Deux créateurs diamétralement opposés. Deux mannequins d’atelier. Deux fois quatre mètres de tissu noir. En exclusivité pour Weekend Le Vif/L’Express, Valeria Siniouchkina et Gerald Watelet ont relevé le défi d’un duel stylistique autour d’une conception différente du vêtement. Action !

A ma droite, la jeune Valeria Siniouchkina, diplômée avec distinction de La Cambre en juin 2002 et talent prometteur d’un savoir-faire  » made in Belgium « . A ma gauche, le quadra Gerald Watelet, défenseur d’une haute couture  » à la belge  » installé depuis peu à Paris. Les deux protagonistes ne s’étaient jamais rencontrés ; Weekend Le Vif/L’Express les a réunis pour une confrontation amicale autour de quelques mètres de tissu. Trois heures top chrono pour un défi périlleux qui marie l’art de l’aiguille aux techniques d’argumentation…

Valeria Siniouchkina : En quelle année avez-vous commencé ?

Gerald Watelet : J’ai commencé en 1989.

V.S. : Ah, d’accord ! J’avais 12 ans. J’étais encore à l’école à Moscou. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de 14 ans. Je suis arrivée en Belgique il y a un peu plus de dix ans…

G.W. : Cela a dû être un grand changement…

V.S. : Complètement !

G.W. : Moi, j’ai défilé à Moscou en 1995 pendant la semaine de la mode.

V.S. : Et vous n’y êtes pas retourné depuis ?

G.W. : Non, mais je commence à avoir des contacts. Il y a beaucoup de clientes potentielles, là-bas. Il y a beaucoup d’argent et il y a aussi beaucoup de jolies femmes…

V.S. : Tout à fait ! Mais je me suis toujours sentie exclue du clan ( sourire). Finalement, je vous connais peu. J’ai essayé de chercher des informations sur le Net, mais je n’ai rien trouvé.

G.W. : Je ne suis pas sur le Net.

V.S. : Je sais que votre style est assez classique…

G.W. : Très ! Je suis très classique. Et le leitmotiv, c’est que ça soit très chic.

V.S. : Vous faites des robes de cocktail, des robes de mariée…

G.W. : Non, non ! J’adore faire des vêtements de jour. Des vestes, des manteaux, des tailleurs…

V.S. : Et quel âge a votre clientèle ?

G.W. : La moyenne a entre 40 et 60 ans. Cela tombe bien parce que je n’aime pas habiller les jeunes femmes.

V.S. : Moi, c’est tout le contraire ( rires) ! Enfin, pour l’instant…

G.W. : Non, ça m’ennuie profondément d’habiller les jeunes femmes ! Je trouve qu’elles n’ont pas d’histoire et moi, j’ai besoin d’habiller des femmes qui en ont une.

V.S. : C’est drôle… Mais si je vous racontais mon histoire, vous n’auriez pas envie de me faire une robe ?

G.W. : ( Rires.) Peut-être…

V.S. : Gerald, puis-je vous prendre quelques épingles ? Parce que les miennes sont trop courtes…

G.W. : (Moqueur.) Je vais réfléchir. Mais vous êtes venue avec des clous ( rires) ! Ah, les jeunes…

Weekend Le Vif/L’Express : Fondamen-talement, qu’est-ce qui vous donne, à l’un et l’autre, l’envie de créer des vêtements ?

G.W. : Personnellement, c’est le fait de voir des gens mal à l’aise autour de moi.

V.S. : ( Rires.) ça alors !

G.W. : Non, mais c’est vraiment ça ! Je pense que tout le monde peut avoir de l’allure, même des gens qui ne sont pas beaux…

V.S. : C’est vrai.

G.W. : Et vous ?

V.S. : Je n’en ai aucune idée ! Je sais que quand j’étais toute petite, je dessinais déjà des silhouettes sur un podium. Je devais avoir 6 ou 7 ans. Cela fait complètement cliché, mais c’est comme ça ! Et puis, ma mère m’a toujours cousu des robes de soirée. Elle a toujours voulu être styliste, mais elle ne m’a jamais poussée à faire ce métier. Mes parents voulaient plutôt que je fasse des études  » sérieuses « …

G.W. : Droit, médecine…

V.S. : Oui, j’ai d’ailleurs fait un an de droit avant d’entrer à La Cambre. Et je suis sûre que, aujourd’hui, mon père aurait aimé que je fasse autre chose que le stylisme. Et vous, vous n’avez jamais pensé à donner cours ? A La Cambre, par exemple…

G.W. : Cela m’étonnerait qu’on veuille bien de moi là-bas ( rires) ! Non, sincèrement, donner cours ne m’intéresse pas. D’ailleurs, les professeurs de stylisme sont souvent des créateurs frustrés…

V.S. : ça, c’est vrai ! ( Elle observe la silhouette de Gerald Watelet qui commence à prendre forme.) On sent la différence de métier. Il est déjà loin et moi je ne suis encore nulle part. J’expérimente complètement !

