Après Salamanque la castillane et Bruges la flamande en 2002,

la méridionale et charmeuse Graz a repris seule le flambeau

de capitale européenne de la culture. La deuxième ville d’Autriche vibrionne d’idées, sape gentiment les traditions

et rêve de briser carcans et interdits.

Blottie dans les contreforts majestueux des massifs alpins et à l’orée d’une plaine ondoyante et verdoyante mouchetée de bois et de petits bourgs, l’ancienne cité historique de Graz se singularise par les couleurs chaudes et méridionales qui habillent les façades de ses prestigieuses demeures. Bien au sud de la Vienne solennelle et impériale, Graz joue à fond la carte de la convivialité et de la bonne humeur. Portés par un doux zéphyr, des parfums capiteux venus de Hongrie et de Slovénie enivrent et exaltent des grappes de jeunes étudiants qui jaillissent dans les ruelles historiques, placettes ombragées et passages romantiques. Leur dynamisme, leur jovialité et leur anticonformisme font de la seconde ville d’Autriche l’aiguillon d’une société souvent par trop  » immobilisée « .

La capitale actuelle de la Styrie, province au sud de l’Autriche, fut aussi celle des territoires slovènes jusqu’en 1919 l’année qui vit ceux-ci se détacher de l’Empire austro-hongrois pour former l’un des composants du royaume des Serbes, Croates et Slovènes (la future Yougoslavie). Les Habsbourg y furent tout-puissants dès le XIIIe siècle. Chassés de Vienne par les Hongrois, ils firent même de Graz le siège de leur pouvoir. Un tel déploiement de puissance en une aussi petite ville peut sembler disproportionné. Pourtant, la position de Graz présente bien des atouts stratégiques. Point de passage incontournable entre la Hongrie toute proche et l’Italie, c’est un couloir tactique naturel et aisé où petits vallonnements et parcelles forestières escortées de minuscules agglomérations ne créent guère d’obstacles pour les envahisseurs venus de l’est. Alors que l’Europe centrale était en grande partie sous domination ottomane, les Habsbourg arc-boutés sur leurs forteresses contenaient tant bien que mal leurs tentatives expansionnistes. Graz était le verrou essentiel de cette ligne de défense de la chrétienté. Bénéficiant d’un promontoire particulièrement escarpé, les seigneurs de Graz élevèrent une forteresse imprenable qui les protégea aussi bien des hordes turques que de Napoléon Ier. Obligé de contourner la position, le petit caporal s’y cassera en effet les dents et, furieux de cet  » incident « , forcera la cité au démantèlement des puissantes fortifications du Schlossberg. Il lui concédera uniquement, contre espèces sonnantes et trébuchantes, le maintien de la seule tour de l’Horloge. Dominant toute la ville ancienne, en surplomb, elle est devenue depuis, le symbole emblématique de la ville. Un symbole particulièrement mis en valeur et volontairement détourné façon  » provoc  » à l’occasion de l’année culturelle. Ainsi, l’artiste Markus Wilfling a choisi de la dédoubler en édifiant à ses côtés immédiats un clone figurant son ombre en taille et en volume. Une image juxtaposée plutôt curieuse et qui suscite la polémique parmi les habitants dont certains toutefois ne verraient pas d’un mauvais £il cette vue stéréoscopique maintenue après la clôture de cette année exceptionnelle.

Autre sujet de polémique pour cette même année 2003 qui a vu Graz reprendre seule le flambeau de capitale européenne de la culture (après Salamanque et Bruges en 2002), l’île flottante sur la Mur. Cette petite rivière particulièrement nerveuse et capricieuse, encaissée entre ses berges abruptes, est un vrai rapide aux flots écumants. La Mur coupe ainsi chirurgicalement la ville ancienne, joviale et festive de ses importants faubourgs industriels. Etroit, le cours d’eau porte aujourd’hui sur son onde une curieuse barcasse ovoïde toute bardée d’aluminium. Tel un céphalopode, le mollusque futuriste est rattaché aux rives par deux larges passerelles tentaculaires. Ballottée par les fureurs du ru, cet esquif instable navigue entre deux eaux. Scène ouverte au théâtre alternatif, café branché, point de rencontre et de mixité, étrange nef pour folies délibérées, l’île  » artificielle  » est l’£uvre de l’artiste américain Vito Acconci. Elle restera à flot après 2003.

