La passion du moche d’Alice Pfeiffer

Journaliste de mode, Alice Pfeiffer décode dans son ouvrage ce goût intime pour tout ce qui s'éloigne d'une "esthétique souveraine". © SPD / LÉON PROST FLAMMARION
Aurélie Wehrlin Journaliste

A l’heure des modes et des codes mondialisés, on a vu naître une véritable culture du moche. Des Crocs à plate-forme, des affreux pulls de Noël et des hashtags qui ont leur petit succès. Dans son dernier essai, Alice Pfeiffer marie les confessions intimes et les tentatives de définition. Une injonction: déconstruisons!

D’aussi loin qu’elle se souvienne, Alice Pfeiffer collectionne passionnément les trucs moches, qu’elle trouve sublimes, c’est plus fort qu’elle. Pourtant rien ne l’y prédestinait car cette Franco-Britannique a été élevée dans le giron d’une mère juive intellectuelle et féministe, a grandi sans télévision et fait de solides études – des cultures populaires puis de genre, à la London School of Economics. Elle a depuis embrassé le journalisme fashion et dirige aujourd’hui les pages mode des Inrocks, écrit pour ID et pige pour le Vogue britannique et The Guardian. A part ça, elle avoue une passion pour Kim Kardashian, confesse sans fards ses fautes de goût les plus intimes et, bien qu’elle soit l’autrice de Je ne suis pas parisienne, connaît les codes de cet entre-soi sur le bout des doigts, elle les a parfaitement analysés, et peut-être même assimilés. Elle est cependant sagace, de sorte que, en écrivant cet essai, il lui a bien fallu se rendre à l’évidence: elle parle d’un point de vue, le sien, celui d’une « privilégiée », « parisienne », « blanche », « intégrée au système de la mode » au point de s’être « sentie naturellement, inconsciemment même, légitime à décréter la disgrâce d’objets, de tendances, de cultures entières ». Faute avouée.

Ce que l’on trouve moche n’a rien d’objectif, ou presque, et est intimement lié à une classe sociale, à une communauté, à un clan

Dans cet essai, qui annonce la couleur dès l’entame avec une jaquette au dégradé violet-jaune inqualifiable, elle interroge ce goût intime pour tout ce qui « refuse la matrice esthétique souveraine ». Elle y couche ses souvenirs d’enfance, ses ratages d’ado, ses rébellions d’adultes – qui font parfois écho fort allègrement à d’autres souvenirs, ratages, rébellions plus personnels. Elle y convoque avec aisance une tripotée d’intellectuels qui se sont penchés sur la question bien avant elle, de Sigmund Freud et son Malaise dans la civilisation à Emmanuel Kant et sa Critique de la faculté de juger, de Pierre Bourdieu et sa Distinction à Stephen Bayley et son Ugly, the Aesthetics of Everything en passant par Umberto Eco et son Histoire de la laideur.

Le goût du moche, par Alice Pfeiffer, Flammarion, 200 pages.
Le goût du moche, par Alice Pfeiffer, Flammarion, 200 pages.

Elle y invite aussi des pans entiers de culture « populaire » qu’elle ne craint pas de marier à l’intelligentsia. « C’est marrant de lier les deux, dit-elle. Qu’est-ce que la philosophe Judith Butler peut m’apprendre sur Kim Kardashian? Qu’est-ce que le show télé de Cristina Cordula révèle de la psychanalyste Julia Kristeva? C’est de cette manière que l’on teste une théorie et que l’on voit à quel point elle fonctionne. »

Pour mieux cerner ce concept du moche finalement assez flou, Alice Pfeiffer crée d’autorité sept catégories, avec allers-retours entre ses lectures sociologiques ou philosophiques et son penchant assumé pour le mauvais goût. Parmi les chapitres qui théorisent le ratage, « le kitsch », « le ringard », « Vulgaire! », « le dégueulasse », « le joli-laid » et le « néo moche », voici définis par l’autrice fort en verve quelques-uns des concepts dont elle s’est emparée avec une certaine punktitude.

Le moche

« Le moche, ce n’est pas le laid, qui a une valeur presque transcendantale et que l’on associe à l’enfer, au mauvais, au diable. Le moche, c’est ce que l’on n’arrive pas à cerner, à circonscrire. Il se meut dans les marges, les nuances, les débordements, le trop ou le pas assez. Le moche, c’est tout ce qui ne se plie pas à une tyrannie hégémonique du bon goût. C’est le régressif, l’infantile, l’indompté, l’indocile, l’extérieur. En occultant les goûts dominants, pour ne pas dire « dominateurs », il questionne et transgresse l’ordre moral. Porter du moche, par exemple, est-ce une attitude naïvement punk où l’on refuse le joli tel que défini, disons, par Paris? Ou est-ce réitérer un processus de distinction? Est-ce une rébellion qui souligne l’absurdité que dévoile la mode ou la marque de quelqu’un d’extrêmement privilégié qui peut se le permettre? Ma réponse est: j’ai le cul entre deux chaises.

Le moche, c’est tout ce qui ne se plie pas à une tyrannie hégémonique du bon goût.

