Çavaria pour sensibiliser les gens aux problèmes auxquels est confrontée la communauté LGBTQI+. «Si je peux utiliser ma voix pour créer plus d’égalité, je suis content de le faire», dit l’artiste.
Et Kate Stockman de constater que l’exclusivité fonctionne: «Les produits dérivés de Vanderperre étaient emballés dans des sacs en plastique numérotés, comme une édition limitée. Il se peut que vous ne portiez même pas ce tee-shirt, mais que vous le conserviez, presque comme un objet d’art et un investissement.» Outre l’exclusivité, l’émotion est suscitée par le lien avec une association caritative…
L’attrait du vintage
Ces pièces de collection rares sont donc à mille lieues de ce que l’on trouve dans les rayons de H&M ou de Primark. «Les chaînes de fast fashion achètent des licences pour une période limitée, ce qui leur donne le droit d’utiliser certaines images ou certains logos, décrypte Kate Stockmans. Il peut s’agir d’images de Disney ou de Barbie, mais aussi de groupes comme les Rolling Stones. Les marques surfent sur la tendance des tee-shirts de groupes, qui revient régulièrement. Mais les vrais fans préfèrent acheter leurs modèles lors de festivals et de concerts, avec les dates de la tournée au dos. Ils ne portent pas le plus récent, mais celui d’il y a dix ans ou d’une tournée légendaire: un tee-shirt introuvable est le symbole ultime du statut social.»
La règle non écrite parmi les passionnés de musique est que vous devez connaître au moins dix chansons du groupe figurant sur votre vêtement. «Bien sûr, les adolescents achètent parfois des tee-shirts de chanteurs qu’ils n’ont jamais vus en concert, dans des magasins vintage par exemple, mais cela n’a pas d’importance, souligne Tom Palmaerts. Soit ils aiment la musique, soit ils aiment le design. En fin de compte, le merchandising est un moyen de créer un lien.»
En même temps, il s’agit d’un phénomène nostalgique qui s’inscrit dans le cadre du retour des années 90, avec la logomania et les looks de festival de cette période. Harry Styles est ainsi régulièrement aperçu avec les Rolling Stones, Kiss et Pink Floyd sur sa poitrine, Olivia Wilde avec Bruce Springsteen et les Beastie Boys. Kendall Jenner a été vue portant des tee-shirts vintage du Wu-Tang Clan, de T. Rex, de Slayer et, comme Demi Lovato, d’AC/DC. Anne Hathaway s’en tient à Duran Duran, Jessica Alba aux Rolling Stones et Rihanna… à Rihanna. La haute couture profite aussi de l’engouement. L’année dernière, Saint Laurent a sorti une collection de vieux tee-shirts de groupes, dont la pochette de l’album Incesticide de Nirvana, sorti en 1992. Le prix: plus de 4.000 euros!
Et il n’y a pas que la musique, puisque les films s’y mettent aussi, non sans une certaine nostalgie. La sous-ligne Heaven de Marc Jacobs, par exemple, s’inspire de classiques culte tels que E.T., The Virgin Suicides et Donnie Darko. JW Anderson, quant à lui, a créé une collection capsule autour de Carrie, le film d’horreur de 1976. Quant à Loewe, il a récemment commercialisé le tee-shirt «I Told Ya», conçu pour le film Challengers, inspiré d’un tee-shirt de John F. Kennedy Jr. datant des années 80.
Second degré
La haute couture a également fait office de précurseur dans la revalorisation des produits dérivés, Virgil Abloh (avec Off-White depuis 2013), Demna Gvasalia (Vetements, 2014) ou encore Kanye West (Yeezy, 2015) ayant fait entrer le streetwear sur les podiums.
En 2018, Emilia Petrarca, rédactrice de mode à The Cut, l’a expliqué dans un podcast: «Pourquoi Kanye était-il important et pourquoi les gens étaient-ils prêts pour des produits dérivés haut de gamme? Parce que c’était du merchandising de génie. Et ceux qui n’étaient pas prêts pour cela voulaient quand même s’habiller comme Kanye et les Kardashian. Kanye porte ces trucs sur scène avec un kilt Givenchy en cuir et des Yeezys. Un adolescent moyen se dit alors «Je ne peux pas porter un kilt en cuir parce que j’ai 12 ans, et ces Yeezys épuisées coûtent maintenant 5.000 dollars. Mais si je peux me procurer cette pièce de merchandising, j’y arriverai.»
Le tee-shirt Antwerpen ou DHL de Vetements et le sac Ikea de Balenciaga sont des exemples qui ont marqué les esprits. Mais pour Kate Stockman, il s’agit plutôt d’une déclaration: «Avec ce sac, Gvasalia dit: ‘Nous en faisons une version de luxe et nous n’hésitons pas à la faire payer deux mille dollars.’ Ce ne sont pas les fans d’Ikea qui les réclament, mais les clients de luxe qui aiment se promener à l’occasion avec un tel label.» Luc Brans y voit lui «une façon ironique de traiter ces marques. On retrouve aussi cela dans le succès du merchandising de chaînes à bas prix comme Zeeman. C’est une contre-réaction à l’étalage de marques plus chères: on prend une marque qui ne vaut pas grand-chose et on l’exploite. C’est une façon de se moquer de la coquetterie avec la mode.»
Inversement, lorsque Zeeman fabrique des chaussettes portant son logo, cela sert plusieurs objectifs. Leurs actions comportent toujours une part d’interprétation et une critique des coûteuses campagnes de marketing. «L’essentiel, c’est de montrer que quelque chose ne doit pas nécessairement être cher, déclare Caroline van Turennout, directrice du marketing et du commerce électronique chez Zeeman. Nous misons sur l’effet de surprise en l’agrandissant de temps en temps – sur une robe de mariée, des baskets, une eau de Cologne… ou sur des objets farfelus. Les gens y voient de l’humour.»
Pour Kate Stockman, certains groupes estiment qu’il est donc trendy de porter quelque chose de peu cher, comme une anti-déclaration: «Aldi et Lidl ont pris le même train en marche, mais Zeeman est la marque qui donne le ton. Les gens, surtout les jeunes, sont fiers de porter quelque chose de Zeeman. Ils forment une sorte de groupe culte.» Ce qu’appuie Tom Palmaerts: «Le merch’ peut impliquer une prise de position contre, mais il s’agit surtout d’une sympathie pour une marque et le réseau qui l’entoure.»
Tendance ou lame de fond?
Un merchandising de cette ampleur est-il appelé à durer? Luuc Brans entrevoit une date de péremption, comme pour la plupart des phénomènes. «Lors des Fashion Weeks de l’automne-hiver 24-25, on a vu très peu de logos, la mode est plus discrète aujourd’hui», dit-il. Kate Stockman nuance toutefois: «La tendance actuelle au luxe discret exige le moins de logos possible. Mais pour les agences de branding, le merchandising fait désormais partie de la boîte à outils d’une marque, comme s’il s’agissait d’une activité naturelle. Il s’agit d’une importante source de revenus supplémentaires. Dans le même temps, on observe une évolution vers plus de durabilité: les griffes veulent être associées à la qualité. Et à ce titre, elles ne peuvent pas se permettre d’apposer leur label sur un tee-shirt qui est immédiatement déformé. Mais un tee-shirt au logo d’une maison de luxe est plus qu’un simple tee-shirt graphique et coûteux: il y a une part d’histoire derrière, une volonté de faire une déclaration, une affinité, un sentiment d’appartenance à quelque chose.» Et cette approche devrait persister.
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