Acte de présence

© JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS

Pour ses 10 ans, la Cité de la dentelle et de la mode de Calais donne carte blanche au créateur belge. Il y pose son regard amoureux sur les oeuvres conservées par l’institution et celles qu’il signe depuis plus de vingt ans maintenant. In praesentía, une délectation.

Il avait été question de se rendre à Calais, à la Cité de la dentelle et de la mode qui fête ses 10 ans et où Olivier Theyskens s’apprêtait à exposer son travail, ses immersions fugitives, ses vêtements sublimes, sa façon d’être libre, sous le titre inspiré d’In praesentía. Mais il était trop tôt, l’accrochage n’était pas encore à l’ordre du jour, on s’était donc retrouvés dans son nouvel environnement parisien, à l’Hôtel De Bourrienne, qui fut celui où Fortunée Hamelin, Merveilleuse de son état, tenait salon. Il en reste pour sûr quelques fantômes enchanteurs et, dans son studio, un vitrail à arabesques, des lambris ouvragés et une riche bibliothèque où se côtoient Le Rouge et le Noir de Stendhal, un livre sur les dictateurs daté de 1935 et dont le dernier chapitre n’épargne pas Adolf Hitler, ainsi qu’une somme précieuse sur la dentelle – il l’a prêtée à Lydia Kamitsis, amie et curatrice de cette exposition à ce point intime qu’elle en devient universelle. Car leur propos est bien de l’ordre de la rêverie : par  » fragments et collisions « , ils ont tissé un dialogue créatif entre l’oeuvre d’Olivier et les collections historiques, textiles et industrielles du musée, sans chronologie stricte, dans une sorte d’abstraction émotionnelle évidente.

Acte de présence
© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS

Depuis ses débuts à 20 ans – on était en 1997 -, Olivier Theyskens convertit son romantisme sombre en une garde-robe volontiers dramatique où règnent la dentelle, le biais, l’agrafe, la guêpière, le noir et l’excellence. Celui que l’on surnomma le  » prince gothique de la mode  » a promené sa silhouette et son esthétique chez les belles endormies Rochas et Nina Ricci, au coeur des années 2000, avant de travailler pour Theory puis de refonder sa griffe à son nom en 2016. Aujourd’hui, à Calais, avec In praesentía, son oeuvre, et le mot n’est pas usurpé, invite à la rêverie. Ouvrez les guillemets.

Ensemble robe, veste et crinoline en taffetas de soie moirée Olivier Theyskens, hiver 00-01.
Ensemble robe, veste et crinoline en taffetas de soie moirée Olivier Theyskens, hiver 00-01.© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS

De la dentelle

 » Mes grands-parents savaient que j’aimais ce qui était lié à la couture, ils accumulaient pour moi des trésors qu’ils chinaient sur les marchés aux puces, ce n’était que galons et dentelles anciennes chantilly ou rebrodées. Quand j’étais enfant, dans les années 80, la dentelle appartenait essentiellement au monde de la lingerie, univers plutôt intime, elle avait dans mon esprit un côté convoité. J’en ai utilisé dès le début, de la très, très belle parce qu’ancienne. Puis j’ai arrêté, je n’accrochais pas aux dentelles contemporaines, le fil avait changé, elles avaient une base synthétique et un côté très machiné. Chez Rochas, j’ai renoué avec elle, parce qu’elle était incontournable dans la maison. J’avais décidé que ce devait être son monogramme, j’ai dû me rapprocher des fabricants de Calais pour tenter de créer à nouveau celle de monsieur Rochas – chaque motif a sa partition, or, elle était introuvable, il a fallu la régénérer. Puis je m’en suis à nouveau éloigné et je l’ai retrouvée quand j’ai développé ma marque. C’est arrivé naturellement mais aussi parce que j’ai découvert le seul fabricant au monde qui utilisait encore du fil de soie, j’en étais amoureux, c’est si précieux, si fragile.  »

Robe à crinoline lancée en gros de Tours de soie, détails de passementerie, jais et velours, dentelle à l'aiguille, collection Cité Dentelle Mode, vers 1865.
Robe à crinoline lancée en gros de Tours de soie, détails de passementerie, jais et velours, dentelle à l’aiguille, collection Cité Dentelle Mode, vers 1865.© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS

De l’outil

 » Je suis également séduit par l’environnement qui existe autour du métier de la dentelle, c’est un produit délicat mais tout l’usinage est extrêmement rude, avec des machines qui ont plus de 100 ans, on dirait des locomotives. C’est un univers très charbonneux, tout est enduit de graphite, ce qui en sort est gris foncé. Les ouvriers sont pareils à ceux qui travaillent dans les mines de charbon, c’est particulier, il y a un vrai contraste. La Cité de la dentelle et de la mode s’attelle à la préservation de l’outil industriel. Elle possède des objets magnifiques, tels ces cahiers de tullistes noirs de graphite, de 1900 jusqu’aux années 70, qui reprennent la mathématique des linéaires des tulles, c’est étrange, complètement abstrait et très joli. J’étais intéressé de révéler cet univers-là. Et j’ai voulu trouver des équivalences, des liens entre mon approche et la collection muséale, qui date du XIXe et du XXe siècle – certaines pièces sont griffées, d’autres anonymes, elles font écho à ce que j’aime dans les vêtements. En me plongeant dans les archives, je n’ai pas découvert plus que je ne savais déjà sur mon processus de travail : la famille de la mode a des fondamentaux et je les partage, que ce soit la façon de couper les tissus, de jouer avec les matières ou certaines récurrences. Mais j’en ai aimé le charme… J’ai souvent l’impression que faire ce métier est lié à des techniques anciennes, le fil, l’aiguille, le fait main, la machine à coudre, tout est là depuis le début.  »