G.W. : Je peux vous prendre un bout de tissu ?

V.S. : Je ne crois pas, non ( rires) ! Non, mais c’est vrai : quand on a vraiment du métier derrière soi, on est beaucoup plus rapide et plus clair dans sa tête.

G.W. : Oui, moi quand je commence une robe, je sais exactement comment elle sera finie. Il est très rare que je change quelque chose dans le courant de la réalisation.

V.S. : Moi, c’est le contraire !

G.W. : Là, je suis en train de faire un corsage cache-c£ur. Ce sera une robe du soir. Dans ce gros coton, ce n’est pas mal, mais, personnellement, je l’aurais plutôt faite dans une grosse faille de soie.

V.S. : Je suis sûre que c’est une silhouette que vous avez déjà faite ! Ce n’est pas possible…

G.W. : Evidemment (rires) !

V.S. : Moi, je vais faire une robe asymétrique, assez classique…

Weekend Le Vif/L’Express : Considérez-vous chacun la mode comme de l’art ?

V.S. : Cela peut l’être…

G.W. : C’est de l’artisanat, c’est de la créativité, mais ce n’est pas de l’art. Ce serait prétentieux de le croire…

V.S. : Mais si on fait, par exemple, des vêtements qui ont un rapport à l’espace ou à l’architecture et que cela devient quelque chose d’autre…

G.W. : Alors, ce n’est plus du vêtement !

V.S. : Oui, mais avec une personne dedans !

G.W. : Non, non !

V.S. : Je ne veux pas dire un vêtement étrange, mais un vêtement mis dans un contexte autre que la rue. C’est de l’art et cela reste un vêtement !

G.W. : Moi, ce côté objet d’art ne m’intéresse pas du tout.

V.S. : Mais ça peut l’être !

G.W. : Si vous voulez, mais pour moi, le vêtement doit rester portable et confortable à mort ! Si on ne peut pas s’asseoir avec la plus belle robe du monde, franchement à quoi ça sert ? Moi, ce n’est pas mon truc du tout !

V.S. : Mais cette robe-là peut être unique !

G.W. : Hélas ! Non, mais il y a déjà tellement de femmes qui ne sont pas belles naturellement, alors pourquoi les enlaidir davantage ? Pourquoi leur faire porter des horreurs ? Prenez Viktor & Rolf, c’est un peu de la masturbation intellectuelle !

V.S. : ( Offusquée.) Oh ! Sacrilège ! Moi, j’aime beaucoup. J’aime lorsqu’on crée, dans un défilé, un univers entier : le vêtement, la chorégraphie, la musique… Cela devient un peu du théâtre, mais pas du théâtre ennuyeux. C’est une atmosphère, une performance… Moi, je ne fais pas de mode conceptuelle, mais je respecte ceux qui la font. J’aime Martin Margiela, Hussein Chalayan et d’autres qui intellectualisent la mode. Cela vaut la peine…

G.W. : C’est une autre démarche. C’est une démarche intellectuelle. Moi, j’ai une démarche purement esthétique et luxueuse.

V.S. : Pour le moment, je ne sais même pas où je me situe, alors je ne peux rien réfuter ! Je ne sais pas encore exactement où mon style va m’amener…

G.W. : Moi, j’ai toujours été très influencé par Yves Saint Laurent et d’autres classiques comme Balenciaga, Givenchy.

V.S. : Avant d’entrer à La Cambre, j’aimais beaucoup Alexander McQueen…

G.W. ( Il lève les yeux au ciel.) Elle aime tout ce que je déteste, cette petite !

V.S. : J’ai adoré ses premières collections.

G.W. : Cet homme n’aime pas les femmes ! Quand on fait des vêtements, on doit aimer les femmes. On doit avoir envie de les rendre belles…

V.S. : ( Elle soupire.) Moi, je me vois très bien en Alexander McQueen ! Et je me sentirais belle…

G.W. : Ah oui ?

V.S. : Mais oui !

G.W. : God bless you, darling !

V.S. : C’est une autre esthétique de beauté que la vôtre.

G.W. : Non, mais il y a quand même des règles d’or ! Moi, je trouve qu’il y a des choses qui sont déjà tellement laides sur des mannequins, alors quand on les met sur des femmes qui sont moins belles… Regardez dans la rue ! Vous avez aujourd’hui des filles de 14 ans qui portent des pantalons en Stretch avec un petit tee-shirt trop court qui dévoile le nombril, elles sont boudinées de partout et elles se trouvent belles. Ce n’est pas possible : elles n’ont pas de miroir chez elles ! C’est horrible d’être déjà comme ça à 14 ans…

V.S. : Il faut leur dire ! Vous, vous ne faites que des vêtements que pour des gens de plus de 40 ans !

