Est-ce parce qu’il est le fruit des amours malheureuses entre deux terribles volcans chiliens ? Le désert le plus haut du monde cache ses richesses et sa cruauté sous des splendeurs d’aube du monde :  » salar  » éblouissant et lagunes bLeutées, sables rougeoyants et lave pailletée d’or.

Cette histoire commence le jour où le Lascar se mit en colère. Une vraie colère. Monstre. Démesurée. Une de ces colères d’amour déçu qui labourent le ventre de la Terre, bouleversent le cours des saisons, crucifient pour des siècles les champs fertiles et les vallées. Il faut dire que lorsque, comme le Lascar, on est un solide volcan haut de 5 400 mètres, on supporte difficilement de se voir souffler sa voisine et compagne û dame volcan Juriques û par son propre frère de la cordillère des Andes, le jeune Licancabur. Dans sa fureur incandescente, Lascar décapita l’infidèle. Après l’éruption, orphelins de leur amour commun, les deux frères pleurèrent toutes les larmes de leurs immenses corps jusqu’à former le  » salar « , le désert de sel d’Atacama. La légende atacameña retrace sur le mode  » telenovelas  » la genèse géologique du désert le plus haut du monde : il y a environ 23 millions d’années, deux plaques lithosphériques s’affrontèrent, soulevant les cordillères des Andes (6 700 mètres), de Domeyko (3 600 mètres) et de la Sal (2 700 mètres). Coincé entre ces trois géantes, le plateau d’Atacama, suspendu à 2 300 mètres d’altitude, devient l’unique réceptacle des eaux s’écoulant des Andes. Mais la chaleur et l’évaporation transforment vite ce qui, sous d’autres cieux, aurait été un immense lac en désert de sel et de feu. Un désert qui vit. Ici, tout n’est que mouvements, craquements, écumes et vapeurs ; l’eau qui irrigue le c£ur des montagnes jaillit en geysers au pied du volcan Tatio ou sort, à mi-pente, bouillonnante, aux thermes de Puritama. Plus bas, à la lisière du salar d’un blanc éblouissant (320 000 hectares de superficie, l’équivalent de l’île de Chypre), tremblent d’improbables lagunes habitées par des flamants roses, bordées d’ondoyantes dunes de sable noir û de la lave pulvérisée û ou de petits cônes de terre couleur vert tendre û mélange de soufre et d’arsenic. Ici, tout est beau et empoisonné. Depuis des millions d’années, dans ce laboratoire où l’eau, le feu et la lave se combattent, affleurent le lithium, l’iode, le salpêtre, le borax et le cuivre. A Calama, à la porte ouest de cette forge géante, bée la plus grande exploitation à ciel ouvert du monde : Chuquicamata. Vue d’avion, la mine de cuivre ressemble à une immense fleur vénéneuse épanouissant autour d’un pistil ocre (l’excavation) ses pétales d’un jaune délicat, d’un bleu ou d’un vert profond (les bains d’acides).

A hauteur d’homme, plus de fleur en vue. Ni quoi que ce soit de vivant, d’ailleurs. Une série de bassins protégés par des palissades de ferraille, des entrepôts grands comme des aéroports où s’agitent des silhouettes masquées et bottées, une noria de camions de 400 tonnes. Et, au centre de ce ballet de fer, d’acier ou de tôle, un trou de 125 mètres de profondeur, le long duquel rampent inlassablement des excavatrices, inquiétants insectes. Chuquicamata produit 600 000 tonnes de cuivre par an et emploie 10 000 personnes. Les seuls ouvriers de Chuquicamata que l’on rencontre, harnachés de combinaisons isolantes et de bottes à semelle de fer, sont attablés dans un pauvre rade à la sortie de la mine.  » A force de creuser la terre, vous allez réveiller le diable « , maugrée Juanita, la tenancière, en servant une bière à Alberto.  » Oh ! moi, je mourrai bien avant. Ici, tu entres à 16 ans et tu sors à 40, les pieds devant « , assène, fataliste, ce mécanicien qui officie sur les camions géants. Pourquoi travailler ici ?  » A cause des salaires très élevés (au Chili, le revenu mensuel est d’environ 300 euros ; à la mine, on peut espérer gagner de 400 à 500 euros). Mais mes gosses et ma femme vivent au pays, de l’autre côté, à Socaire !  » Le  » pays « , pour les Atacameños, c’est le désert, le vrai, celui sans mines, sans villes, celui qui s’étend au pied du Licancabur et du Lascar. Pour atteindre cet eldorado du silence, il faut traverser la bien nommée plaine de la Patience, un no man’s land qui s’étire sur environ 100 kilomètres, de Chuquicamata à la cordillère de la Sal. A la sortie de Calama, quelques bâtiments aux néons rouges (des bordels) puis, bientôt, plus rien, sinon un trait de bitume qui semble, sans hésiter, tracer son chemin vers le néant. Seules bornes, le long de cette route, de petits autels colorés, décorés de bouteilles de Coca, de fleurs de papier crépon, d’ex-voto griffonnés, souvenirs d’un proche qui a emprunté un peu trop vite la voie rapide qui mène au ciel.  » Beaucoup s’endorment au volant. La chaleur, l’altitude, l’ennui de la route, le pisco aussi… « , explique Johnny, notre chauffeur, en doublant un bus poussif chargé jusqu’à la gueule : des mineurs qui reviennent au village après une journée de labeur. Environ 100 kilomètres plus loin, notre véhicule gravit une petite chaîne de montagnes rousses (la cordillère de la Sal). Nous arrivons au pays des Atacamènes. En bas, au pied de la montagne, une oasis déploie ses bras verdoyants autour de San Pedro, une cité en adobe (terre séchée). Aux portes de la ville s’étendent des canyons, le brasier rouge tendre de la vallée de la Lune û où les astronautes américains s’entraînèrent avant leurs expéditions lunaires û puis, dans le lointain, apparaissent les chatoyants abords du salar, miroir mouvant dans lequel se reflètent les Andes. Un panneau annonce la route de la  » frontera del Norte  » (la frontière du nord), aux marches du  » pays longiligne  » de Pablo Neruda.