Robe bustier à tournure en soie Olivier Theyskens, été 02.
Robe bustier à tournure en soie Olivier Theyskens, été 02.© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS

Du dessin

 » J’ai des impressions fugitives mais je les oublie si je ne suis pas assis à une table, prêt à les représenter. Je passe toujours par le dessin. Esquisser une collection, c’est comme quelque chose qui se déroule. J’ai tendance à avancer de silhouette en silhouette – je ne sais pas à quoi ressemble la pelote mais je tire le fil. C’est une découverte au moment même de ce que l’on peut créer autour de ce que l’on a déjà commencé à créer. Et quand la collection est vraiment avancée, je me rends compte, souvent sur le tard, comme si mon inconscient me l’avait bien caché, que ce n’est pas innocent.  »

Du prince gothique

 » Je ne sais si je suis un  » prince gothique de la mode « . Mais j’ai toujours aimé les grands drames dépeints au cinéma ou à l’opéra – si je dois écouter de la musique en boucle, ce sera Elektra. J’aime quand les héroïnes se retrouvent en haillons. Adèle H avec Isabelle Adjani et sa magnifique robe qui traîne dans la poussière, déchirée, Blanche-Neige et sa tenue destroyée par les arbres, celle de Cendrillon par ses soeurs. J’ai un caractère mélancolique, j’aime les choses un peu tristes.  »

Du corset

 » On trouve souvent des éléments issus de la corseterie dans mon travail mais me connaissant comme le dernier des misogynes, je n’aime pas l’idée du corset. Je préfère travailler la guêpière, plus respectueuse du corps car moins rigide, moins baleinée, elle n’est pas censée étrangler. J’ai vraiment pu me mettre à fond sur l’étude de ce type de pièce quand j’étais chez Rochas, il avait été l’un des premiers à l’utiliser pour créer une silhouette avec une taille, une robe corolle au début des années 40, il annonçait ainsi la venue du New Look.  »

Du biais

 » J’aime manipuler le biais, sans doute est-ce lié au fait que j’ai beaucoup joué avec des tissus quand j’étais gosse, je me suis familiarisé avec la façon dont l’étoffe se comporte. Il fut pour moi un demi-mystère quand j’ai débuté. Et j’ai réalisé mes premiers modèles en pur biais sur mon troisième défilé, l’hiver 1999. Je les ai étudiés avec une dame qui avait travaillé chez Montana et qui m’a donné des clés. J’ai d’emblée aimé cette technique parce que sur le corps, c’est très beau, surtout quand le biais peut se mouler sur la hanche. Il impose des coutures à des endroits stratégiques, il est intéressant à travailler pour les tensions qu’il crée et c’est une récurrence chez moi. Quand mes modèles se côtoient, c’est assez étonnant, ils sont liés les uns aux autres.  »

Robe à tournure en taffetas, franges de passementerie, ruban, boutons en métal, dentelle type application, collection Cité Dentelle Mode, vers 1875.
Robe à tournure en taffetas, franges de passementerie, ruban, boutons en métal, dentelle type application, collection Cité Dentelle Mode, vers 1875.© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS

Olivier Theyskens, In praesentía, Cité de la dentelle et de la mode de Calais, 135, quai du Commerce, à 62100 Calais. www.cite-dentelle.fr Du 15 juin au 5 janvier 2020.

Olivier Theyskens par Lydia Kamitsis, Commissaire de l’exposition In praesentía

 » Olivier a ceci de particulier qu’il existe une correspondance quasi baudelairienne entre ce qu’il crée et ce qui est de l’histoire. C’est ainsi que nous est venue l’idée d’In praesentía. Ce titre un peu mystérieux dit bien la chose –  » être en présence  » d’un certain passé, de certaines vies antérieures, qui sont celles de la création, des métiers, des outils, des savoir-faire mais en partant toujours de son regard et de son oeuvre. Cela nous permet d’une façon parfois un peu implicite de comprendre en quoi la mémoire des gestes est importante à préserver. C’est le rôle du musée et une manière de le repositionner comme institution en général dans ce qui est de l’ordre non pas du mausolée ou du mouroir mais d’une matrice dynamique pour de nouvelles créations, avec la capacité de connecter des mondes séparés par le temps. Les vêtements d’Olivier, les pièces du musée agissent comme des déclencheurs de mémoire, de poésie, d’interrogations. Et la mémoire, ce n’est pas simplement ce que cela montre, mais aussi ce que cela évoque, tout ce qui n’existe pas, qui n’existe plus. Les bases du vocabulaire d’Olivier existent en dehors de lui et s’ancrent dans une réalité plus large, profonde et essentielle de l’histoire du vêtement. Il fait partie de ces créateurs dont la force réside dans la capacité à être ailleurs. Il a cette sensibilité au geste, au tour de main particulier de chacun qui, pour moi, sont fondamentalement poétiques et très précieux. C’est rare chez les couturiers contemporains mais il sait tout faire – couper, coudre, broder. Il apporte une vision théâtrale, non pas au sens baroque du terme mais de l’ordre de la mise en lumière de nos sentiments et des émotions. Et il a cette exigence absolue de la beauté du détail. C’est ce qui l’ancre dans la grande et belle tradition de la haute couture, bien qu’il n’en ait jamais fait. Et il n’économise ni son énergie, ni ses moyens, ni ses effets.  »

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© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS
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Chemise en organza de soie et agrafes, Olivier Theyskens, été 99.
Chemise en organza de soie et agrafes, Olivier Theyskens, été 99.© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS
Robe en biais et étole en soie Olivier Theyskens, hiver 00-01.
Robe en biais et étole en soie Olivier Theyskens, hiver 00-01.© PHOTOS : JULIEN CLAESSENS ET THOMAS DESCHAMPS
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