Quand le rap influence le luxe: aussi une affaire de business
Présentes dans les bandes-son des défilés comme à leurs premiers rangs, les stars de la musique urbaine redessinent les contours du luxe, imposant leur esthétique street à toute une industrie. Ces artistes pour qui le look est un sérieux business entendent bien, sans état d’âme, en tirer profit. Soluble dans le rap, la sape?
On pourra toujours dire que tout était dans le texte. Le martèlement des Fendi, Versace, Balenciaga, Gucci et tant d’autres (lire l’encadré ci-dessous) scandés comme autant de prières pour un avenir blindé, où tout ne serait que luxe, came et gros billets. Cette vision capitaliste de la réussite est franchement assumée – « I’m not a businessman, I’m a business, man » – sur le remix de Diamonds from Sierra Leone par les rois du « luxury rap », Jay-Z et Kanye West réunis. Ces deux-là, comme Drake, Pharrell Williams ou plus récemment Booba, ont intégré, dès le départ, dans l’équation du succès, l’énorme potentiel commercial de leur image étudiée dans les moindres détails. Ils auraient pu, pour se diversifier, investir comme Paul Newman dans les sauces barbecue ou Robert De Niro dans l’hôtellerie, mais c’est assez naturellement vers la sape qu’ils se sont tournés.
Ces artistes peuvent capitaliser sur un tel degré de notoriété qu’ils n’ont plus besoin de passer par une collaboration avec un nom établi.
« Les rappeurs ont toujours revendiqué une certaine fascination pour l’argent, note Sylvestre Defontaine, journaliste culture à la RTBF. Le vêtement en est un marqueur visible, une manière de crier haut et fort: « Moi qui viens des banlieues, qui ne fais pas partie de la cible historique des grands noms du luxe, je peux me les offrir et même, vu ma notoriété, créer avec eux, si je le veux, mes propres collections. » Nous sommes arrivés aujourd’hui à un point de basculement. On assiste à une sorte d’alignement des planètes: le rap, devenu plus fréquentable, est la nouvelle pop! En ce sens, il est parfaitement en phase avec ce que doit être et est l’industrie de la mode: quelque chose qui touche soit un grand public, soit un public de niche mais avec beaucoup d’argent. »
Face à l’omnipotence des réseaux sociaux, les stars de la musique urbaine sont devenues des pourvoyeurs d’accès direct aux générations Y et Z, qui d’ici 2025 représenteront près de 45% du chiffre d’affaires du luxe. Auparavant frileuses, les marques ont donc fini par céder aux sirènes du rap, d’abord US puis français. Aux côtés des journalistes et des acteurs de cinéma, traditionnellement sous contrat publicitaire avec les maisons qui allient mode et parfum, on a vu apparaître les sportifs et les rois du hip-hop aux premiers rangs des défilés – quand ils n’en signaient pas purement et simplement la bande-son.
Dans un premier temps, les plus bankables ont ouvert la voie chez les mastodontes du secteur – Pharrell Williams chez Chanel, Kanye West chez Louis Vuitton, APC ou Balmain, A$AP Rocky chez Dior, Dapper Dan chez Gucci -, préparant le terrain en France aux « régionaux de l’étape », longtemps boudés car trop étiquetés « banlieue ». Mais là également, les lignes bougent. Ainsi, en 2018, alors que Lomepal assurait un showcase pour Isabel Marant, Nekfeu présentait sa collab’ avec Agnès b. tandis que cette année Orelsan jouait les guest stars chez Cartier (lire par ailleurs).
« Il est essentiel de distinguer les créateurs des labels pour lesquels ils travaillent, insiste Fred Musa, animateur sur Skyrock, radio dédiée au rap. Des créateurs comme Demna Gvasalia chez Balenciaga, Kim Jones chez Louis Vuitton et aujourd’hui chez Dior, Riccardo Tisci chez Givenchy et maintenant chez Burberry se sont très vite inspirés de cette musique, de cette culture, parce qu’ils ont eux-même baigné dedans. Ce sont les financiers derrière, souvent des ex-soixante-huitards biberonnés au rock, qui étaient plus réticents au début. Ils ont sans doute cru à tort que ce serait un phénomène passager. Pour eux, ces mecs dansaient un peu comme des guignols; ce n’était pas leur génération. »
En concurrence
La logique est autre aujourd’hui: les codes du rap sont désormais omniprésents jusque dans les lignes « couture » où hoodies, leggings et sneakers font partie des basiques incontournables de toute collection digne de ce nom. Loin de se contenter d’être des consommateurs de mode passifs, les artistes n’hésitent d’ailleurs pas à entrer en concurrence avec les griffes qui, parfois, les emploient le temps d’une collaboration. Des deux côtés de l’Atlantique, de nouveaux labels apparaissent. On pense bien sûr à Billionaire Boys Club de Pharrell Willams, à Yeezy de Kanye West entré dans le top 10 des plus populaires au monde, à Ünkut de Booba. Leur point commun? Proposer davantage qu’un produit de merchandising puisqu’ils portent la patte stylistique de l’artiste investisseur et pas juste sa trombine sérigraphiée.
Le côté parfois sulfureux fait partie du package, la marque sait ce qu’elle recherche.