G.W. : Ce n’est pas cette question-là. Je parle simplement du sens de la dignité. Il faut se regarder dans le miroir ! Parce que, tout au long de la journée, les autres sont obligés de vous regarder…

V.S. : ( Elle pouffe.) Vous êtes comique !

G.W. : C’est déjà ça !

G.W. : Bon, moi, j’ai fini ( rires) !

V.S. : C’est bien ! Maintenant, il faut mettre l’étiquette et le prix ! C’est joli, je trouve…

G.W. : C’est très classique.

V.S. : En fait, c’est le genre de robe que j’imaginais avant de vous rencontrer. C’est joli, mais honnêtement, je ne la porterais pas…

G.W. : Moi, j’aime les femmes qui peuvent passer d’un style à l’autre, qui peuvent aussi bien porter une de vos créations qu’une robe de chez Watelet pour sortir le soir. Ce qui est ennuyeux, ce sont les gens qui choisissent un créateur et qui n’ont pas la curiosité d’aller voir ailleurs. Moi, je suis très classique, mais j’adore aussi Dolce & Gabbana.

V.S. : Moi, cela me ferait rêver de porter une robe du soir, mais c’est un style qui ne me convient pas. Je sais que, si je la portais, je ne me sentirais pas assez jeune. Votre robe, je la raccourcirais, je la déchirerais ( rires)…

G.W. : Vous enlèveriez tout le bas ( rires) !

V.S. : Oui et j’ajouterais une veste en cuir au-dessus ! Non, mais franchement, votre robe est belle, il n’y a pas de doute là-dessus.

G.W. : Merci !

V.S. : De toute façon, vous savez ce que vous faites et ça marche bien. Il n’y a pas de raison de changer.

G.W. : Enfin, ça marche bien… Si on veut !

V.S. : Vous avez un nom et une clientèle, tout de même ! Mais votre boutique de l’avenue Louise est fermée, c’est ça ?

G.W. : Oui. Je me suis installé à Paris il y a un an et depuis, ça va beaucoup mieux. Il y a une accélération de notoriété et de ventes parce que je touche une clientèle internationale qui ne vient de toute façon pas à Bruxelles. Je crois que c’est dû aussi à l’équipe. Toutes mes ouvrières, mes premiers d’atelier et la vendeuse viennent de chez Yves Saint Laurent. Aujourd’hui, j’ai quelques grosses clientes qui connaissent bien la couture et aussi des clientes de Monsieur Saint Laurent. Car il m’a donné son fichier clientes. ( Il termine sa silhouette.) Bon allez, si vous me donnez encore trois heures, je vous en fais une autre ( rires) !

V.S. : Je trouve votre rapidité d’exécution très impressionnante. En plus, le résultat y est : c’est très joli ! Moi, j’ai toujours un problème de lenteur. J’ai commencé avec l’idée de faire une robe et maintenant, cela devient un top ! Je n’en peux plus. Vous avez encore cinq heures ou pas ( rires) ?

G.W. : C’est amusant de voir que le même tissu, sur le même buste, peut donner naissance à deux silhouettes complètement différentes.

V.S. : C’est vrai que c’est marrant. Et c’est un fameux challenge ! Mais, je suis impressionnée. En fait, j’aimerais apprendre, dans mon style, à pouvoir travailler aussi vite que vous…

G.W. : En tout cas, j’ai été ravi de vous rencontrer. On n’est pas d’accord sur tout, mais vous m’êtes très sympathique.

V.S. : Moi aussi, j’ai été ravie !

Valeria Siniouchkina

Née le 23 septembre 1977 à Zurich (Suisse).

l Avril 2002 : prix Henri Bendel au Festival des Arts de la Mode de Hyères.

l Juin 2002 : diplômée de La Cambre avec distinction.

l 2003 : vente de la collection printemps/été 2003 intitulée  » Omsk  » chez Henri Bendel, à New York.

l 2004 : travaille actuellement à Rome pour une marque de sportswear italien.

Gerald Watelet

Né le 11 décembre 1963 dans la région de Namur.

l 1983 : diplômé de l’école hôtelière de Namur.

l 1988 : ouverture de sa maison de couture à Bruxelles.

l 1994 : premier défilé à Paris en tant que membre invité de la Chambre syndicale de la couture parisienne.

l 1998 : première collection de prêt-à-porter présentée à Bruxelles.

l 2004 : déménagement à Paris et installation de ses quartiers  » couture  » au n° 62 de la rue François Ier dans le VIIIe arrondissement.

Propos recueillis par Frédéric Brébant Photos : Bertrand Sottiaux

 » J’aime lorsque l’on crée, dans un défilé, un univers entier : le vêtement, la chorégraphie, la musique…  » (Valeria Siniouchkina)

 » Cela m’ennuie profondément d’habiller les jeunes femmes. Je trouve qu’elles n’ont pas d’histoire.  » (Gerald Watelet)

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