Depuis les années 1980, Graz, hôtesse de trois universités importantes et de plus de 20 000 étudiants, sous l’impulsion d’un groupe d’architectes battant en brèche l’esprit provincial, réserve un accueil très favorable à toute initiative architecturale intéressante et surtout novatrice. Ainsi, en dehors des exemples cités plus haut, un projet magistral se peaufine actuellement au bord de la rivière. Semblant issu de la  » Guerre des étoiles « , un ovni s’y est posé en plein quartier ancien autrefois célèbre… pour ses maisons de passe. Prochaine maison des Arts, la Kunsthaus, ce globule ovulaire hérissé de tuyères s’est amarré à une ancienne galerie à trois étages aux colonnettes de fonte datant du XIXe siècle. Fruit d’un concours et dessiné par les Londoniens Peter Cook et Colin Fournier, le nautile grazois renferme trois niveaux (réservés à des expositions temporaires et multidisciplinaires) reliés par des  » travelators « . Trottoirs roulants, ces très longues passerelles de 30 mètres doucement inclinées traversent dans toute leur longueur chaque plateau. Le dernier étage, en dôme bulbeux, est éclairé par ces curieuses tuyères à l’aspect pustuleux qui ont pour objet de concrétiser l’accord optique et fusionnel entre le passé, symbolisé par la tour de l’Horloge plantée sur l’ancien bastion fortifié devenu parc, et le futur. Une longue terrasse-passerelle, appendice horizontal, véritable galerie de verre dévolue au calme et à la contemplation, surplombe et offre une vue  » imprenable  » sur la ville ancienne. Biomorphique, la Kunsthaus est évidemment une prouesse technique. Vêtue des matériaux les plus pointus, la protection même de son enveloppe sera contrôlée en permanence par ordinateur. De façon que les variations importantes de température dans cette région continentale aux étés parfois torrides et aux hivers rigoureux soient parfaitement régulées. Beaubourg autrichien, le Kunsthaus, au travers de grandes plaques translucides, laisse ainsi paraître toute la machinerie et la tuyauterie indispensables au confort climatique de l’engin désormais définitivement ancré aux événements culturels de la capitale styrienne.

D’autres éléments moins provocateurs sans doute, mais tout aussi significatifs, jalonnent le quartier résidentiel et les nouveaux zonings. Ainsi, les impressionnants bâtiments de la nouvelle université, les serres en losange du jardin botanique, la nouvelle gare principale et récemment la Helmut-List-Halle. Parallélépipède d’acier, profonde et immense, cette dernière renferme un auditorium cubique conçu sur les directives de Nikolaus Harnoncourt, le célèbre chef d’orchestre et enfant chéri du pays, renommé pour sa rigueur proverbiale et son perfectionnisme tatillon. Dans un nouveau zoning industriel très  » clean « , dotée d’une enveloppe métallique aux profils rigoureux et au look néo-industriel lumineux, la salle de concert est construite en favorisant au maximum bois et textile. L’acoustique y est remarquable et le maître attitré du Concentus Musicus de Vienne y use de son nouveau jouet avec un plaisir non dissimulé.

