Rencontre avec Venya Brykalin, Fashion director pour Vogue Ukraine

© RENAUD CALLEBAUT
Wim Denolf Journaliste Knack Weekend

Président du jury des prochains Belgian Fashion Awards, Venya Brykalin (35 ans) a quitté précipitamment la Semaine de la mode à Milan en février dernier lorsque la guerre a éclaté, et séjourne depuis, temporairement, à Paris. Critique féroce du monde de la mode et de son silence initial sur l’invasion russe, il est l’un des pionniers de Tripolar, un pop-up qui soutient l’industrie créative en Ukraine.

La mode, à l’instar du langage, c’est de la communication. Rassembler des histoires est pour moi plus amusant que d’en écrire, mais en tant que jeune journaliste, j’admirais beaucoup Cathy Horyn, Alexander Fury et d’autres collègues qui ont veillé à replacer la mode dans son contexte social, politique et anthropologique. Chaque professionnel de la mode a son propre rapport au beau, mais ce qui me fascine, c’est ce que les vêtements disent des gens et du monde.

Si la vie te donne des citrons, fais de la limonade. De la crise économique qui a suivi la chute de l’Union soviétique aux violences lors des manifestations pro-européennes de 2013 et 2014 en passant par l’annexion de la Crimée, ma génération a toujours dû tirer le meilleur parti de circonstances difficiles.

Depuis la guerre, que je vis au jour le jour, je n’ose pas me projeter plus loin que la prochaine édition de Tripolar fin septembre. Mais cette incertitude n’est pas neuve. Je venais de devenir directeur Mode en 2020 lorsque la pandémie a éclaté et que le travail normal est devenu impossible. Parfois, il s’agit juste de s’en sortir, du mieux que l’on peut.

Nous écrivons sur des choses qui sont parfois très éloignées de notre réalité ; mais le magazine que nous créons est un rêve partagé.

Poursuivre Vogue Ukraine est une question de diplomatie culturelle. Il y a déjà bien trop peu de magazines ukrainiens qui donnent la parole aux talents créatifs locaux, et encore moins pour un public international. Notre édition papier est à l’arrêt, mais nos visiteurs et abonnés ont énormément augmenté en ligne, justement parce que les gens connaissent notre nom et ont confiance en nos reportages. Beaucoup connaissent à peine mon pays, mais grâce à Vogue Ukraine, ils ont l’impression d’être vraiment au courant de ce qui se passe sur place. Si nous arrêtons le magazine, cette fonction de lien disparaît avec lui.

La mode et le luxe ne cesseront jamais de me surprendre. Je me rappelle encore d’avoir vu Maman, j’ai raté l’avion enfant et d’avoir fantasmé sur les pizzas du film, car je n’en avais jamais mangé. Les jeans délavés et les survêtements de marques occidentales étaient des produits de luxe. Comme beaucoup d’Ukrainiens, j’ai vécu la perestroïka en découvrant pour la première fois un magasin de bonbons, et cet émerveillement persiste chez mes collègues.

Nous écrivons sur des choses qui sont parfois très éloignées de notre réalité ; mais le magazine que nous créons est un rêve partagé. Comme les créateurs ukrainiens, nous avons toujours été des outsiders dans le monde de la mode et nous devons travailler deux fois plus dur pour mériter notre place à table. Mais ce n’est pas grave – cela permet de ne jamais devenir blasé.

Le besoin d’un journalisme mode de qualité est plus pressant que jamais. Les gens trouvent des tendances et des conseils d’achat sur TikTok et Instagram, mais les histoires de fond et les analyses critiques nécessitent d’autres canaux de communication. Il est donc hors de question de se résigner: la question n’est pas de savoir si les gens lisent encore la presse, mais si votre reportage en vaut la peine.

Notre secteur créatif était en plein essor avant la guerre. Le fossé générationnel est énorme en Ukraine, y compris pour les secteurs créatifs. Avant la perestroïka et l’avènement d’Internet, c’était compliqué pour nous de voyager à l’étranger ou même d’établir des contacts internationaux, et encore plus de créer librement. Devenir designer, styliste ou journaliste de mode ne nous semblait tout simplement pas être une option.

Aujourd’hui, les jeunes Ukrainiens osent réaliser de tels rêves, d’autant plus qu’il existe désormais un marché pour eux. Alors que nous embrassions avec impatience les produits occidentaux à l’époque, nous aimons désormais explorer notre identité à plusieurs niveaux. L’influence de l’Empire byzantin et de l’Union soviétique, des costumes traditionnels et de l’esthétique du bloc de l’Est, des jeunes créateurs qui privilégient la durabilité: tout ça a contribué à façonner notre identité culturelle.

Cela prend du temps de faire les choses bien. Pouvoir travailler sur un article pendant des mois est un luxe, mais plus on a du temps, plus on peut creuser en profondeur et accorder plus d’attention à son texte. Et en même temps, j’ai besoin de délais: c’est une torture, mais cela me permet de ne pas procrastiner.

L’utilité est un concept relatif. Chaque Ukrainien que je connais, moi compris, essaie d’aider à sa manière, mais à la fin tout le monde fait avec ce qu’il a. Ce que je sais, c’est que ma propre situation et mon avenir n’ont aucune importance. Je suis en bonne santé et je ne suis pas en danger, je rencontre des gens intéressants et j’ai toujours une part de mes revenus − comment me plaindre alors que d’autres vivent une terrible misère?

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