A l’occasion des 120 ans de la griffe fondée par Jeanne Lanvin en 1889, son directeur artistique se confie au Vif Weekend. Pour lui, en ces temps de crise,  » le rôle de la mode n’est pas juste d’habiller, elle doit aussi donner un sentiment de bonheur « . Alber Elbaz : un amoureux de la vie pour qui  » il faut toucher aussi la réalité pour rêver. « 

C’est la plus vieille maison de couture française encore en activité. Une histoire de femmes débutée à la Belle Epoque et qu’Alber Elbaz a propulsée dans le xxie siècle en en reprenant la direction artistique, en 2001.  » Les vêtements modernes ont besoin d’une certaine qualité romantique « , aimait à dire Jeanne Lanvin. Un siècle plus tard, on pourrait attribuer cette phrase à Alber Elbaz, tant sa modernité est non pas dans le choc de l’instant et les excès conceptuels, mais dans l’émotion d’un dialogue subtil entre la peau et le tissu. Homme de détails, de couleurs et de sensations, il est passé par Casablanca (sa ville natale), Tel-Aviv et New York, avant de poser ses valises à Paris, en 1996. Rencontre au bar du Crillon, à deux pas de son studio de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, où Jeanne Lanvin s’établit comme modiste en 1889.

Lanvin fête cette année ses 120 ans. En huit ans à sa direction artistique, qu’avez-vous appris sur l’£uvre de Jeanne Lanvin ?

Lorsque j’ai débuté dans la maison, j’ai essayé de situer Jeanne Lanvin par rapport aux quatre ou cinq grandes couturières de l’époque : Madeleine Vionnet, Mme Grès, Elsa Schiaparelli, Coco Chanel… Vionnet, c’était les constructions ; Mme Grès, la technique ; Schiaparelli, la création avec des artistes ; et Coco Chanel a inventé le marketing avec un grand talent. Chez Lanvin, le logo en dit long. Il représente Jeanne et sa fille, ce qui évoque d’emblée une histoire plus féminine, une relation familiale et émotionnelle. Selon moi, c’est Jeanne Lanvin qui a défini la notion d’art de vivre dans la mode. Ce n’était pas seulement une maison de haute couture : elle a créé des parfums mythiques, notamment Arpège, en 1927 ; collaboré avec les plus grands architectes de son temps, comme Armand-Albert Rateau ; dessiné des accessoires, des chapeaux, des vêtements pour enfants, dès 1908, et même pour l’homme, à partir de 1926. Je me demande si ce n’était pas elle la plus intelligente ! Elle avait une conscience des affaires. Pierre Bergé m’a dit une fois que les meilleurs businessmen sont ceux qui pensent comme des artistes. Et les meilleurs artistes, ceux qui pensent comme des businessmen. Voilà Jeanne Lanvin ! J’ai voulu comprendre l’essence de cette griffe pour donner une première direction à mon travail. Quand on entre dans une maison, la chose la plus facile est de tirer un trait sur le passé, mais ce n’est pas dans mon caractère. Je crois plus aux évolutions qu’aux révolutions…

En avez-vous retenu des codes stylistiques ?

Ils sont extrêmement féminins mais plus abstraits que dans d’autres maisons. Ce n’est pas le plissé, par exemple, ou un tissu d’une fabrication spécifique. Il s’agit ici de préserver non pas une tradition, mais un héritage. En me plongeant dans les archives, j’ai vu l’essentiel : des robes intemporelles et, surtout, le désir qu’avaient les femmes de les porter. Ce qu’il fallait adapter à l’époque actuelle, c’est l’allure, la féminité et, plus que tout, le désir et l’émotion, qui expriment, pour moi, la modernité. Finalement, cet héritage Lanvin laisse une extraordinaire liberté et c’est le plus grand code !

Comment voyez-vous la femme Lanvin ?

Je raconte toujours l’histoire de cette femme qui m’a dit un jour que chaque fois qu’elle était habillée en Lanvin, un homme tombait amoureux d’elle… Je l’ai appelée le lendemain et je lui ai dit :  » Je préfère que ce soit toi qui tombes amoureuse !  » J’aime les femmes actives d’aujourd’hui, féminines et jamais encombrées par leurs vêtements. Je veux habiller celles de 20 ans comme celles de 80, en taille 36, mais aussi en 44… J’adore les belles femmes, j’adore les rides, les cheveux gris. Je pense aux femmes que j’aime, que je connais ou que j’aimerais rencontrer. Ce fil rouge m’aide à passer d’une collection à une autre.

Et comment envisagez-vous votre mode en ces temps de crise ?