Graz 2003 ne se résume certainement pas à un seul exercice de style architectural, elle est aussi le lieu de multiples manifestations thématiques. De nombreux palais ont ainsi ouvert leurs portes à des expositions temporaires. Parmi celles-ci, relevons l’exhaustif et interpellant  » Phantom der Lust  » qui s’est installé d’avril à août à la Neue Galerie & Stadtmuseum pour livrer les visions (décortiquées) du masochisme par Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), ses proches et ses disciples. Les multiples perversions, cruautés et pulsions parfois dramatiquement définitives,… y traversaient l’art et la littérature. Interdit aux moins de 18 ans, spécifiait l’affiche… Sans commentaires.

Planté en plein centre de l’immense et large voie piétonne, parallélépipède translucide, un ascenseur en verre et acier se dresse comme un cierge futuriste à côté d’une statue de la Vierge. Son but, donner l’occasion à ses utilisateurs de regarder la Vierge dans le blanc des yeux. Une façon particulièrement ludique de s’envoyer en l’air et de gagner son paradis… Autre facette de l’humour ambiant et gentiment provocateur, l’immense squelette d’acier jouxtant l’opéra et qui est une réplique de l’armature de la statue de la Liberté à New York. Sauf, qu’ici (£uvre de l’artiste Hartmut Skerbisch), elle brandit… un glaive.

Si l’année culturelle est l’actuel fil rouge de la cité styrienne, le visiteur ne pourra ignorer ce qui fait aussi de Graz une ville aux charmes anciens incontournables. Ainsi, le parc à l’anglaise entourant le splendide et puissant château baroque du XVIIe siècle d’Eggenberg, immense résidence dotée de majestueuses cours intérieures aux étages percés d’alignement parfait de baies cintrées inspirées d’une Italie partout présente. Cette touche méditerranéenne que les touristes de la Péninsule se plaisent à retrouver ici en Styrie, où se mêlent air alpin et souffle méridional, traditions germaniques et nonchalance latine.

C’est porté par cette nonchalance vraiment très caractéristique de l’Autriche méridionale que l’on ira baguenauder entre la large et commerçante Herrengasse et la grande place triangulaire de l’hôtel de ville, la Hauptplatz. Là s’alignent les impressionnantes façades des grands palais. Fonctionnellement sévère, l’austère Zeughaus, l’ancien arsenal a conservé intacte son incroyable collection d’armes et d’armures anciennes. Plus loin, monumental et plastronnant, véritable pièce montée aux superstructures tarabiscotées, l’hôtel de ville a sacrifié à l’historicisme et au style néo-Renaissance de la fin du XIXe siècle. Enfin, cerise sur le gâteau, raffinement incontournable où jouent finesse et élégance, le Landhaus (la Diète) s’ouvre sur sa magnifique cour d’apparat Renaissance italienne. Un chef-d’£uvre de légèreté du milieu du XVIe siècle. Ailleurs encore, stucs frivoles et couleurs chaudes font chatoyer les façades baroques et Renaissance.

Au c£ur des petites ruelles et impasses qui quadrillent les anciens quartiers se niche la cathédrale gothique du XVe siècle, élevée par l’empereur Frédéric III de Styrie et qui abrite deux extraordinaires coffres nuptiaux en ivoire. Aujourd’hui reliquaires, ces précieux objets aux frises délicatement sculptées, appartenant à l’origine à la princesse de Mantoue Paola Gonzague, évoquent les six  » Triomphes  » de la vie de Pétrarque. Accolé au lieu de culte, une £uvre maniériste d’un élève de Palladio, le mausolée de l’empereur Ferdinand II, natif de Graz et adversaire acharné du protestantisme, est coiffé d’un dôme élégant surmonté de l’aigle impérial. Tout autour de l’ancienne université des Jésuites contiguë, terrasses, cafés et tavernes se sont multipliés pour attirer une foule jeune et bigarrée. De vraies piazzas s’y succèdent, inondées jour et nuit d’une foule bruyante, conviviale et volontiers anticonformiste, baptisé  » triangle des Bermudes  » et au sein duquel les Autrichiens en mal de Riviera aiment se perdre…

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