Thibault Dejace

Non-débat autour du « baiser volé » de Blanche-Neige: quand féminisme et cancel culture s’embrouillent

Un jour mon prince viendra Un jour on s’aimera Dans son château heureux, s’en allant Goûter le bonheur qui nous attend. Depuis quelques jours, un nouveau débat agite Twitter et affole les médias : le baiser subi par Blanche-Neige afin de la libérer du mauvais sort. Mais c’est quoi le problème exactement? Décryptage entre cancel culture et wokisme.

Nous l’avons presque tous vu. Sorti en 1938, le premier long-métrage de Disney navigue en eaux troubles. En cause? Le baiser volé subi par Blanche-Neige afin de lever le mauvais sort. La princesse, endormie, ne donne à aucun moment son consentement et se voit donc embrassée sans réelle permission. Cette fin, pourtant culte, est pointée du doigt par deux journalistes américaines. Supportant la culture du viol et l’appropriation masculine du corps de la femme, ce baiser volé déchaîne les passions. En l’espace de quelques heures, les vagues d’indignations se multiplient et les appels aux boycotts sont de plus en plus nombreux. Une nouvelle fin serait même imaginée.

Mais ne ferions-nous pas face à un faux buzz? A un énième faux débat qui ne manquera pas de heurter immanquablement la cause féministe ?

Du non-débat autour du « baiser volé » de Blanche-Neige: quand féminisme et cancel culture s’embrouillent

Parce que du côté des plus conservateurs, les contre-arguments pleuvent. « Les hystériques sont de sortie », « On ne peut plus rien dire aujourd’hui », « Il ne faut pas pousser le bouchon trop loin ».

Une chose est cependant assez claire, peu importe la direction de ce débat, ce dernier révèle un phénomène de société bien plus profond, la cancel culture et la glorification du mouvement woke.

Car force est de constater que dans les sphères féministes, on n’a pas attendu 2021 pour dénoncer les représentations et conceptions des femmes dans la pop culture. Et il est vrai que si l’on se penche sur Disney, l’addition est salée. Entre un syndrome de Stockholm à peine romantisé dans La Belle et la Bête, une beauté muette avec Ariel (sois belle et tais-toi) ou encore un baiser non consenti dans Blanche-Neige, la liste est longue. Très longue.

Et pourtant, le mouvement féministe n’a jamais appelé au boycott de ces films, que du contraire, les boycotter invisibiliserait le problème. La démarche a toujours plutôt été de pointer du doigt ces aspects problématiques pour en faire les moteurs d’une prise de conscience et de changements durables dans la société.

Le mouvement féministe n’a jamais appelé au boycott de ces films, au contraire, les boycotter invisibiliserait le problème. La démarche a toujours plutôt été de pointer du doigt ces aspects problématiques pour en faire les moteurs d’une prise de conscience et de changements durables dans la société.

Alors qu’est-ce qui fait qu’en 2021, une telle réaction fasse loi?

Une telle réaction est liée à la montée en puissance de la « cancel culture », une dérivée du mouvement woke. Ce mouvement prend ses origines dans les premières luttes anti-esclavagistes sous le président Lincoln, il y a plus de 200 ans. C’est une part importante de l’histoire du militantisme.

DeJuana Thompson, de l'organisation Woke Vote, porte un visage de Breonna Taylor alors qu'elle attend à l'intérieur du Lincoln Memorial pendant la
DeJuana Thompson, de l’organisation Woke Vote, porte un visage de Breonna Taylor alors qu’elle attend à l’intérieur du Lincoln Memorial pendant la « Commitment March : Get Your Knee Off Our Necks », une manifestation contre le racisme et la brutalité policière, le 28 août 2020, à Washington DC.© Getty Images

Par « woke« , ou « éveillé » on entend un état de prise de conscience et d’éveil face aux injustices sociales. Répandu par le mouvement Black Lives Matter et grâce aux réseaux sociaux, ce phénomène touche toutes les injustices et toutes les inégalités : racisme, sexisme, environnement. Souvent associé à une politique de gauche dite « progressiste » pour certains, il désigne non seulement les militants antiracistes, féministes ou encore LGBTQI +, mais aussi, et de manière générale, les réflexions liées aux problématiques socioculturelles.

Et si ce mouvement est louable, il montre rapidement ses limites par bien des aspects.

Déjà par sa glorification. Aujourd’hui, tout le monde se dit éveillé, se veut engager, et se revendique woke. Mais cela n’est pas toujours positif. Rappelez-vous, l’an dernier, l’inondation des carrés noirs sur Instagram en hommage à Georges Floyd qui ont fini par noyer le message initial et diffusé des fausses informations.

Dans son livre, The Madness of Crowds : Gender, Race and Identity, l’écrivain britannique Douglas Murray soulève le fait que le terme woke est maintenant « un peu chargé, de sorte qu’il a été beaucoup moqué ces dernières années et que beaucoup de gens eux-mêmes ne sont pas très enthousiastes à l’idée d’être décrits comme étant des wokes ».

Barack Obama s’était également exprimé sur le sujet : « Il y a des gens qui pensent que pour changer les choses, il suffit de constamment juger et critiquer les autres. Si vous vous contentez de jeter la pierre aux autres (sur les réseaux sociaux notamment), vous n’irez probablement pas très loin. Cette idée de pureté, que vous n’êtes pas compromis, que vous êtes politiquement woke (éveillé) – vous devriez la laisser derrière vous, et rapidement. Le monde est en désordre. Il y a des ambiguïtés. Les gens qui accomplissent de très bonnes choses ont aussi des défauts. Les gens contre qui vous vous battez peuvent aimer leurs enfants et même, vous savez, avoir des points communs avec vous. »

Le féminisme, ce n’est pas effacer ou réécrire le passé mais c’est plutôt changer l’avenir à la lumière de qui a été vécu et n’est plus acceptable

Parce que le nouveau fer de lance du mouvement woke, c’est l’usage de la « cancel culture », ce à quoi nous avons affaire ici. Par « cancel culture » (culture d’annulation) on entend la volonté de dénoncer, ostraciser et effacer des individus, groupes ou institutions. Associé au lynchage, ce phénomène prend énormément d’ampleur sur les réseaux sociaux où des oeuvres culturelles jugées discriminatoires sont critiquées, rayées et effacées.

Mais ce que les mouvements féministes souhaitent, c’est tout l’inverse. Et c’est là que la « cancel culture » devient problématique. A créer des problèmes qui n’en sont pas ou en voulant rouvrir de vieux débats, la cancel culture devient contre-productive et peut affecter les causes qu’elle souhaite servir.

Le féminisme, ce n’est pas effacer ou réécrire le passé mais c’est plutôt changer l’avenir à la lumière de qui a été vécu et n’est plus acceptable. Or ici, ce débat autour du « baiser non consenti » donne l’impression que les sphères féministes sont hystériques, qu’elles chipotent pour n’importe quoi, et cela finit par ridiculiser une cause déjà en manque de crédit.

Alors regardez Blanche-Neige avec vos enfants, et apprenez-leur que dans la vraie vie, on n’embrasse pas une femme (ou un homme) qui dort. Que effectivement ce n’est pas ok de faire ce que le Prince fait mais que ça reste un dessin animé. Parce qu’interdire n’est pas une solution. Contextualiser et donner des outils de compréhension, oui.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content