Pour moi, le rôle de la mode n’est pas juste d’habiller, elle doit aussi donner un sentiment de bonheur. Quand on est déprimé, qu’est-ce qu’on fait souvent ? On va acheter un vêtement. C’est vrai que le climat est un peu pétrifiant et qu’il n’est pas facile d’exprimer ses envies. La mode doit nous aider à les affirmer. Une assistante m’a raconté que sa grand-mère lui disait :  » Quand tu es un peu déprimée, choisis des nourritures que tu ne peux manger qu’avec une cuillère. Des mets sucrés, doux.  » Des choses douces, voilà ce dont on a besoin ! Et je crois qu’il est nécessaire de revenir à l’essentiel, avec des directions fortes.

Qu’est-ce qui vous inspire en ce moment ?

Je ne travaille pas avec une muse qui pose en face de moi. Ce sont toutes les facettes des femmes qui m’inspirent, parce qu’elles veulent être un jour princesse et le lendemain mère, petite fille ou femme fatale. Je fais mes collections pour elles. J’ai besoin d’être dehors, de rencontrer les gens, d’entendre les commentaires, de voir comment ils sont habillés et de sentir quels sont leurs désirs. Le désir, c’est ce qui compte pour moi.

Dans une collection, avez-vous un modèle favori, comme Yves Saint Laurent, qui posait son c£ur fétiche sur son vêtement préféré ?

Je ne veux pas blesser la robe rouge en disant que j’aime la robe jaune… Ce que je sais, c’est que, une fois ma collection terminée, je n’aime plus rien. Mais ce sentiment me donne l’énergie de m’investir complètement dans la suivante !

A la différence de beaucoup de créateurs, vous donnez l’impression de ne pas subir la pression des accessoires, qu’ils sont un prolongement de votre mode ?

On n’a pas fait de Lanvin une maison d’accessoires, je ne crois pas au système du it bag de la saison, parce que c’est un succès éphémère et un modèle chasse l’autre. Nous avons essayé de donner une identité avec les tissus, les gros grains, les satins, les rubans et, après seulement, on a pensé à des sacs, mais conçus dans les mêmes matériaux. Et puis les bijoux ont pris beaucoup d’importance, les colliers de perles et de tulle, notamment. Je fais aussi de plus en plus de chaussures en brocart, en jersey, en flanelle, et tout cela se transforme en un véritable univers.

Vous avez déjà dit que, pour vous, la création d’une robe était comme l’écriture d’une nouvelle…

Le photographe écrit avec la lumière ; un peintre, avec la couleur ; et nous, on écrit avec du tissu. La mode est évidemment une forme d’écriture.

Et quel est le dernier voyage qui a nourri vos rêves ?

Le taxi que j’ai pris tout à l’heure, je voyage dans ma tête ! Il y a quelques années, quand je partais, j’adorais visiter des musées, m’intéresser à l’architecture. Aujourd’hui, j’ai seulement envie de rencontrer des gens. Entendre une musique authentique, respirer l’oxygène du pays, goûter la nourriture, rentrer dans un magasin typique. C’est essentiel, car le monde de la mode est parfois déconnecté des réalités. Il faut toucher aussi la réalité pour rêver.

Vous avez vécu au Maroc, en Israël, aux Etats-Unis et à Paris, depuis 1996. Quels liens entretenez-vous avec cette ville ?

Cette question de racines, de socle m’intéresse beaucoup. En Israël, je suis israélien, et je peux avoir un regard critique sur mon pays. En France, je suis un immigrant avec une vision toujours un peu extérieure. Ça m’a pris du temps de comprendre ce pays. Les Français ont la réputation d’être difficiles au travail. Ils disent toujours non au début, mais, après, ils font les choses et c’est sublime ! Et la mode française est sublime.

Pourquoi la mode française fascine-t-elle toujours ?

C’est le seul pays au monde à avoir imaginé des laboratoires de création. Avec une culture, une histoire, un passé. Je compare souvent la gastronomie et la mode et je dis toujours que si la cuisine française est la meilleure du monde, c’est qu’elle est la plus vraie et qu’elle est faite par les meilleurs artisans. On me demande parfois de travailler sur les prix, mais cela passe forcément par l’externalisation de la production et je ne peux pas m’y résoudre. On risque de perdre nos racines et nos savoir-faire. Le passé donne la force d’aller plus loin. Presque tout ce que nous faisons chez Lanvin est fabriqué en France, dans de petites usines autour de Paris. Et de travailler avec ces hommes et ces femmes me pousse : ce sont eux qui réalisent mes rêves.

par Lydia Bacrie et Anne-Laure Quilleriet

J’adore les belles femmes, j’adore les rides, les cheveux gris.

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