S’il est vrai que  » le désert ponce les âmes « , comme l’écrivait Théodore Monod, l’Atacama tout entier vous happe et vous dénude. Cette terre en équilibre sur l’un des plus grands chaos de la planète n’est que respiration et tremblements. Les villages restent d’ailleurs à distance prudente du désert, de la scène incandescente, suspendus aux contreforts de la cordillère. Seuls les cimetières aux tombes ornées de fleurs en papier occupent les terrasses surplombant le désert. Comme pour jouir du spectacle de sa beauté pour l’éternité.

 » Il y a dix ans, lorsque les gens du pays ont vu les premiers touristes venir se griller dans la fournaise, ils les ont pris pour des fous !  » se souvient Luisa, en éclatant de rire. Cette solide matrone de Tocanao, hameau de pierres volcaniques proches du salar, a autant le sens des affaires que celui de l’humour, puisqu’elle est aujourd’hui devenue la success woman du village. Elle reçoit à partir de 10 heures du matin, quenouille à la main, dans la cour de sa jolie maison. A l’ombre du figuier trône un antique métier à tisser. Dans sa boutique-atelier, cette chef d’entreprise fabrique des pulls en laine de lama qu’elle vend aux visiteurs de passage. Une activité qui fait vivre toute la famille : son mari tond les bêtes, les belles-filles lavent et peignent la laine qu’elle-même file et tisse.  » Enfin, fous ou pas, les touristes adorent rapporter un souvenir dans leur pays, explique Luisa. Alors, j’ai commencé à faire des pulls comme ma mère avant moi. Mon mari crée des objets en bois de cactus (une matière proche de l’éponge que l’on doit laisser sécher un mois avant de la sculpter) et ne va pas à la mine. Les gens des villages du haut n’ont pas notre chance.  »

A 4 200 mètres d’altitude, au bout d’une piste accrochée à flanc de montagne où de placides troupeaux de vigognes et de lamas regardent passer les rares 4 X 4, apparaît un de ces villages  » du haut « , Machuca : une rue unique bordée de maisons d’adobe couvertes d’une chevelure de paille jaune. Une vieille femme gravit le chemin, portant sur sa nuque un énorme ballot. Dans le bistrot du village, Juana, solide quinquagénaire à l’£il noir, nous offre le café tout en finissant de pétrir la pâte de ses  » empanadas  » (petits chaussons fourrés au fromage). Plus tard, elle se rendra au corral pour libérer son troupeau de lamas. Pas d’hommes en vue. Seuls les vieux et les femmes continuent leur labeur pour tirer de la terre leur pain quotidien.

C’est le cas de Don Francisco, l’un des derniers habitants mâles de Tupite, un hameau ancré sur les contreforts ocre du volcan Tatio. A 78 ans, les yeux cachés par son large chapeau de feutre, il trie un tas de fèves devant sa maisonnette de pierre. A une dizaine de mètres en contrebas de la piste s’ouvre son domaine, une large faille dans la roche au fond de laquelle court un ruban verdoyant : des fèves, des oignons, de la luzerne.  » Nous, les vieux, laissons le désert aux forces de l’esprit, aux errances des morts. Nous avons toujours vécu à l’abri de la montagne. Nous savons cultiver dans les failles, nous connaissons le secret des sources cachées. Il ne s’agit pas de faire fortune mais de survivre, c’est tout. Et de garder les yeux ouverts pour jouir de la beauté du monde.  » Don Francisco sourit et embrasse du regard les dunes de sable ocre, le salar aux reflets de diamant brut, le volcan Lascar qui rosit à l’horizon. Bientôt arrivera le bus du soir d’où sortiront des hommes usés, couverts de poussière cuivrée. Ceux-là vivent sans jamais voir le désert.

Céline Lis

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