Ce que l’on trouve moche n’a rien d’objectif, ou presque, et est intimement lié à une classe sociale, à une communauté, à un clan. Le sociologue Pierre Bourdieu écrit, dans La Distinction, que « les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance viscérale (« c’est à vomir ») pour les autres goûts, les goûts des autres ». On voit que le moche a une valeur communautaire, il met tout le monde d’accord en son sein. Quand on dit: « Je trouve cela moche », on révèle qui on est. Il y a une définition de soi par les goûts affichés. »

Le moche
Le moche© ILLUSTRATIONS: ALINE ZALKO

Vulgaire!

« Vient du mot vulgus, le peuple commun. Celui ou celle qui utilise ce terme se considère hors du peuple, la dimension de mépris de classe est évidente. Et à propos d’une fille, ce « vulgaire! » renvoie à ce mépris. J’ai une mère féministe qui jusqu’à mon adolescence m’habillait de fringues vintage ou tricotées maison plutôt austères, c’était son choix, qui révélait la hantise de la séduction qu’elle devinait en moi. Quand j’ai eu 15 ans, je me suis mise à porter string, push-up, crop top effiloché, jean Stretch taille basse de la marque Pussy inscrite sur les fesses. C’était une forme d’émancipation – découvrir mon corps, voir les réactions qu’il suscitait, porter des décolletés… Je n’étais absolument pas victime de ce que je projetais, c’était de l’empowerment. Mais j’en étais dépossédée par la simple appellation de « vulgaire ». Or, c’était une arme pour moi, qui me permettait de me libérer du contexte familial et des autres pressions que j’avais alors déjà perçues. Je ne me suis jamais sentie aussi puissante qu’en arborant les interdits de mon enfance. Et je me suis rendu compte avec du recul que c’était un style que toute une génération avait aussi choisi – les décolletés et les Wonderbras des films American Pie, les minijupes de Paris Hilton dans The Simple Life, les tenues d’écolières ou en vinyle rouge évoquant le BDSM de Britney Spears ou les pantalons taille ultrabasse de Christina Aguilera… »

Vulgaire !
Vulgaire !© ILLUSTRATIONS: ALINE ZALKO

Le kitsch

« La dimension de classe sociale est encore une fois présente, on se rend compte à quel point le beau est une matrice de domination sociale. J’avais une grand-tante hongroise, Aniouka, qui portait une ombre à paupières assortie à son pull nounours violet. Dans une vie déracinée – jusqu’à sa mort elle a cru que les nazis étaient sous son lit – elle trouvait un bonheur fou dans sa collection de bibelots. Elle en avait une pièce entière, j’étais ébahie par tant de beauté. Ce n’était pas une femme éduquée, elle n’avait pas de connaissance en histoire de l’art, elle n’avait pas les codes. Mais elle avait vu les monuments parisiens et elle voulait les avoir chez elle, comme ce château de Versailles ou cette pyramide du Louvre en cristal Swarovski. Elle ne comprenait pas non plus la logique de différences de savoir-faire. Ces statuettes « kitsch » ont la particularité d’être façonnées de codes perçus comme beaux dans d’autres contextes, plus élitistes. D’après le philosophe Walter Benjamin, c’est leur reproduction mécanique, sans connaissance de fond, qui leur ferait perdre leur aura. Ma tante Aniouka était seulement à la recherche de quelque chose de joli. Elle se voulait un peu princesse au milieu de ses oeuvres et elle révélait ainsi ses origines. Elle rêvait d’un beau auquel elle n’avait pas accès. »

Le kitsch
Le kitsch© ILLUSTRATIONS: ALINE ZALKO

Le joli-laid

« C’est ce qui est presque beau malgré soi. Rien ne va mais tout va pourtant. Il en découle un charme un peu impalpable et une attraction que l’on ne s’explique pas intellectuellement. On trouve énormément de courants de « joli-laid ». A propos des gens: j’ai notamment entendu ce terme au sujet de la chanteuse Charlotte Gainsbourg ou de l’actrice Rossy de Palma. Dans la mode: on le retrouve dans le travail de Glenn Martens, qui utilise par exemple une couleur « vert vomi » ou de Demna Gvasalia pour Vêtements et Balenciaga. Il y a une espèce de puissance qui s’en dégage et une revendication et, une fois de plus, un amusement. Il y a peut-être de la justesse dans ces codes dans un monde qui est post-beau, où l’on est fatigué et lassé de la beauté qui n’est plus une promesse de succès d’inclusion. Cela dit, le joli-laid doit être appréhendé avec précaution et même sérieusement questionné, quand il affiche un peu trop clairement un privilège de classe. Cela fait quelques années que les bobos se passionnent pour l’esthétique brutaliste comme les barres de HLM qui peuplent les banlieues populaires. De nombreux shoots de luxe prennent place devant ces océans de béton vieillis, enchantés de ce nouvel exotisme extra-muros mais appréciables seulement pour ceux qui n’y ont pas grandi et qui s’ennuient de l’esthétique haussmannienne. Voilà les frontières du joli-laid: le charme que l’on trouve à quelque chose nommé « défaut » dévoile que l’on n’a pas souffert de ce dernier ».

Le joli-laid
Le joli-laid© ILLUSTRATIONS: ALINE ZALKO

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