Sur le plan du marketing, cette mode se positionne d’ailleurs comme l’industrie musicale qui la produit, à grands renforts de séries limitées qui sortent comme des singles, de pop-ups rassembleurs mais éphémères façon concert, et de coups de buzz. « Avec Avnier, on profite de mon expérience en musique, reconnaît Orelsan, cofondateur du label. Je vais avoir de grosses périodes d’activité où je vais sortir un tas de singles, de clips, je serai en tournée, je donnerai plein d’interviews… Et puis à un moment, je disparais. Or la mode aujourd’hui ne fonctionne pas du tout comme cela. » Ce business model hors carcan traditionnel des saisons, la chanteuse Rihanna s’en est inspirée, n’hésitant pas à lancer en mai dernier, soit à quelques semaines des soldes, la première capsule de Fenty, entrée dans le portefeuille du géant LVMH, où l’on trouve Louis Vuitton, Christian Dior, Givenchy…
« Ces artistes sont devenus des marques tellement fortes, ils peuvent capitaliser sur un tel degré de notoriété qu’ils n’ont finalement plus besoin aujourd’hui de passer par une collaboration avec un nom établi de la mode pour être légitimes lorsqu’ils créent des vêtements, constate Sylvestre Defontaine. Le rap et ce qu’il représente sont de plus en plus mainstream et de moins en moins subversifs… Or le ressort du haut de gamme reste l’exclusivité. On n’est pas à l’abri, à terme, d’un retour de balancier vers un ultraluxe sobre, à l’ancienne, pas du tout clinquant. Et d’assister à une sorte de radicalisation de certains consommateurs lassés de retrouver partout les mêmes choses. Rien ne dit d’ailleurs que les rappeurs eux-mêmes ne seraient pas les premiers clients de cette mode-là… »
Parole parole
Le « placement de produit » dans les textes de rap ne date pas d’hier, mais il est pour ainsi dire devenu endémique ces dernières années. On en veut pour preuve le relevé minutieux du journaliste Jacob Gallagher, publié en avril dernier dans le Wall Street Journal. En 2018, trois griffes – Fendi, Balenciaga et Gucci – remportaient la timbale avec 664 citations cumulées dans une chanson de rap ou de R’n’b contre… 31 mentions seulement en 2010. Il ressort également de cette analyse que les marques de grand luxe sont les plus citées – seule Adidas réussit à tirer son épingle du jeu en arrivant en neuvième position – à condition, bien sûr, de proposer des collections masculines, ces messieurs dominant encore largement le business du flow. Sans surprise non plus, on découvre que les artistes préfèrent miser sur des valeurs sûres plutôt que des jeunes créateurs peu connus. Se retrouvent ainsi également dans le top 10 Dior, Balmain, Givenchy, Prada et Saint Laurent, véritables marqueurs sociaux longtemps réservés à une élite blanche et privilégiée. Des noms courts pour la plupart, à connotation étrangère, aussi facile à faire rimer qu’à prononcer. Seul nouveau venu dans ce très envié palmarès, le label Off-White, créé par Virgil Abloh en 2012, trustait en 2018 la dixième position. On notera aussi que son prénom est apparu 27 fois dans des textes. Pas un hasard pour Jacob Gallagher: l’an dernier, le natif de Chicago, ami de Kanye West et DJ à ses heures, est devenu directeur artistique de la ligne Homme de Louis Vuitton. Ses potes lui ont donc rendu hommage… à leur façon.
Animateur de Planet Rap sur Skyrock.
Comment expliquer que les rappeurs, dont se sont longtemps méfiés les géants du luxe, soient aujourd’hui leurs outils marketing préférés?
L’erreur de ceux et celles qui ne connaissaient pas le rap a sans doute été de le réduire à une musique qui, issue des quartiers ou des ghettos, était forcément porteuse d’un message revendicatif. Or, si l’on se penche sur les premiers clips des rappeurs américains, ils adhèrent à une vision assez capitaliste de la réussite. Si message il y avait, c’était plutôt: « Nous voulons mener la grande vie, nous offrir tout ce qui était jusqu’ici réservé à une élite, car cette élite, c’est nous maintenant. Vous ne nous avez pas vu arriver, mais nous sommes là, bien décidés à entrer dans vos magasins. » C’est vrai que ça a dû en déstabiliser plus d’un…
De clients, ils sont devenus égéries, voire (co)-créateurs parfois. Avec à la clé un lissage de leur côté subversif?
Pas du tout, car les marques les choisissent aussi pour leur facette borderline, elles ont toujours recherché ça d’ailleurs. Souvenez-vous de Kate Moss, elle n’a jamais eu autant de contrats qu’après s’être fait surprendre à sniffer de la coke. Le côté parfois sulfureux fait partie du package, la marque sait ce qu’elle recherche, à elle ensuite d’en assumer les conséquences.
Ces artistes ne sont-ils pas finalement la caution des labels de luxe pour légitimer leurs collections streetwear?
Les directeurs artistiques de ces maisons ont grandi avec cette culture, ils écoutent cette musique et en adoptent les codes vestimentaires. Ils pourraient se contenter de s’en inspirer, mais c’est effectivement bien plus légitime d’aller au plus près des acteurs de ces tendances, ce qui n’est pas très compliqué car tous ces gens sont amis et évoluent dans les mêmes sphères. L’association est bénéfique pour tout le monde. Les rappeurs sont des influenceurs: mieux vaut s’associer avec eux que de les copier et de se prendre un bad buzz pour cause d’illégitimité.
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